1923 |
L'engagement du combat face au stalinisme montant. |
Cours Nouveau
LE PLAN DANS L’ÉCONOMIE
Dans la discussion actuelle, orale et écrite, l’ordre n° 1042 a soudain, on ne sait pourquoi, concentré l’attention. Pourquoi ? Comment ? Sans doute, la majorité des membres du Parti ont oublié la signification de ce numéro mystérieux. Il s’agit de l’ordre du Commissariat des Voies de Communication, du 22 mai 1920, sur la réparation des locomotives. Depuis, semble-t-il, il s’est écoulé pas mal de temps et il est actuellement beaucoup de questions plus urgentes que celle de la façon dont nous avons organisé la réparation des locomotives en 1920. Il existe des instructions-plans beaucoup plus récentes dans la métallurgie, la construction des machines, et en particulier des machines agricoles. Il existe la résolution claire et précise du 12° Congrès sur le sens et les tâches du plan dans la direction. Nous avons l’expérience récente de la réalisation du plan de travail pour 1923. Pourquoi donc est-ce précisément maintenant qu’un plan datant du communisme de guerre est réapparu, tel le Deus ex machina du théâtre romain ?
Il a surgi parce que derrière la machine, il y avait des régisseurs auxquels son apparition était nécessaire pour le dénouement. Quels sont ces régisseurs et pourquoi ont-ils eu besoin tout à coup de l’ordre n° 1042 ? C’est tout à fait incompréhensible. Il faut croire que cet ordre s’est trouvé nécessaire à des gens atteints d’un souci irrésistible de vérité historique. Évidemment, ils savent eux aussi qu’il y a beaucoup d’autres questions plus importantes et plus actuelles que le plan de la réparation du matériel roulant des chemins de fer établi il y a presque quatre ans. Mais jugez vous-mêmes ! Comment aller de l’avant, comment établir de nouveaux plans, répondre de leur justesse, de leur réussite sans commencer par expliquer à tous les citoyens russes que l’ordre n° 1042 était un ordre erroné, négligeant le facteur de la paysannerie, méprisant la tradition du Parti et tendant à la constitution d’une fraction ! À première vue, 1042 semble un simple numéro d’ordre. Mais il ne faut pas se laisser abuser par les apparences. Un peu plus d’attention et de clairvoyance et l’on verra que le nombre 1042 ne vaut pas mieux que le nombre apocalyptique 666, symbole d’une bête féroce. Il faut commencer par écraser la tête à la bête de l’Apocalypse et alors on pourra causer à loisir des autres plans économiques non encore couverts par une prescription de quatre ans…
À vrai dire, je n’avais d’abord aucune envie d’occuper mon lecteur de l’ordre 1042. D’autant plus que les attaques dont il est l’objet se réduisent à des faux-fuyants ou à des allusions vagues destinées à montrer que celui qui en fait usage en sait beaucoup plus qu’il ne le dit, alors que, en réalité, le malheureux ne sait rien du tout. En ce sens, les " accusations " contre le n° 1042 ne diffèrent pas beaucoup des 1041 autres accusations lancées contre moi… On supplée à la qualité par la quantité. On dénature sans scrupule les faits, on défigure les textes, on modifie les proportions, on entasse tout un monceau sans ordre ni méthode. Pour pouvoir se faire une idée nette des divergences de vues et des fautes passées, il faudrait pouvoir reconstituer exactement la situation d’alors. En avons-nous le loisir ? Et est-ce la peine, après avoir négligé nombre d’autres allusions et accusations essentiellement fausses, de réagir à la réapparition de " l’ordre n° 1042 " ?
Réflexion faite, je me suis dit qu’il le fallait, car nous avons ici un cas, classique en son genre,… de légèreté et de mauvaise foi dans l’accusation. L’affaire de l’ordre 1042 est une affaire matérielle, du ressort de la production et, par suite, comporte des données exactes, des chiffres et des mesures. Il est relativement simple et facile de prendre là-dessus des renseignements sûrs, de rapporter des faits réels ; aussi la simple prudence serait-elle de mise pour ceux qui s’occupent du sujet, car il est assez facile de leur démontrer qu’ils parlent de ce qu’ils ne savent, et ne comprennent pas. Et si néanmoins il s’avère par cet exemple concret, précis, que le Deus ex machina n’est en réalité qu’un bouffon frivole, cela aidera peut-être nombre de lecteurs à comprendre les méthodes de mises en scène que recouvrent les autres " accusations ", dont l’inanité malheureusement est beaucoup moins vérifiable que celle de l’ordre 1042.
