1937

Rien ne sert mieux le combat contre le marxisme que le stalinisme et ses crimes...


Bolchevisme contre stalinisme

L�on Trotsky

Bolchevisme ou stalinisme

Les �poques r�actionnaires comme la n�tre non seulement d�sagr�gent et affaiblissent la classe ouvri�re en isolant son avant-garde, mais aussi abaissent le niveau id�ologique g�n�ral du mouvement en rejetant la pens�e politique loin en arri�re, � des �tapes d�pass�es depuis longtemps. Dans ces conditions, la t�che de l'avant-garde est avant tout de ne pas se laisser entra�ner par le reflux g�n�ral. Il faut aller contre le courant. Si le rapport d�favorable des forces ne permet pas de conserver les positions politiques pr�c�demment occup�es, il faut se maintenir au moins sur les positions id�ologiques, car c'est en elles qu'est concentr�e l'exp�rience ch�rement pay�e du pass�. Une telle politique appara�t aux yeux des sots comme du "sectarisme". En r�alit� elle ne fait que pr�parer un nouveau bond gigantesque en avant, avec la vague de la prochaine mont�e historique.

REACTION CONTRE LE MARXISME ET LE COMMUNISME

Les grandes d�faites politiques provoquent in�vitablement une r�vision des valeurs qui s'accomplit, en g�n�ral, dans deux directions. D'une part, enrichie de l'exp�rience des d�faites, la v�ritable avant-garde, d�fendant avec becs et ongles la pens�e r�volutionnaire, s'efforce d'en �duquer de nouveaux cadres pour les futurs combats de masses. D'autre part, la pens�e des routiniers, des centristes, des dilettantes, effray�e par les d�faites, tend � renverser l'autorit� de la tradition r�volutionnaire et, sous l'apparence de la recherche d'une "v�rit� nouvelle", � revenir loin en arri�re.

On pourrait apporter quantit� d'exemples de r�action id�ologique qui prend le plus souvent la forme de la prostration. Toute la litt�rature de la IIe et de la IIIe Internationales, comme celle de leurs satellites de Londres consiste au fond en exemples de ce genre. Pas une trace d'analyse marxiste. Pas un mot nouveau sur l'avenir. Rien que clich�s, routines, mensonges et, avant tout, souci de sauvegarder sa situation bureaucratique. Il suffit de dix lignes de quelque Hilferding ou Otto Bauer pour sentir le relent de la pourriture. Des th�oriciens du Comintern, il vaut mieux ne rien dire. Le c�l�bre Dimitrov est ignorant et banal comme un petit �picier. La pens�e de ces gens est trop paresseuse pour renier le marxisme; ils le prostituent. Mais ce ne sont pas eux qui nous int�ressent actuellement. Venons-en aux "novateurs".

L'ancien communiste autrichien Willi Schlamm a consacr� aux Proc�s de Moscou un petit livre, sous le titre expressif de Dictature du Mensonge. Schlamm est un journaliste talentueux, dont l'int�r�t est surtout dirig� vers les questions du jour. La critique des falsifications de Moscou, de m�me que la mise � nu de la m�canique psychologique des "aveux volontaires", sont, chez Schlamm, excellentes. Mais il ne se contente pas de cela. Il veut cr�er une nouvelle th�orie du socialisme qui assurerait, � l'avenir, contre les d�faites et les falsifications. Mais comme Schlamm n'est nullement un th�oricien et qu'il est m�me, semble-t-il, assez peu familiaris� avec l'histoire du d�veloppement du socialisme, il revient compl�tement, sous l'apparence d'une d�couverte nouvelle, au socialisme d'avant Marx et, qui plus est, � sa vari�t� allemande, c'est-�-dire la plus arri�r�e, la plus dou��tre et la plus fade. Schlamm renonce � la dialectique, � la lutte des classes sans m�me parler de la dictature du prol�tariat. La t�che de la transformation de la soci�t� se r�duit pour lui � la r�alisation de quelques v�rit�s "�ternelles" de la morale dont il s'appr�te � impr�gner l'humanit� d�s maintenant, sous le r�gime capitaliste. Dans la revue de Kerensky, Novaia Rossia (vieille revue provinciale russe qui se publie � Paris) la tentative de Willi Schlamm de sauver le socialisme par une inoculation de lymphe morale est recueillie non seulement avec joie, mais encore avec fiert� selon la juste conclusion de la r�daction, Schlamm arrive aux principes du socialisme vrai-russe qui, il y a longtemps d�j�, avait oppos� � la s�che et rude lutte des classes les principes de la foi, de l'espoir et de l'amour.

Certes, la doctrine originale des "socialistes-r�volutionnaires" russes repr�sentait dans ses pr�misses th�oriques uniquement un retour au socialisme de l'Allemagne d'avant Marx. Il serait cependant trop injuste d'exiger de Kerensky une connaissance plus intime de l'histoire des id�es que de Schlamm. Beaucoup plus important est le fait que le Kerensky, qui se solidarise avec Schlamm, fut, en tant que chef du gouvernement, l'initiateur des pers�cutions contre les bolcheviks comme "agents de l'Etat-Major allemand", c'est-�-dire qu'il organisa les m�mes falsifications contre lesquelles Schlamm mobilise maintenant des absolus m�taphysiques mang�s aux mites.

Le m�canisme psychologique de la r�action intellectuelle de Schlamm et de ses semblables est fort simple. Pendant un certain temps, ces gens ont particip� � un mouvement politique qui jurait par la lutte des classes et, en paroles, invoquait la dialectique mat�rialiste. En Autriche, comme en Allemagne, cela se terminait par une catastrophe. Schlamm tire la conclusion sommaire: voil� � quoi ont conduit la lutte des classes et la dialectique. Et comme le nombre des d�couvertes est limit� par l'exp�rience historique et... par la richesse des connaissances personnelles, notre r�formateur, dans sa recherche d'une nouvelle foi, a rencontr� une vieillerie rejet�e depuis longtemps qu'il oppose bravement, non seulement au bolchevisme, mais au marxisme.

