1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
I
Feu le général Dragomirov, dans une lettre privée, disait du ministre de l'intérieur Sipiaguine : " Quelle peut être sa politique intérieure ? C'est tout simplement le grand veneur de la cour et, de plus, un imbécile. " Cette opinion est si juste que l'on peut excuser la tournure à la fois grossière et affectée du soldat qui l'a formulée. Après Sipiaguine, nous avons vu, au même poste, Plehve, puis le prince Sviatopolk Mirsky, puis Boulyguine, puis Witte et Dournovo... Les uns se distinguaient de Sipiaguine en ceci seulement qu'ils n'étaient pas grands veneurs de Sa Majesté, les autres parce qu'à leur manière ils étaient intelligents. Mais tous, les uns après les autres, quittaient la scène en laissant derrière eux les maîtres d'en haut dans la perplexité et l'inquiétude, et le public dans la haine et le mépris. Le grand veneur à la triste figure ou le mouchard professionnel, le seigneur bêtement bienveillant ou l'agioteur sans foi ni loi, tous se présentaient avec la ferme intention de mettre un terme aux troubles, de restituer au pouvoir son prestige perdu, de sauvegarder les bases de l'Etat, et tous, chacun à sa façon, ouvraient les écluses de la révolution et étaient emportés dans son courant. Les troubles se développaient avec une puissante régularité, s'étendaient inexorablement, fortifiaient leurs positions et arrachaient les obstacles qui s'opposaient à leur passage ; et sur le fond de ce grand ouvrage, devant son rythme intérieur, devant son génie inconscient, apparaissent les petits bonshommes du pouvoir qui promulguent des lois, contractent de nouvelles dettes, tirent sur les ouvriers, ruinent les paysans, et, pour finir, plongent de plus en plus le pouvoir qu'ils voudraient sauver dans l'impuissance et la colère.
Elevés dans l'atmosphère des petits complots de chancellerie et des intrigues de bureau, où l'impudence et l'ignorance rivalisent avec la perfidie, n'ayant aucune idée de la marche et du sens de l'histoire contemporaine, du mouvement des masses, des lois de la révolution, munis de deux ou trois pauvres petites idées, de misérables programmes destinés à renseigner surtout les boursicotiers de Paris, ces messieurs s'efforcent de combiner à des procédés dignes des grands favoris de la cour au XVIIe siècle les manières particulières aux " hommes d'Etat " de l'Occident parlementaire. Avec d'humiliantes coquetteries, ils satisfont par des interviews les correspondants de la Bourse européenne, ils exposent devant eux leurs " plans ", leurs " objectifs ", leurs " programmes ", et chacun d'eux exprime l'espoir de pouvoir enfin résoudre le problème qui a épuisé sans résultat les efforts de ses prédécesseurs. Si seulement il était possible d'apaiser la sédition ! Ils commencent différemment, mais finissent tous par donner l'ordre de tirer sur les émeutiers. Ce qui les épouvante, c'est que la sédition ne meurt pas, qu'elle est immortelle!... Et tous terminent leur carrière par un krach ignominieux, et, quand un terroriste ne leur rend pas le service de les affranchir d'une pitoyable existence, ils sont condamnés à survivre à leur discrédit et à voir la sédition, puissante et géniale comme les forces de la nature, utiliser leurs plans et leurs objectifs pour arriver à la victoire.
Sipiaguine a été tué d'une balle de revolver. Plehve a été déchiqueté par une bombe. Sviatopolk Mirsky n'est plus qu'un cadavre politique depuis le 9 janvier. Boulyguine a été mis au rancart, comme une vieille chiffe, par la grève d'octobre. Le comte Witte, absolument exténué par les révoltes militaires et ouvrières, est tombé sans gloire sur le seuil de la Douma qu'il avait pourtant créée...
Dans certains cercles de l'opposition, plus particulièrement parmi les libéraux des zemstvos et la démocratie intellectuelle, les transformations ministérielles amenaient toujours des espérances imprécises, une nouvelle confiance, de nouveaux plans. Et, en effet, pour les gazettes libérales qui cherchaient à susciter une certaine agitation, pour les propriétaires partisans d'une constitution, il n'était pas indifférent de voir à la tête des affaires un vieux loup de police comme Plehve ou un ministre " de confiance " comme Sviatopolk Mirsky. Plehve fut, bien entendu, tout aussi impuissant devant la sédition populaire que son successeur ; mais il faisait peur aussi bien aux journalistes libéraux qu'aux petits conspirateurs des zemstvos. Il détestait la révolution d'une haine furieuse de vieux mouchard que la bombe guette à tous les coins de rue, il poursuivait les séditieux avec des yeux injectés de sang -bien en vain !... Et sa haine insatisfaite s'étendait aux professeurs, aux membres des zemstvos, aux journalistes qu'il voulait considérer comme les " instigateurs " légaux de la révolution. Il réduisit la presse libérale au dernier degré de l'avilissement. Il traitait les journalistes de " canailles " : non seulement il les exilait ou les mettait sous clef, mais, dans les entretiens qu'il avait avec eux, il les menaçait du doigt comme des gamins. Il corrigeait les représentants les plus modérés des comités d'économie rurale, organisés sur l'initiative de Witte, comme de turbulents étudiants, et non de " vénérables membres de zemstvos ". Et il arriva à ses fins : la société libérale tremblait devant lui et sa haine, bouillonnante, était à la mesure de son impuissance. Un grand nombre de ces pharisiens libéraux qui blâment infatigablement " la violence du côté gauche " comme " la violence du côté droit " saluèrent la bombe du 15 juillet comme une envoyée du Messie.