Je m’efforcerai, dans mon exposition de l’affaire, de ne pas me limiter à des données historiques et de relier la question de l’ordre 1042 aux problèmes du plan d’organisation et de direction économiques. Les exemples concrets que je donnerai rendront vraisemblablement l’affaire un peu plus claire.
L’ordre 1042, concernant la réparation des locomotives et l’utilisation méthodique à cet effet de toutes les forces et ressources de l’administration des chemins de fer et de l’Etat dans ce domaine, fut longuement élaboré par les meilleurs spécialistes qui, maintenant encore, occupent des postes élevés dans la direction des chemins de fer. L’application de l’ordre 1042 commença effectivement en mai-juin, formellement le 1° juillet 1920. Le plan intéressait non seulement les ateliers de réparation du réseau ferroviaire, mais encore les usines correspondantes du Conseil de l’Economie Populaire. Nous donnons ci-dessous un tableau comparatif indiquant la réalisation du plan, d’une part par les ateliers des chemins de fer, d’autre part par les usines du Conseil de l’Economie. Nos chiffres sont la reproduction des données officielles incontestables présentées périodiquement au Conseil du Travail et de la Défense par la Commission Principale des Transports et signées des représentants du Commissariat des Voies de Communication et du Conseil de l’Economie Populaire.
Années |
Ateliers de chemins de fer |
Usines du Conseil de l’Economie |
Juillet 1920 | 135 | 40,5 |
Août 1920 | 131,6 | 74 |
Septembre 1920 | 139,3 | 80 |
Octobre 1920[1] | 130 | 51 |
Novembre 1920 | 124,6 | 70 |
Décembre 1920 | 120,8 | 66 |
Total 1920 | 130,2 | 70 [2] |
Janvier 1921 [3] | 95 | 36 |
Février 1921 [3] | 90,2 | 38 |
Mars 1921 [3] | 98 | 26 |
Avril 1921 [3] | 101 | . |
Ainsi donc, grâce à l’intensification du travail des ateliers du Commissariat des Voies de Communication, il fut possible dès octobre d’augmenter de 28 % la norme mensuelle à accomplir. Malgré cette augmentation, l’exécution du plan pendant le second semestre 1920 dépassa de 30 % la norme fixée. Durant les quatre premiers mois de 1921, l’exécution du plan fut un peu inférieure à la norme fixée. Mais ensuite, lorsque Dzerjinsky occupe le poste de Commissaire aux Voies de Communication, il se trouve aux prises avec des difficultés indépendantes de sa volonté : d’une part, le manque de matériel et de produits élémentaires pour le personnel affecté à la réparation, d’autre part l’insuffisance extrême de combustible rendant impossible même l’utilisation des locomotives existantes. Par suite, le Conseil du Travail et de la Défense décida, par un arrêté du 22 avril 1921, de réduire considérablement pour le reste de 1921 les normes de réparation des locomotives fixées par le plan 1042. Pour les huit derniers mois de 1921, le travail du Commissariat des Voies de Communication représenta 88 % et celui du Conseil de l’Economie Populaire 44 % du plan primitif.
Les résultats de l’exécution de l’ordre 1042 pendant le premier semestre, le plus critique pour les transports, sont exposés de la façon suivante dans les thèses adoptées par le Bureau Politique du Parti pour le 8° Congrès des Soviets.