A premi�re vue, la vari�t� de r�action id�ologique pr�sent�e par Schlamm est trop primitive (de Marx... � Kerensky) pour qu'il vaille la peine de s'y arr�ter. En r�alit�, elle est cependant extr�mement instructive pr�cis�ment gr�ce � son caract�re primitif, elle repr�sente le d�nominateur commun de toutes les autres formes de r�action avant tout de celle qui s'exprime par un renoncement en bloc au bolchevisme.

RETOUR AU MARXISME

Dans le bolchevisme, le marxisme a trouv� son expression historique la plus grandiose. C'est sous le drapeau du bolchevisme que fut remport�e la premi�re victoire du prol�tariat et fond� le premier Etat Ouvrier. Aucune force n'effacera plus ces faits de l'histoire. Mais comme la R�volution d'Octobre a conduit au stade pr�sent, au triomphe de la bureaucratie, avec son syst�me d'oppression, de spoliation et de falsifications, � la dictature du mensonge, selon la juste expression de Schlamm, de nombreux esprits formalistes et superficiels inclinent � la conclusion sommaire qu'il est impossible de lutter contre le stalinisme sans renoncer au bolchevisme. Schlamm, comme nous le savons d�j�, va plus loin: le bolchevisme qui a d�g�n�r� en stalinisme est lui-m�me sorti du marxisme. Impossible, par cons�quent, de lutter contre le stalinisme en restant sur les bases du marxisme. Des gens moins cons�quents, mais plus nombreux, disent au contraire: "Il faut revenir du bolchevisme au marxisme". Par quelle voie? A quel marxisme? Avant que le marxisme "ait fait banqueroute", sous la forme de la social-d�mocratie. Le mot d'ordre "Retour au marxisme" signifie ainsi un bond par-dessus l'�poque de la IIe et IIIe Internationales... � la Ire Internationale. Mais celle-ci aussi, en son temps, f�t vou�e � la d�faite. C'est-�-dire qu'il s'agit � la fin des fins de revenir... aux oeuvres compl�tes de Marx et Engels. Ce bond, on peut le faire sans sortir de son cabinet de travail, et sans m�me quitter ses pantoufles. Mais comment passer ensuite de nos classiques (Marx est mort en 1883 , Engels en 1895) aux t�ches de l'�poque nouvelle en laissant de c�t� une lutte th�orique ou politique de plusieurs dizaines d'ann�es, lutte qui comprend aussi le bolchevisme et la R�volution d'Octobre? Aucun de ceux qui proposent de renoncer au bolchevisme comme tendance historiquement "banquerouti�re" n'a indiqu� de nouvelles voies.

Les choses se r�duisent ainsi � un simple conseil d'�tudier le Capital. Contre cela, rien � objecter. Mais les bolcheviks aussi ont �tudi� le Capital, et m�me passablement. Cela n'a cependant pas emp�ch� la d�g�n�rescence de l'Etat Sovi�tique et la mise en sc�ne des Proc�s de Moscou. Que faire alors?

Est-il vrai pourtant que le stalinisme repr�sente le produit l�gitime du bolchevisme, comme le croit toute la r�action, comme l'affirme Staline lui-m�me, comme le pensent les mencheviks, les anarchistes et quelques doctrinaires de gauche qui se jugent marxiste? "Nous l'avions toujours pr�dit, disent-ils, ayant commenc� avec l'interdiction des autres partis socialistes, avec l'�crasement des anarchistes, avec l'�tablissement de la dictature des bolcheviks dans les soviets, la R�volution d'Octobre ne pouvait manquer de conduire � la dictature de la bureaucratie. Le stalinisme est, � la fois, la continuation et la faillite du l�ninisme".

LE BOLCHEVISME EST-IL RESPONSABLE DU STALINISME ?

L'erreur de ce raisonnement commence avec l'identification tacite du bolchevisme, de la R�volution d'Octobre et de l'Union Sovi�tique. Le processus historique, qui consiste dans la lutte des forces hostiles, est remplac� par l'�volution du bolchevisme dans le vide. Cependant le bolchevisme est seulement un courant politique, certes �troitement li� � la classe ouvri�re, mais non identique � elle. Et, outre la classe ouvri�re, il existe en U.R.S.S. plus de cent millions de paysans, de nationalit�s diverses, un h�ritage d'oppression, de mis�re et d'ignorance.

L'Etat cr�� par les bolcheviks refl�te, non seulement la pens�e et la volont� des bolcheviks, mais aussi le niveau culturel du pays, la composition sociale de la population, la pression du pass� barbare et de l'imp�rialisme mondial, non moins barbare. Repr�senter le processus de d�g�n�rescence de l'Etat Sovi�tique comme l'�volution du bolchevisme pur, c'est ignorer la r�alit� sociale au nom d'un seul de ses �l�ments isol� d'une mani�re purement logique. Il suffit au fond de nommer cette erreur �l�mentaire par son nom pour qu'il n'en reste pas trace.

Le bolchevisme lui-m�me, en tout cas, ne s'est jamais identifi� ni � la R�volution d'Octobre, ni � l'Etat Sovi�tique qui en est sorti. Le bolchevisme se consid�rait comme un des facteurs de l'histoire, son facteur "conscient", facteur tr�s important mais nullement d�cisif. Nous voyons le facteur d�cisif --sur la base donn�e des forces productives - dans la lutte des classes, et non seulement � l'�chelle national, mais aussi internationale.

Quand les bolcheviks faisaient des concessions aux tendances petites-bourgeoises des paysans, qu'ils �tablissaient des r�gles strictes pour l'entr�e dans le parti, qu'ils �puraient le parti des �l�ments qui lui �taient �trangers, qu'ils interdisaient les autres partis, qu'ils introduisaient la N.E.P., qu'ils en venaient � c�der des entreprises sous forme de concessions ou qu'ils concluaient des accords diplomatiques avec des gouvernements imp�rialistes, eux, bolcheviks, tiraient des conclusions particuli�res de ce fait fondamental qui leur �tait clair th�oriquement depuis le d�but m�me; � savoir que la conqu�te du pouvoir, quelque importante qu'elle soit en elle-m�me, ne fait nullement du parti le ma�tre tout-puissant du processus historique. Certes, apr�s s'�tre empar� de l'Etat, le parti re�oit la possibilit� d'agir avec une force sans pr�c�dent sur le d�veloppement de la soci�t�; mais en revanche lui-m�me est soumis � une action d�cupl�e de la part de tous les autres membres de cette soci�t�. Il peut �tre rejet� du pouvoir par les coups directs des forces hostiles. Avec des rythmes plus lents de l'�volution, il peut, tout en se maintenant au pouvoir, d�g�n�rer int�rieurement. C'est pr�cis�ment cette dialectique du processus historique que ne comprennent pas les raisonneurs sectaires qui tentent de trouver dans la putr�faction de la bureaucratie staliniste un argument d�finitif contre le bolchevisme. Au fond, ces Messieurs disent ceci: mauvais est le parti r�volutionnaire qui ne renferme pas en lui-m�me de garanties contre sa d�g�n�rescence.

En face d'un pareil crit�re, le bolchevisme est �videmment condamn�; il ne poss�de aucun talisman. Mais ce crit�re lui-m�me est faux. La pens�e scientifique exige une analyse concr�te: comment et pourquoi le parti s'est-il d�compos�? Jusqu'� maintenant personne n'a donn� cette analyse, sinon les bolcheviks eux-m�mes. Ils n'ont nullement eu besoin pour cela de rompre avec le bolchevisme. Au contraire, c'est dans l'arsenal de celui-ci qu'ils ont trouv� tout le n�cessaire pour expliquer son sort. La conclusion � laquelle nous arrivons est celle-ci: �videmment le stalinisme est sorti du bolchevisme; mais il en est sorti d'une fa�on non pas logique, mais dialectique; non pas comme son affirmation r�volutionnaire, mais comme sa n�gation thermidorienne. Ce n'est nullement une seule et m�me chose.

LE PRONOSTIC FONDAMENTAL DU BOLCHEVISME

Cependant, les bolcheviks n'ont pas eu besoin des Proc�s de Moscou pour expliquer, apr�s coup, les causes de la d�composition du parti dirigeant de l'U.R.S.S. Ils avaient pr�vu depuis longtemps la possibilit� d'une telle variante de l'�volution, et, d'avance, s'�taient exprim�s sur elle. Rappelons le pronostic que les bolcheviks avaient d�j� fait, non seulement � la veille de la R�volution d'Octobre, mais d�j� un certain nombre d'ann�e auparavant. Le groupement fondamental des forces � l'�chelle nationale et internationale ouvre pour le prol�tariat la possibilit� d'arriver, pour la premi�re fois, au pouvoir dans un pays aussi arri�r� que la Russie. Mais le m�me groupement des forces donne, par avance, la certitude que sans victoire plus ou moins prompte du prol�tariat dans les pays avanc�s, l'Etat ouvrier ne se maintiendra pas en Russie. Le r�gime sovi�tique laiss� a lui-m�me tombera ou d�g�n�rera. Plus exactement il d�g�n�rera pour tomber ensuite. Il m'est arriv� personnellement d'�crire plusieurs fois l�-dessus, � commencer d�s 1905. Dans mon Histoire de la R�volution Russe (cf. l'appendice du dernier tome, "Socialisme dans un seul pays"), il a �t� rassembl� ce qu'ont dit les chefs du bolchevisme � ce sujet de 1917 � 1923. Tout se r�duit � une seule chose: sans r�volution en Occident, le bolchevisme sera liquid�, soit par la contre-r�volution interne, soit par l'intervention �trang�re, soit par leur combinaison. En particulier, L�nine a indiqu�, plus d'une fois, que la bureaucratisation du r�gime sovi�tique est, non pas une question technique ou organisationnelle, mais le commencement possible d'une d�g�n�rescence de l'Etat ouvrier.

Au XIe Congr�s du parti, en mars 1922, L�nine parla sur le soutien qu'au moment de la N.E.P., quelques politiciens bourgeois, en particulier le professeur lib�ral Oustrialov, s'�taient d�cid�s � offrir � la Russie Sovi�tique. "Je suis pour le soutien du pouvoir sovi�tique en Russie, dit Oustrialov, --quoi qu'il soit un cadet, un bourgeois-- parce qu'il est entr� dans une voie dans laquelle il deviendra un pouvoir bourgeois ordinaire". L�nine pr�f�re la voix cynique de l'ennemi aux "douces roucoulades communistes". C'est avec une rude sobri�t� qu'il averti le parti du danger: "Des choses telles que celles dont parle Oustrialov sont possibles. Il faut le dire carr�ment. L'histoire conna�t des transformations de toutes sortes, se reposer sur la conviction, le d�vouement et autres excellentes qualit�s morales, c'est une chose nullement s�rieuse en politique. D'excellentes qualit�s morales existent chez un nombre infime de gens, et ce sont des masses gigantesques qui d�cident de l'issue historique, masses qui traitent avec fort peu de politesse ce nombre infime de gens, si ces gens ne leur plaisent pas. En un mot le Parti n'est pas l'unique facteur de l'�volution et, � une grande �chelle historique, il n'est pas le facteur d�cisif".