" Le programme de réparation a ainsi acquis un caractère précis non seulement pour les ateliers de chemins de fer, mais aussi pour les usines du Conseil de l’Economie Populaire desservant les Transports. Le programme de réparation établi au prix d’un travail considérable et approuvé par la Commission Principale des Transports a été néanmoins exécuté dans une proportion très différente dans les ateliers de chemins de fer (Commissariat des Voies de Communication) et dans les usines (Conseil de l’Economie Populaire) : alors que dans les ateliers, la réparation capitale et moyenne, exprimée en unités de réparation moyenne, a augmenté pendant cette année de 258 locomotives à plus de 1.000, c’est-à-dire de quatre fois, représentant ainsi 130 % du programme mensuel fixé, les usines du Conseil de l’Economie n’ont fourni du matériel et des pièces de rechange que dans la proportion d’un tiers du programme établi par la Commission des Transports, en accord avec les deux administrations (Chemins de fer et Conseil de l’Economie) ".
Mais à partir d’un certain moment, l’exécution des normes établies par l’ordre 1042 devient impossible par suite de l’insuffisance de matières premières et de combustible. C’est ce qui prouve justement que l’ordre était erroné - diront certains critiques, qui d’ailleurs viennent d’apprendre ce fait en lisant ces lignes. Que leur répondre, sinon que l’ordre 1042 réglementait la réparation des locomotives, mais non la production des métaux et l’extraction du charbon réglementées par d’autres ordres et d’autres institutions ? L’ordre 1042 n’était pas un plan économique universel, mais seulement un plan pour les transports.
Mais ne fallait-il pas, dira-t-on, l’accorder avec les ressources en combustible, en métaux, etc. ? Évidemment, et c’est précisément pour cela que fut créée la Commission des Transports, à laquelle participèrent sur les bases de la parité les représentants du Commissariat des Voies de Communication et du Conseil de l’Economie Populaire. L’établissement du plan s’effectua d’après les indications des représentants du Conseil de l’Economie Populaire qui déclarèrent qu’ils pouvaient fournir tels ou tels matériaux. Donc, s’il y eut une erreur de calcul, la faute en est entièrement au Conseil de l’Economie.
Peut-être, d’ailleurs, est-ce là ce que les critiques voulaient dire ? C’est douteux. Les " critiques " se montrent pleins de sollicitude pour la vérité historique, mais à condition toutefois que celle-ci le leur rende. Or, parmi ces critiques post factum, il en est, hélas ! qui à cette époque portaient la responsabilité de la gestion du Conseil de l’Economie Populaire. Dans leurs critiques, ils se trompent tout simplement d’adresse. Cela peut arriver. Comme circonstances atténuantes, d’ailleurs, il est à signaler que les prévisions concernant l’extraction du charbon, la production des métaux, etc., étaient alors beaucoup plus difficiles à établir que maintenant. Si les prévisions du Commissariat des Voies de Communication en ce qui concerne la réparation des locomotives étaient incomparablement plus exactes que celles du Conseil de l’Economie Populaire, la raison en est - jusqu’à un certain point au moins - que l’administration des chemins de fer était plus centralisée et avait plus d’expérience. Nous le reconnaissons volontiers. Mais cela ne change rien au fait que l’erreur d’évaluation était entièrement imputable au Conseil de l’Economie.
Cette erreur, qui nécessita l’abaissement des normes du plan, mais ne provoqua pas la suppression du plan lui-même, ne témoigne ni directement ni indirectement contre l’ordre 1042, qui avait essentiellement un caractère d’orientation et comportait les modifications périodiques suggérées par l’expérience. La régularisation d’un plan de production est l’un des points les plus importants de sa réalisation. Nous avons vu plus haut que les normes de production de l’ordre 1042 furent, à partir d’octobre 1920, augmentées de 28 % du fait que la capacité de production des ateliers du Commissariat des Voies de Communication se trouva, grâce aux mesures prises, plus élevée qu’on ne l’avait supposé. Nous avons vu également que ces normes furent fortement abaissées à partir de mai 1921, par suite de circonstances indépendantes du dit Commissariat. Mais l’élévation et l’abaissement de ces normes se font suivant un plan déterminé dont l’ordre 1042 fournit la base.