"Il arrive qu'une nation conqui�re une autre nation, continue L�nine au m�me congr�s, le dernier qui se fit avec sa participation... C'est tr�s simple et compr�hensif � quiconque. Mais qu'arrive-t-il avec la civilisation de ces nations? Ici, ce n'est pas aussi simple. Si la nation, qui a fait la conqu�te, a une civilisation sup�rieure � la nation vaincue, elle lui impose sa civilisation; mais si c'est le contraire, il arrive que le vaincu impose sa civilisation au conqu�rant. N'est-il pas arriv� quelque chose de semblable dans la capitale de la R.S.F.S.R. et n'en est-il pas r�sult� que 4.700 communistes (presque toute une division, et les meilleurs des meilleurs) se sont trouv�s soumis � une civilisation �trang�re?" Ceci fut dit au commencement de 1922, et d'ailleurs pas pour la premi�re fois. L'histoire n'est pas faite par quelques hommes, seraient-ils les "meilleurs des meilleurs"; et, qui plus est, ces "meilleurs" peuvent d�g�n�rer dans le sens d'une civilisation "�trang�re" c'est-�-dire bourgeoise. Non seulement l'Etat sovi�tique peut sortir de la voie socialiste, mais le parti bolchevik aussi peut, dans des conditions historiques d�favorables, perdre son bolchevisme.

C'est de la claire compr�hension de ce danger qu'est n�e l'Opposition de gauche, d�finitivement form�e en 1923. Enregistrant de jour en jour des sympt�mes de d�g�n�rescence, elle s'effor�a d'opposer au Thermidor mena�ant la volont� consciente de l'avant-garde prol�tarienne. Cependant ce facteur subjectif s'est trouv� insuffisant. Les "masses gigantesques" qui, selon L�nine, d�cident de l'issue de la lutte, �taient harass�es par les privations dans leur pays et par une trop longue attente de la R�volution Mondiale. Les masses ont perdu courage. La bureaucratie a pris le dessus. Elle ma�trisa l'avant-garde prol�tarienne, foula aux pieds le marxisme, prostitua le parti bolcheviste. Le stalinisme fut victorieux. Sous la forme de l'Opposition de gauche, le bolchevisme rompit avec la bureaucratie sovi�tique et son Komintern. Telle fut la v�ritable marche de l'�volution.

Certes, dans le sens formel, le stalinisme est sorti du bolchevisme. Aujourd'hui encore, la bureaucratie de Moscou continue � se nommer parti bolchevik. Elle utilise simplement la vieille �tiquette du bolchevisme pour mieux tromper les masses. D'autant plus pitoyables sont les th�oriciens qui prennent l'�corce pour le noyau, l'apparence pour la r�alit�. En identifiant stalinisme et bolchevisme, ils rendent le meilleur service aux thermidoriens et, par l�, jouent un r�le manifestement r�actionnaire.

Avec l'�limination de tous les autres partis de l'ar�ne politique, les int�r�ts et les tendances contradictoires des diverses couches de la population devaient, � tel ou tel degr�, trouver leur expression dans le parti dirigeant. Au fur et � mesure que le centre de gravit� politique se d�pla�ait de l'avant-garde prol�tarienne vers la bureaucratie, le parti se modifiait aussi bien par sa composition sociale que par son id�ologie. Gr�ce � la marche imp�tueuse de l'�volution, il a subi, au cours des quinze derni�res ann�es, une d�g�n�rescence beaucoup plus radicale que la social-d�mocratie pendant un demi-si�cle. L'�puration actuelle trace entre le bolchevisme et le stalinisme, non pas un simple trait de sang, mais tout un fleuve de sang. L'extermination de toute la vieille g�n�ration des bolcheviks, d'une partie importante de la g�n�ration interm�diaire qui avait particip� � la guerre civile et aussi de la partie de la jeunesse qui avait repris le plus au s�rieux les traditions bolchevistes, d�montre l'incompatibilit�, non seulement politique, mais aussi directement physique du stalinisme et du bolchevisme. Comment donc peut-on ne pas voir cela?

STALINISME ET "SOCIALISME ETATIQUE"

Les anarchistes, de leur c�t�, tentent de voir dans le stalinisme le produit organique, non seulement du bolchevisme et du marxisme, mais du "socialisme �tatique" en g�n�ral. Ils consentent � remplacer la patriarcale "f�d�ration des communes libres" de Bakounine par une f�d�ration plus moderne des Soviets libres. Mais ils sont avant tout contre l'Etat centralis�. En effet, une branche du marxisme "�tatique", la social-d�mocratie, une fois arriv�e au pouvoir, est devenue une agence d�clar�e du capital.

Une autre a engendr� une nouvelle caste de privil�gi�s. C'est clair, la source du mal est dans l'Etat. Consid�r� dans une large perspective historique, on peut trouver un grain de v�rit� dans ce raisonnement. L'Etat, en tant qu'appareil de contrainte, est incontestablement une source d'infection politique et morale. Cela concerne aussi, comme le montre exp�rience, l'Etat Ouvrier. Par cons�quent, on peut dire que le stalinisme est un produit d'une �tape de la soci�t� o� l'on n'a pas encore pu arracher la camisole de force de l'Etat. Mais cette situation, sans rien donner qui permette d'appr�cier le bolchevisme ou le marxisme, caract�rise seulement le niveau g�n�ral de la civilisation humaine, et avant tout le rapport des forces entre le prol�tariat et la bourgeoisie. Apr�s nous �tre mis d'accord avec les anarchistes que l'Etat, m�me ouvrier, est engendr� par la barbarie des classes et que la v�ritable histoire de l'humanit� commencera avec l'abolition de l'Etat, il reste devant nous, dans toute sa force, la question suivante quelles sont les voies et les m�thodes qui sont capables de conduire, � la fin des fins, � l'abolition de l'Etat? L'exp�rience r�cente t�moigne que ce ne sont pas, en tout cas, les m�thodes de l'anarchisme.

Les chefs de la C.N.T. espagnole, la seule organisation anarchiste notable sur la terre, se sont chang�s, � l'heure critique, en ministres de la bourgeoisie. Ils expliquent leur trahison ouverte de la th�orie anarchiste par la pression des "circonstances exceptionnelles". Mais n'est-ce pas le m�me argument qu'ont avanc�, en leur temps, les chefs de la social-d�mocratie allemande? Assur�ment, la guerre civile n'est nullement une circonstance pacifique et ordinaire, mais plut�t une "circonstance exceptionnelle". Mais c'est pr�cis�ment pour de telles "circonstances exceptionnelles" que se pr�pare toute organisation r�volutionnaire s�rieuse. L'exp�rience de l'Espagne a d�montr�, une fois de plus, qu'on peut nier l'Etat dans des brochures �dit�es dans des "circonstances normales", avec la permission de l'Etat bourgeois, mais que les conditions de la r�volution ne laissent aucune place pour la n�gation de l'Etat et en exigent la conqu�te. Nous n'avons nullement l'intention d'accuser les anarchistes espagnols de ne pas avoir liquid� l'Etat d'un simple trait de plume. Un parti r�volutionnaire, m�me une fois qu'il s'est empar� du pouvoir (ce que les chefs anarchistes espagnols n'ont pas su faire malgr� l'h�ro�sme des ouvriers anarchistes) n'est nullement encore le ma�tre tout-puissant de la soci�t�. Mais d'autant plus �prement accusons-nous la th�orie anarchiste qui s'est trouv�e convenir pleinement pour une p�riode pacifique mais � laquelle il a fallu renoncer en h�te d�s que sont apparues les "circonstances exceptionnelles" de la r�volution. Dans l'ancien temps on rencontrait des g�n�raux (il s'en trouve sans doute encore maintenant) qui pensaient que ce qui ab�me le plus l'arm�e, c'est la guerre. Les r�volutionnaires qui se plaignent que la r�volution renverse leur doctrine ne valent gu�re mieux.

Les marxistes sont pleinement d'accord avec les anarchistes quant au but final, la liquidation de l'Etat. Le marxisme reste "�tatique" uniquement dans la mesure o� la liquidation de l'Etat ne peut �tre atteinte en se contentant d'ignorer tout simplement cet Etat. L'exp�rience du stalinisme ne renverse nullement l'enseignement du marxisme, mais le confirme par la m�thode inverse. Une doctrine r�volutionnaire, qui enseigne au prol�tariat � s'orienter correctement dans une situation et � l'utiliser activement, ne renferme pas en soi, bien entendu, de garantie automatique de sa victoire. Mais, par contre, la victoire n'est possible que gr�ce � cette doctrine. Il est en outre impossible de se repr�senter cette victoire sous la forme d'un acte unique. Il faut prendre la question dans la perspective d'une large �poque. Le premier �tat ouvrier, sur une base �conomique peu d�velopp�e et dans l'anneau de l'imp�rialisme, s'est transform�e en gendarmerie du stalinisme. Mais le v�ritable bolchevisme a d�clar� � cette gendarmerie une lutte sans merci. Pour se maintenir, le stalinisme est contraint de mener maintenant une guerre civile ouverte contre le bolchevisme qualifi� de "trotskysme", non seulement en U.R.S.S., mais aussi en Espagne. Le vieux parti bolcheviste est mort, mais le bolchevisme rel�ve partout la t�te.

Faire proc�der le stalinisme du bolchevisme ou du marxisme, est exactement la m�me chose que faire proc�der la contre-r�volution de la r�volution. C'est sur ce sch�ma que s'est toujours model�e la pens�e des conservateurs que sont les lib�raux et ensuite la pens�e r�formiste.

Les r�volutions par suite de la structure de classes de la soci�t�, ont toujours engendr� des contre-r�volutions. Cela ne montre-t-il pas, demande le raisonneur, que dans la m�thode r�volutionnaire il y a quelque vice interne? Pourtant, jusqu'� maintenant, ni les lib�raux, ni les r�formistes n'ont su inventer des m�thodes "plus �conomiques".

Mais s'il n'est pas facile de rationaliser un processus historique vivant, il n'est, par contre, nullement difficile d'interpr�ter, d'une fa�on rationaliste, la succession de ces vagues, en faisant proc�der logiquement le stalinisme du "socialisme �tatique", le fascisme du marxisme, la r�action de la r�volution, en un mot l'antith�se de la th�se. Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, la pens�e anarchiste reste prisonni�re du rationalisme lib�ral. La pens�e v�ritablement r�volutionnaire est impossible sans dialectique.

L'argumentation des rationalistes prend parfois, du moins ext�rieurement, un caract�re plus concret. Le stalinisme proc�de, pour eux, non pas du bolchevisme dans son ensemble, mais de ses p�ch�s politiques [Un des repr�sentants les plus typiques de ce genre de pens�es est l'auteur fran�ais d'un livre sur Staline, Boris Souvarine. Les c�t�s mat�riel et documentaire de l'oeuvre de Souvarine repr�sentent le produit d'une longue et consciencieuse recherche. Cependant, la philosophie historique de l'auteur �tonne par sa vulgarit�. Pour expliquer toutes les m�saventures historiques ult�rieures, il recherche les voies internes contenus dans le bolchevisme. L'influence sur le bolchevisme des conditions r�elles du processus historique n'existe pas pour lui. M. Taine lui-m�me, avec sa th�orie du "milieu" est plus proche de Marx que Souvarine.]. Les bolcheviks, nous disent Gorter, Pannekoek, les "spartakistes" allemands, etc., ont remplac� la dictature du prol�tariat par la dictature du parti. Staline a remplac� la dictature du parti par la dictature de la bureaucratie. Les bolcheviks ont an�anti tous les partis sauf le leur; Staline a �trangl� le parti bolcheviste dans l'int�r�t de la clique bonapartiste. Les bolcheviks en sont venus � des compromis avec la bourgeoisie; Staline est devenu son alli� et son soutien. Les bolcheviks ont reconnu la n�cessit� de participer aux vieux syndicats et au parlement bourgeois; Staline s'est li� d'amiti� avec la bureaucratie syndicale et avec la d�mocratie bourgeoise. On peut poursuivre de semblables rapprochements aussi longtemps que l'on veut. Malgr� l'effet qu'ils peuvent produire ext�rieurement, ils sont absolument vides.