C’est le maximum que l’on puisse exiger d’un plan d’orientation. Évidemment, ce qui avait le plus d’importance, c’étaient les chiffres concernant les premiers mois, le semestre de l’année suivante ; les autres ne pouvaient être qu’approximatifs. Aucun de ceux qui participaient à l’élaboration de l’ordre ne pensaient alors que son exécution durerait exactement quatre ans et demi. Lorsqu’il s’avéra possible d’élever la norme, le délai théorique approximatif fut réduit à trois ans et demi. Le manque de matériaux le fit de nouveau prolonger. Mais il n’en reste pas moins établi que dans la période la plus critique du fonctionnement des transports (fin 1920, début 1921) l’ordre se trouva en conformité avec la réalité, la réparation des locomotives fut effectuée selon un plan déterminé, quadrupla, et les chemins de fer échappèrent à la catastrophe imminente.
Nous ne savons à quels plans idéals nos honorables critiques comparent l’ordre 1042. Il nous semble qu’il faudrait le comparer à la situation avant sa promulgation. Or, à cette époque, les locomotives étaient accordées à chaque usine qui en faisait la demande pour se ravitailler en produits alimentaires. C’était là une mesure désespérée qui entraînait la désorganisation du transport et un gaspillage monstrueux du travail nécessaire à la réparation. L’ordre 1042 instaura l’unité, introduisit dans la réparation les éléments de l’organisation rationnelle du travail en affectant des séries déterminées de locomotives à des ateliers déterminés, de sorte que la réparation du matériel dépendit non plus des efforts disséminés de la classe ouvrière, mais d’un enregistrement plus ou moins exact des forces et des ressources de l’administration des transports. C’est en cela que réside l’importance principielle de l’ordre 1042, indépendamment du degré de coïncidence des chiffres du plan et des chiffres d’exécution. Mais comme nous l’avons dit plus haut, sous ce rapport également tout marcha bien.
Évidemment, maintenant que les faits sont oubliés, on peut dire sur le plan 1042 tout ce qui passe par la tête dans l’espoir que personne ne s’avisera de venir contrôler et que, malgré tout, il en restera quelque chose. Mais à cette époque, l’affaire était parfaitement claire et incontestable. On pourrait en donner des dizaines de témoignages. Nous en choisirons trois, différemment autorisés, mais caractéristiques chacun dans son genre.
Le 3 juin, la Pravda appréciait ainsi la situation dans les transports :
" Maintenant, le fonctionnement des transports s’est, sous certains rapports, amélioré. Tout observateur, même superficiel, peut constater un certain ordre, très imparfait encore, mais qui n’existait pas auparavant. Pour la première fois, un plan de production précis a été élaboré, une tâche déterminée a été fixée aux ateliers, aux usines et aux dépôts. Depuis la révolution, c’est la première fois que l’on a effectué un enregistrement complet et exact de toutes les possibilités de production. Sous ce rapport, l’ordre 1042, signé par Trotsky, représente un tournant dans notre travail dans le domaine des transports… ".
On pourra objecter que ce témoignage n’est qu’une appréciation anticipée et que, signé N. B., il n’émanait que de Boukharine. Nous ne le contestons pas. Néanmoins, dans ce passage, la Pravda reconnaît que l’on a commencé à introduire de l’ordre dans la réparation du matériel des chemins de fer.
Mais nous allons rapporter un témoignage plus autorisé et basé sur une expérience d’un semestre. Au 8° Congrès des Soviets, Lénine disait :
" … Vous avez déjà vu, entre autres par les thèses d’Emchanov et de Trotsky, que dans ce domaine (restauration des transports) nous avons un plan véritable élaboré pour plusieurs années. L’ordre 1042 porte sur cinq années ; en cinq ans, nous pouvons restaurer nos transports, diminuer le nombre des locomotives avariées et, fait important, la neuvième thèse indique que nous avons déjà réduit le délai fixé.
" Lorsque apparaissent de grands plans élaborés pour plusieurs années, il se trouve fréquemment des sceptiques pour dire : " À quoi bon faire des prévisions pour plusieurs années ? Si nous pouvons nous acquitter de nos tâches présentes, ce sera déjà beau ". Camarades, il faut savoir allier les deux choses.