Le prol�tariat ne peut arriver au pouvoir qu'� travers son avant-garde. La n�cessit� m�me d'un pouvoir �tatique d�coule du niveau culturel insuffisant des masses et leur h�t�rog�n�it�. Dans l'avant-garde r�volutionnaire organis�e en parti se cristallise la tendance des masses � parvenir � leur affranchissement. Sans la confiance de la classe dans l'avant-garde, sans soutien de l'avant-garde par la classe, il ne peut �tre question de la conqu�te du pouvoir. C'est dans ce sens que la r�volution prol�tarienne et la dictature sont la cause de toute la classe, mais pas autrement que sous la direction de l'avant-garde. Les soviets ne sont que la liaison organis�e de l'avant-garde avec la classe.

Le contenu r�volutionnaire de cette forme ne peut �tre donn� que par le parti. Cela est d�montr� par l'exp�rience positive de la R�volution d'Octobre et par l'exp�rience n�gative des autres pays (Allemagne, Autriche, Espagne), enfin personne non seulement n'a montr� pratiquement, mais n'a m�me tent� d'expliquer pr�cis�ment sur le papier comment le prol�tariat peut s'emparer du pouvoir sans la direction politique d'un parti qui sait ce qu'il veut. Si le parti soumet politiquement les soviets � sa direction, en lui-m�me, ce fait change aussi peu le syst�me sovi�tique que la domination d'une majorit� conservatrice change le syst�me du parlementarisme britannique.

Quant � l'interdiction des autres partis sovi�tiques, elle ne d�coulait nullement de quelque "th�orie" bolcheviste, mais fut une mesure de d�fense de la dictature dans un pays arri�r� et �puis�, entour� d'ennemis de toutes parts. Il �tait clair pour les bolcheviks, d�s le d�but m�me, que cette mesure, compl�t�e ensuite par l'interdiction des fractions � l'int�rieur du parti dirigeant lui-m�me, contenait les plus grands dangers. Cependant, la source du danger n'�tait pas dans la doctrine ou la tactique, mais dans la faiblesse mat�rielle de la dictature dans les difficult�s de la situation int�rieure et ext�rieure. Si la r�volution avait vaincu, ne f�t-ce qu'en Allemagne, du m�me coup le besoin de l'interdiction des autres partis sovi�tiques aurait disparu. Que la domination d'un seul parti ait juridiquement servi de point de d�part au r�gime totalitaire staliniste, c'est absolument indiscutable. Mais la cause d'une telle �volution n'est pas dans le bolchevisme, ni m�me dans l'interdiction des autres partis, comme mesure militaire temporaire, mais dans la s�rie des d�faites du prol�tariat en Europe et en Asie.

Il en est de m�me avec la lutte contre l'anarchisme. A l'�poque h�ro�que de la r�volution, les bolcheviks march�rent la main dans la main avec les anarchistes v�ritablement r�volutionnaires. Le parti absorba beaucoup d'entre eux dans ses rangs. L'auteur de ces lignes a, plus d'une fois, examin�, avec L�nine, la question de la possibilit� de laisser aux anarchistes certaines parties du territoire pour qu'ils y m�nent avec le consentement de la population, leurs exp�riences de suppression imm�diate de l'Etat. Mais les conditions de la guerre civile, du blocus et de la famine laiss�rent trop peu d'aisance pour de pareils plans. L'insurrection de Kronstadt? Mais le gouvernement r�volutionnaire ne pouvait, bien entendu, "faire cadeau" aux marins insurg�s d'une forteresse qui commandait la capitale, uniquement parce qu'� la r�bellion des soldats paysans s'�taient joints quelques anarchistes douteux. L'analyse historique concr�te des �v�nements ne laisse aucune place pour les l�gendes qui furent cr��es par l'ignorance et le sentimentalisme autour de Kronstadt, de Makno et d'autres �pisodes de la r�volution.

Il reste seulement le fait que les bolcheviks, d�s le d�but m�me, employ�rent non seulement la conviction mais aussi la coercition, parfois sous une forme assez rude. Il est incontestable aussi que la bureaucratie sortie de la r�volution a monopolis� dans ses mains le syst�me de coercition. Chaque �tape de l'�volution, m�me quand il s'agit d'�tapes aussi catastrophiques que la r�volution et la contre-r�volution, sort de l'�tape pr�c�dente, a en elle ses racines et porte certains de ses traits.

Les lib�raux, y compris le couple Webb, ont toujours affirm� que la dictature bolcheviste repr�sente une nouvelle �dition du tsarisme. Par l�, ils ferment les yeux sur les d�tails tels que l'abolition de la monarchie et de la noblesse, la remise de la terre aux paysans, l'expropriation du capital, l'introduction de l'�conomie planifi�e, l'�ducation ath�iste, etc. Exactement de m�me, la pens�e lib�rale anarchiste ferme les yeux sur le fait que la r�volution bolcheviste, avec toutes ses mesures de r�pression, signifiait la subversion des rapports sociaux dans l'int�r�t des masses, alors que le coup d'Etat de Staline accompagne le remaniement de la soci�t� sovi�tique dans l'int�r�t d'une minorit� privil�gi�e. Il est clair que dans les identifications du stalinisme au bolchevisme, il n'y a pas une trace de crit�re socialiste.

QUESTIONS DE THEORIE

Un des principaux traits du bolchevisme est son attitude stricte et exigeante, m�me pointilleuse, � l'�gard des questions de doctrine. Les 27 tomes de L�nine resteront pour toujours le mod�le d'une attitude supr�mement scrupuleuse envers la th�orie. Sans cette qualit� fondamentale, le bolchevisme n'aurait jamais rempli son r�le historique. C'est une opposition compl�te que le stalinisme grossier et ignorant, absolument empirique, pr�sente sous ce rapport aussi.