" On ne saurait travailler avec des chances sérieuses de succès sans avoir un plan établi pour une période prolongée. Ce qui prouve la nécessité d’un tel plan, c’est l’amélioration incontestable du fonctionnement des transports. J’attire votre attention sur le passage de la neuvième thèse où il est dit que le délai de restauration des transports serait de quatre ans et demi, mais il est déjà réduit parce que nous faisons plus que la norme ; le délai est déjà fixé à trois ans et demi. C’est ainsi qu’il faut travailler dans les autres branches de l’économie… "
Enfin, un an après la publication de l’ordre 1042, nous lisons dans l’ordre de Dzerjinsky : Des bases du travail futur du Commissariat des Voies de Communication en date du 27 mai 1921 :
" Considérant que la réduction des normes des ordres 1042 et 1157 [4] , qui ont été la première et brillante expérience de l’application du plan dans le domaine économique, est temporaire et provoquée par la crise de combustible que nous traversons… Il convient de prendre les mesures nécessaires à l’entretien et à la restauration de l’outillage et des ateliers… "
Ainsi donc, après une expérience d’une année et l’abaissement forcé des normes de réparation, le nouveau directeur (après Emchanov) des chemins de fer reconnaît que l’ordre 1042 a été " la première et brillante expérience de l’application du plan dans le domaine économique ". Je doute fort qu’il soit possible de remanier, de transformer maintenant l’histoire, ne serait-ce qu’en ce qui concerne la réparation du matériel des chemins de fer. Or, actuellement, plusieurs personnes cherchent précisément à remanier les faits et à les adapter aux " besoins " du présent. Je ne crois pas néanmoins que ce remaniement (effectué aussi selon un " plan ") ait une utilité sociale et qu’il donne en définitive des résultats sensibles…
Marx, il est vrai, a appelé la révolution la locomotive de l’histoire… Mais s’il est possible de restaurer les locomotives des chemins de fer, on ne saurait en faire autant de la locomotive de l’histoire… Dans le langage ordinaire, de telles tentatives s’appellent des falsifications [5] .
Comme nous l’avons vu, la Commission Principale des Transports réalisa partiellement et en tâtonnant l’accord des branches connexes de l’économie, travail qui maintenant, sur une échelle beaucoup plus large et plus systématique, représente la tâche du Plan d’Etat (Gosplan). L’exemple que nous avons rapporté montre en même temps en quoi consistent les tâches et les difficultés de la réalisation du plan dans la direction de l’économie.
Aucune branche de l’industrie, grande ou petite, ni aucune entreprise ne peuvent répartir rationnellement leurs ressources et leurs forces sans avoir devant elles un plan d’orientation. En même temps, tous ces plans partiels sont relatifs, dépendent les uns des autres, se conditionnent les uns les autres. Cette dépendance réciproque doit, nécessairement, servir de critérium fondamental dans l’élaboration, puis dans la réalisation des plans, c’est-à-dire dans leur vérification périodique sur la base des résultats obtenus.
Rien de facile comme de railler les plans établis pour de longues années et qui, dans la suite, s’avèrent inconsistants. De tels plans, il y en a eu beaucoup et inutile de dire que la fantaisie ne saurait être de mise dans l’économie. Mais pour arriver à établir des plans rationnels, il faut commencer malheureusement par des plans primitifs et grossiers, de même qu’il a fallu commencer par la hache de pierre avant d’arriver au couteau d’acier.
Il est à remarquer que beaucoup de personnes ont encore maintenant des idées enfantines sur la question du plan économique : " Nous n’avons pas besoin, disent-ils, de nombreux (? !) plans ; nous avons un plan d’électrification, laissez-nous l’exécuter ! " Ce raisonnement dénote une inintelligence complète des éléments mêmes de la question. Le plan perspectif d’électrification est entièrement subordonné aux plans perspectifs des branches fondamentales de l’industrie, des transports, des finances et, enfin, de l’agriculture. Tous ces plans partiels doivent être tout d’abord accordés entre eux d’après les données dont nous disposons sur nos ressources et nos possibilités économiques.
C’est sur un plan général ainsi concerté, par exemple annuel (comprenant les fractions annuelles des plans particuliers pour trois ans, cinq ans, etc., et représentant uniquement des hypothèses) que peut et doit s’appuyer pratiquement l’organe directeur qui assure la réalisation du plan et qui apporte les modifications nécessaires au cours même de cette réalisation. Tout en restant souple, la direction alors ne dégénérera pas en une série d’improvisations, dans la mesure où elle se basera sur une conception générale logique de l’ensemble du processus économique et tendra, tout en introduisant les modifications nécessaires, à parfaire, à préciser le plan économique conformément aux conditions et aux ressources matérielles.
Tel est le schéma général du plan dans l’économie étatique. Mais l’existence du marché en complique considérablement la réalisation. Dans les régions excentriques, l’économie étatique se soude ou tout au moins cherche à se souder avec la petite économie paysanne. L’organe direct de la soudure est le commerce des produits de la petite et, en partie, de la moyenne industrie, et ce n’est qu’indirectement, partiellement et plus tard, qu’entre en jeu la grande industrie desservant directement l’Etat (armée, transports, industrie étatique). L’économie paysanne n’est pas régie par un plan, elle est conditionnée par le marché qui se développe spontanément. L’Etat peut et doit agir sur elle, la pousser en avant, mais il est encore absolument incapable de la canaliser d’après un plan unique. Il faudra encore de longues années pour y arriver (vraisemblablement grâce surtout à l’électrification). Pour la période prochaine, qui nous intéresse directement, nous aurons une économie étatique dirigée selon un plan déterminé, se soudant de plus en plus au marché paysan et, par suite, s’adaptant à ce dernier au fur et à mesure de son développement.
Quoique ce marché se développe spontanément, naturellement, il ne s’ensuit pas que l’industrie étatique doive s’y adapter spontanément. Au contraire, nos succès dans l’organisation économique dépendront en grande partie de la mesure où, par une connaissance exacte des conditions du marché et par des prévisions économiques justes, nous arriverons à accorder l’industrie étatique avec l’agriculture selon un plan déterminé. La concurrence entre les différentes usines ou entre les trusts étatiques ne change rien au fait que l’Etat est le possesseur de toute l’industrie nationalisée et que comme possesseur, administrateur et directeur, il considère son avoir comme un tout par rapport au marché paysan.
Évidemment, il est impossible à l’avance de tenir exactement compte du marché paysan, ainsi que du marché mondial avec lequel notre liaison se resserrera principalement par l’exportation du blé et des matières premières. Des erreurs d’appréciation sont inévitables, ne serait-ce que par suite de la variabilité de la récolte. Ces erreurs se manifesteront par le marché, sous forme d’insuffisance de produits, d’à-coups, de crises. Néanmoins, il est clair que ces crises seront d’autant moins aiguës et prolongées que l’application du plan sera plus sérieuse dans toutes les branches de l’économie étatique. Si la doctrine des brentanistes (adeptes de l’économiste allemand Louis Brentano) et des bernsteiniens, d’après laquelle la domination des trusts capitalistes régulariserait le marché en rendant impossibles les crises commerciales-industrielles était radicalement fausse, elle est entièrement juste appliquée à l’Etat ouvrier considéré comme trust des trusts et banque des banques. Autrement dit, l’augmentation ou l’affaiblissement des crises sera dans notre économie le baromètre le plus clair et le plus infaillible des progrès de l’économie étatique comparativement au capital privé. Dans la lutte de l’industrie étatique pour la conquête du marché, le plan est notre arme principale. Sans cela, la nationalisation deviendrait un obstacle au développement économique et le capital privé saperait inévitablement les bases du socialisme.
Par économie étatique, nous entendons évidemment, outre l’industrie, les transports, le commerce étatique extérieur et intérieur et les finances. Tout ce complexus - dans son ensemble et dans ses parties - s’adapte au marché paysan, et au paysan isolé en tant que contribuable. Mais cette adaptation a pour but fondamental de renforcer et de développer l’industrie étatique, pierre angulaire de la dictature du prolétariat et base du socialisme. Il est radicalement faux de croire qu’il est possible de développer et d’amener isolément à la perfection certaines des parties de ce complexus : transports, finances ou autres. Leurs progrès et leurs régressions sont dans une étroite interdépendance. De là, l’importance immense du Gosplan dont il est si difficile de faire comprendre chez nous le rôle.