Il y a plus de dix ans, l'opposition d�clarait dans sa plateforme:

"Depuis la mort de L�nine, il s'est cr�� toute une s�rie de nouvelles "th�ories" dont le seul sens est de justifier th�oriquement l'�cart du groupe staliniste hors de la voie de la r�volution prol�tarienne internationale". Tout derni�rement, le socialiste am�ricain Liston Oak, qui a particip� de pr�s � la r�volution espagnole, a �crit: "En fait, les stalinistes sont maintenant les r�visionnistes les plus extr�mes de Marx et de L�nine. Bernstein n'avait pas os� faire la moiti� du chemin que Staline a fait dans la r�vision de Marx". C'est absolument juste. Il faut ajouter seulement que chez Bernstein, il y avait des besoins r�ellement th�oriques: il tentait consciencieusement d'�tablir une conformit� entre la pratique r�formiste de la social-d�mocratie et son programme. La bureaucratie staliniste, non seulement n'a rien de commun avec le marxisme, elle est encore �trang�re � quelque programme, doctrine ou syst�me que ce soit. Son id�ologie est impr�gn�e d'un subjectivisme absolument policier, sa pratique, d'un empirisme de pure violence. Par le fond m�me de ses int�r�ts, la caste des usurpateurs est hostile � la th�orie: ni � elle m�me, ni � autrui, elle ne peut rendre compte de son r�le social. Staline r�vise Marx et L�nine, non par la plume des th�oriciens, mais avec les bottes de la Gu�p�ou.

QUESTIONS DE MORALE

C'est de "l'amoralit�" du bolchevisme qu'ont surtout coutume de se plaindre les fanfarons insignifiants � qui le bolchevisme a arrach� le masque. Dans les milieux petits-bourgeois, intellectuels d�mocrates, "socialistes", litt�raires, parlementaires et autres, il existe des valeurs conventionnelles ou un langage conventionnel pour couvrir l'absence de valeurs. Cette large et bigarr�e soci�t� o� r�gne une complicit� r�ciproque ("Vis et laisse vivre les autres") ne supporte nullement le contact de sa peau sensible avec la lancette marxiste.

Les th�oriciens qui oscillent entre les deux camps, les �crivains et les moralistes pensaient et pensent que les bolcheviks exag�rent malintentionnellement les d�saccords, sont incapables d'une collaboration "loyale" et que, par leurs "intrigues", ils brisent l'unit� du mouvement ouvrier. Le centriste sensible et susceptible croit, avant tout, que les bolcheviks le "calomnient" (uniquement parce qu'ils vont jusqu'au bout de ses moiti�s de pens�es, ce qu'il est absolument incapable de faire lui-m�me). Cependant, c'est seulement cette qualit� pr�cieuse, l'intol�rance pour tout ce qui est hybride et �vasif, qui est capable d'�duquer un parti r�volutionnaire que des "circonstances exceptionnelles" ne peuvent prendre � l'improviste.

La morale de tout parti d�coule, en fin de compte, des int�r�ts historiques qu'il repr�sente. La morale du bolchevisme, qui contient en elle le d�vouement, le d�sint�ressement, le courage, le m�pris pour tout ce qui est clinquant et mensonge, les meilleures qualit�s de la nature humaine, d�coulait de son intransigeance r�volutionnaire au service des opprim�s. La bureaucratie staliniste, dans ce domaine aussi, imite les paroles et les gestes du bolchevisme. Mais quand "l'intransigeance" et "l'inflexibilit�" se r�alisent par l'entremise d'un appareil policier qui est au service d'une minorit� privil�gi�e, ils deviennent une source de d�moralisation et de gangst�risme. On ne peut avoir que du m�pris pour des messieurs qui identifient l'h�ro�sme r�volutionnaire des bolcheviks au cynisme bureaucratique des thermidoriens.

M�me encore maintenant, malgr� les faits dramatiques de la derni�re p�riode, le philistin moyen continue � penser que, dans la lutte entre bolchevisme (trotskysme) et stalinisme, il s'agit d'un conflit d'ambitions personnelles, ou, dans le meilleur des cas, de la lutte de deux "nuances" dans le bolchevisme. L'expression la plus cr�e de ce point de vue est donn�e par Norman Thomas, leader du parti socialiste am�ricain: "Il y a peu de raisons de croire, �crit-il (Socialist Review, septembre 1937, page 6), que si Trotsky l'avait emport� (!) au lieu de Staline, il y aurait eu une fin aux intrigues, aux complots et au r�gne de la crainte en Russie". Et cet homme se croit... marxiste! Avec autant de fondement on pourrait dire: "Il y a peu de raisons de croire que si, au lieu de Pie XI, sur le tr�ne de Rome, on avait mis Norman Ier, l'�glise catholique se serait transform�e en un rempart du socialisme". Thomas ne comprend pas qu'il s'agit, non pas d'un match entre Staline et Trotsky, mais d'un antagonisme entre la bureaucratie et le prol�tariat. Certes, en U.R.S.S., la couche dirigeante est encore contrainte aujourd'hui de s'adapter � l'h�ritage pas compl�tement liquid� de la r�volution en pr�parant, en m�me temps, par une guerre civile d�clar�e (l'�puration sanglante, l'extermination des m�contents), le changement du r�gime social. Mais en Espagne, la clique staliniste appara�t, d�s aujourd'hui, comme le rempart de l'ordre bourgeois contre le socialisme. Sa lutte contre la bureaucratie bonapartiste se change, sous nos yeux, en lutte de classes; deux mondes, deux programmes, deux morales. Si Thomas pense que la victoire du prol�tariat socialiste sur la caste abjecte des oppresseurs ne r�g�n�rera pas le r�gime sovi�tique politiquement et moralement, il montre seulement par l� que, malgr� toutes ses r�serves, ses tergiversations et ses soupirs pieux, il est beaucoup plus proche de la bureaucratie staliniste que des ouvriers r�volutionnaires. Comme les autres d�nonciateurs de "l'amoralisme bolcheviste", Thomas n'est tout simplement pas parvenu jusqu'� la morale r�volutionnaire.