Le Gosplan doit diriger tous les facteurs fondamentaux de l’économie étatique, les accorder entre eux et avec l’économie paysanne. Son souci principal doit être de développer l’industrie étatique (socialiste). C’est dans ce sens précisément que j’ai dit qu’au sein du complexus étatique, la " dictature " doit appartenir non pas aux finances, mais à l’industrie. Le mot dictature - comme je l’ai indiqué - a ici un sens très restreint et très conditionnel ; il correspond à la dictature à laquelle prétendaient les finances. En d’autres termes, non seulement le commerce extérieur, mais aussi le rétablissement d’une monnaie stable doivent être rigoureusement subordonnés aux intérêts de l’industrie étatique. Il va de soi que cela n’est nullement dirigé contre la " soudure " qui, jusqu’à présent, n’est encore qu’un mot. Affirmer qu’en posant ainsi la question on néglige la paysannerie ou que l’on veut donner à l’industrie étatique un essor ne correspondant pas à l’état de l’économie nationale dans son ensemble est une absurdité pure qui, du fait qu’on la répète, n’en devient pas plus convaincante.
Les paroles suivantes de mon rapport au XII° Congrès montrent quel était l’essor que l’on attendait de l’industrie dans la période prochaine et quels étaient ceux qui réclamaient cet essor :
" J’ai dit que nous avons travaillé à perte. Ce n’est pas là seulement mon appréciation personnelle. Elle est partagée par nos administrateurs économiques autorisés. Je vous recommande de lire l’opuscule de Khalatov : Sur le salaire, qui vient de paraître pour le congrès. Il contient une préface de Rykov dans laquelle il est dit : " Au début de cette troisième année de notre nouvelle politique économique, il faut reconnaître que les succès obtenus pendant les deux années précédentes sont encore insuffisants, que nous n’avons pas encore réussi à arrêter la diminution du capital de fondation et du capital de roulement, et qu’ainsi nous sommes encore loin du stade d’accumulation et d’augmentation des forces productives de la République. Durant cette troisième année, nous devons arriver à ce que les principales branches de notre industrie et de nos transports nous donnent des bénéfices ". Ainsi donc, Rykov constate que durant cette année, notre capital de fondation et notre capital de roulement ont continué de diminuer. " Durant cette troisième année, dit-il, nous devons arriver à ce que les principales branches de notre industrie et de nos transports nous donnent des bénéfices ". Je m’associe volontiers à ce désir de Rykov ; mais je ne partage pas son espérance optimiste dans les résultats de notre travail durant cette troisième année. Je ne crois pas que les branches fondamentales de notre industrie puissent déjà rapporter du profit pendant la troisième année et je considère que ce sera déjà beau si tout d’abord nous comptons mieux nos pertes pendant la troisième année de la " nep " que nous ne l’avons fait pendant la seconde, et si nous pouvons prouver que pendant la troisième année, nos pertes, dans les branches les plus importantes de l’économie, transports, combustible et métallurgie, seront moindres que pendant la seconde. Ce qui importe surtout, c’est d’établir la tendance du développement et de lui venir en aide. Si nos pertes diminuent et que l’industrie progresse, nous aurons gain de cause, nous arriverons à la victoire, c’est-à-dire au profit, mais il faut que la courbe se développe en notre faveur ".
Ainsi donc, il est absurde d’affirmer que la question se réduit à l’allure du développement et est presque déterminée par le facteur de la rapidité. En réalité, il s’agit de la direction du développement.
Mais il est très difficile de discuter avec des gens qui ramènent chaque question nouvelle, précise, concrète, à une question plus générale déjà résolue depuis longtemps. Il nous faut concrétiser les formules générales et c’est là-dessus que porte une grande partie de notre discussion : il nous faut passer de la formule générale de l’établissement de la " soudure " au problème plus concret des " ciseaux " (12° Congrès), du problème des " ciseaux " à la régularisation méthodique effective des facteurs économiques déterminant les prix (13° Congrès). C’est là, pour employer l’ancienne terminologie bolcheviste, la lutte contre le " queue-isme " [6] économique. Le succès dans cette lutte idéologique est la condition sine qua non des succès économiques [7] .
La réparation du matériel des transports n’était pas en 1920 partie constitutive d’un plan s’ensemble économique, car alors il n’était pas encore question d’un tel plan. Le levier que représente le plan fut appliqué aux transports, c’est-à-dire à la branche de l’économie qui était alors le plus en danger et menaçait de s’effondrer complètement. " Dans les conditions où se trouve maintenant l’ensemble de l’économie soviétique - écrivions-nous dans les thèses destinées au 8° Congrès des Soviets - alors que l’élaboration et l’application d’un plan économique en sont encore à la période d’accord empirique des parties les plus connexes de ce plan futur, il était absolument impossible à l’administration des chemins de fer d’édifier son plan de réparation et d’exploitation sur les données d’un plan économique unique qui n’était encore qu’en projet. " Améliorés grâce au plan de réparation, les transports se heurtèrent alors dans leur développement à l’infériorité des autres branches de l’économie : industrie métallurgique, combustible, blé. Par là même, le plan 1042 posait la question d’un plan économique général. La nep a modifié les conditions de position de cette question et, par suite, les méthodes de sa solution. Mais la question elle-même est restée dans toute son acuité. C’est ce qu’attestent les décisions répétées sur la nécessité de faire du Gosplan l’état-major de l’économie soviétique.
Mais nous reviendrons là-dessus en détail, car les tâches économiques réclament un examen précis.
Les faits historiques que je viens de rapporter ont montré, je l’espère, que nos critiques ont eu bien tort de remettre sur le tapis l’ordre 1042. L’histoire de cet ordre prouve exactement le contraire de ce qu’ils voulaient prouver. Comme nous connaissons déjà leurs méthodes, nous nous attendons à les voir pousser les hauts cris : à quoi bon, diront-ils, soulever d’anciennes questions et éplucher un ordre publié il y a quatre ans ? Il est terriblement difficile de satisfaire des gens qui ont résolu à tout prix de remanier notre histoire. Mais ce n’est pas ce que nous cherchons. Nous avons confiance dans le lecteur qui n’est pas intéressé au renouvellement de l’histoire mais qui s’efforce de découvrir la vérité, d’en tirer les leçons qu’elle comporte et d’en profiter pour continuer son travail.
NOTES
[1] Vu les succès obtenus dans l’exécution du plan, la norme à accomplir est augmentée, à partir d’octobre, de 28 %. - L. T.
[2] En ce qui concerne le ravitaillement des ateliers de chemins de fer en matériel et en pièces de rechange, les usines du Conseil de l’Economie Populaire n’accomplirent que 30 % du programme qu’elles avaient pris sur elles d’assumer. - L. T.
[3] Emchanov étant Commissaire aux Voies de Communication
[4] L’ordre 1157 était pour la réparation des wagons ce qu’était l’ordre 1042 pour celle des locomotives.
[5] Pour embrouiller la question, on peut, certes, négliger les chiffres et les faits et parler de la Commission Centrale des Transports ou des commandes de locomotives à l’étranger. Je crois devoir signaler que ces questions n’ont entre elles aucun rapport. L’ordre 1042 continuait de régir le travail de réparation sous Emchanov, puis sous Dzerjinsky, alors que la composition de la Commission Centrale des Transports était entièrement changée. En ce qui concerne la commande de locomotives à l’étranger, je ferai remarquer que toute cette opération fut résolue et réalisée en dehors du Commissariat des Voies de Communication et indépendamment de l’ordre 1042 et de son exécution. Se trouverait-il, par hasard, quelqu’un pour le contester ? - L. T.
[6] Expression quasi intraduisible, employée par Lénine contre les suiveurs, les imitateurs incompréhensifs, et qui correspondait dans l’ordre des actes au mot " psittacisme " dans celui des paroles. On la trouve dans la brochure de Lénine Que faire ? parue en 1903.
[7] Nous conseillons encore une fois à tous les camarades qui s’intéressent sérieusement à cette question de relire et, si possible, d’étudier attentivement les discussions du 12° Congrès du Parti sur l’industrie. - L. T.