LES TRADITIONS DU BOLCHEVISME ET LA QUATRIEME INTERNATIONALE

Chez ces "gauchistes" qui tentent de revenir au marxisme ignorant le bolchevisme, tout se r�duit ordinairement � quelques panac�es isol�es: boycotter les vieux syndicats, boycotter le parlement, cr�er de "v�ritables" soviets. Tout cela pouvait sembler extraordinairement profond dans la fi�vre des premiers jours apr�s la guerre. Mais maintenant, � la lumi�re de l'exp�rience faite, ces "maladies infantiles" ont perdu tout int�r�t de curiosit�. Les hollandais Gorter et Pannekoek, les "spartakistes" allemands, les bordiguistes italiens ont manifest� leur ind�pendance � l'�gard du bolchevisme uniquement en opposant un de ses traits, artificiellement grossi, aux autres. De ces tendances de "gauche", il n'est rien rest� ni pratiquement, ni th�oriquement: preuve indirecte mais importante que le bolchevisme est la seule forme du marxisme pour notre �poque. Le parti bolchevique a montr�, dans la r�alit�, une combinaison d'audace r�volutionnaire supr�me et de r�alisme politique. Il a, pour la premi�re, fois, �tabli entre l'avant-garde et la classe le rapport qui, seul, est capable d'assurer la victoire. Il a montr� par l'exp�rience que l'union du prol�tariat avec les masses opprim�es de la petite-bourgeoisie du village et de la ville est possible uniquement par le renversement politique des partis traditionnels de la petite-bourgeoisie. Le parti bolcheviste a montr� au monde entier comment s'accomplissent l'insurrection arm�e et la prise du pouvoir. Ceux qui opposent une abstraction de soviets � la dictature du parti devraient comprendre que c'est seulement gr�ce � la direction des bolcheviks que les soviets se sont �lev�s du marais r�formiste au r�le de forme �tatique du prol�tariat. Le parti bolcheviste a r�alis� une juste combinaison de l'art militaire avec la politique marxiste dans la guerre civile. M�me si la bureaucratie staliniste r�ussissait � ruiner les bases �conomiques de la soci�t� nouvelle, l'exp�rience de l'�conomie planifi�e, faite sous la direction du parti bolchevik entrerait pour toujours dans l'histoire comme une �cole sup�rieure pour toute l'humanit�. Seuls, ne peuvent voir tout cela les sectaires qui, offens�s par les coups qu'ils ont re�us, ont tourn� le dos au processus historique.

Mais ce n'est pas tout. Le parti bolchevik a pu faire un travail "pratique" aussi grandiose uniquement parce que chacun de ses pas �tait �clair� par la lumi�re de la th�orie. Le bolchevisme ne l'a pas cr��e, elle avait �t� apport�e par le marxisme. Mais le marxisme est la th�orie du mouvement et non du repos. Seules des actions d'une �chelle historique grandiose pouvaient enrichir la th�orie elle-m�me. Le bolchevisme a apport� une contribution pr�cieuse au marxisme par son analyse de l'�poque imp�rialiste comme �poque de guerre et de r�volutions; de la d�mocratie bourgeoise � l'�poque du capitalisme pourrissant; de la relation entre la gr�ve g�n�rale et l'insurrection; du r�le du parti, des soviets et des syndicats � l'�poque de la r�volution prol�tarienne; de la th�orie de l'Etat Sovi�tique; de l'�conomie de transition; du fascisme et du bonapartisme � l'�poque du d�clin capitaliste; enfin par son analyse des conditions de la d�g�n�rescence du parti bolcheviste lui-m�me et de l'Etat Sovi�tique. Qu'on nous nomme une autre tendance qui aurait ajout� quelque chose d'essentiel aux conclusions et aux g�n�ralisations du bolchevisme. Vandervelde, de Brouck�re, Hilferding, Otto Bauer, L�on Blum, Zyromsky, sans m�me parler du major Attlee et de Norman Thomas, vivent th�oriquement et politiquement de d�bris us�s du pass�.

La d�g�n�rescence du Komintern s'est exprim�e de la fa�on la plus brutale dans le fait qu'il est tomb� th�oriquement au niveau de la IIe Internationale. Les groupes interm�diaires de tout genre (Independent Labour Party d'Angleterre, POUM, et leurs semblables) adaptent de nouveau chaque semaine des bribes de Marx et de L�nine � leurs besoins du moment. Les ouvriers n'apprendront rien chez ces gens-l�.

Seuls, les constructeurs de la IVe Internationale, en s'appropriant les traditions de Marx et de L�nine, ont fait leur une attitude s�rieuse envers la th�orie. Que les philistins se moquent du fait que, vingt ans apr�s la R�volution d'octobre, les r�volutionnaires soient rejet�s de nouveau sur les positions d'une modeste pr�paration propagandiste. Dans cette question, comme dans les autres, le grand capital est beaucoup plus perspicace que les philistins petits-bourgeois qui se consid�rent comme des "socialistes" ou des "communistes": ce n'est pas pour rien que la question de la Quatri�me Internationale ne dispara�t pas des colonnes de la presse mondiale. Le besoin historique br�lant d'une direction r�volutionnaire assure � la IVe Internationale des rythmes exceptionnellement rapides de d�veloppement. La plus importante garantie de ces succ�s futurs est le fait qu'elle ne s'est pas form�e en dehors de la grande voie de l'histoire, mais qu'elle est organiquement sortie du bolchevisme.

29 ao�t 1937.


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