Plehve fut terrible et détestable pour les libéraux, mais, en face de la sédition, il ne valait ni plus ni moins que tout autre. Le mouvement des masses ignorait nécessairement les limites de ce qui était permis ou défendu ; dans ces conditions, il importait bien peu que ces limites fussent plus larges ou plus étroites.
II
Les panégyristes officiels de la réaction se sont efforcés de représenter la régence de Plehve comme un moment, sinon de bonheur, du moins de calme universel. En réalité, le favori fut incapable de créer même ce que l'on peut appeler la quiétude policière. A peine arrivé au pouvoir, il manifesta son zèle orthodoxe de néophyte deux fois converti par l'intention qu'il eut de visiter les saintes reliques de la Laure ; mais il fut forcé de partir au plus vite pour le Midi où venaient d'éclater de grands troubles agraires, dans les gouvernements de Kharkov et de Poltava. Les soulèvements et les désordres parmi les paysans se renouvelèrent ensuite sans cesse en différents points du territoire. La fameuse grève de Rostov, en novembre 1902, et les journées de juillet 1903, dans toute l'étendue du Midi industriel, furent les signes précurseurs de toutes les manifestations ultérieures du prolétariat. Sans cesse, les foules se montraient dans la rue. Les débats et les décisions des comités, concernant les besoins de l'économie rurale, servirent d'ouverture à une vaste campagne des zemstvos. Les universités, dès avant le ministère de Plehve, étaient des foyers de violente agitation politique ; elles conservèrent ce rôle sous son administration. Les deux congrès de Pétersbourg en janvier 1904 - celui des techniciens et celui des médecins - furent comme les avant-postes de rassemblement des intellectuels démocrates. Ainsi, le prologue du " printemps " social avait été joué sous Plehve.
De furieuses représailles, des emprisonnements, des enquêtes judiciaires, des perquisitions et des mesures de déportation qui provoquèrent la terreur ne purent, en fin de compte, paralyser complètement la mobilisation de la société libérale.
Le dernier semestre du ministère de Plehve coïncida avec le début de la guerre. La sédition s'apaisa ou, pour mieux dire, se recueillit. On peut se faire une idée de l'état d'âme qui régnait dans les sphères bureaucratiques et dans la haute société libérale de Pétersbourg, durant les premiers mois de la guerre, d'après le livre du journaliste viennois Hugo Hantz, Vor der Katastrophe (" Avant la catastrophe "). Ce que l'on observait, c'était un affolement tout proche du désespoir. " Cela ne peut pas continuer ainsi ! " où donc était l'issue ? Personne ne le savait : ni les hauts fonctionnaires en retraite, ni les grands avocats libéraux, ni les fameux journalistes également libéraux. " La société est absolument impuissante. Il est inutile de songer à un mouvement révolutionnaire venant du peuple ; et si même ce mouvement se produisait, il serait dirigé non contre le pouvoir, mais contre les maîtres en général. " D'où donc était la chance de salut ? On avait devant soi la banqueroute financière et la débâcle militaire. Hugo Hantz, qui passa à Pétersbourg les trois premiers mois de la guerre, affirme que la prière commune des libéraux modérés comme aussi bien de nombreux conservateurs se formulait ainsi : Gott, hilf uns, damit wir geschlagen werden ! (" Seigneur, aide nous à être battus ! " Cela n'empêchait pas, bien entendu, la société libérale d'adopter le ton du patriotisme officiel. En de multiples déclarations, tous les zemstvos, toutes les doumas, sans aucune exception, jurèrent fidélité au trône et s'engagèrent à sacrifier leur existence et leurs biens - ils savaient assez que les choses n'iraient pas si loin ! - pour sauvegarder l'honneur et la puissance du tsar et de la Russie. Le corps professoral se déshonora en emboîtant le pas aux zemstvos et aux doumas. Les uns après les autres, les maîtres de l'Université faisaient écho à la déclaration de guerre par des adresses dans lesquelles les fioritures du style s'harmonisaient avec la niaiserie byzantine du fond. Ce ne fut pas une gaffe, ce ne fut pas un malentendu. Ce fut une tactique toujours fondée sur un seul et même principe : le rapprochement coûte que coûte ! De là tous les efforts que l'on fit pour aider l'absolutisme à traverser les angoisses de la réconciliation. on s'organisa, non pour combattre l'autocratie, mais pour la servir. Il ne s'agissait pas de vaincre le gouvernement, mais de le séduire. On voulait mériter sa gratitude et sa confiance, on voulait lui devenir indispensable. Cette tactique est aussi vieille que le libéralisme russe et elle n'a gagné ni en intelligence ni en dignité avec les années. Ainsi, dès le début de la guerre, l'opposition libérale fit tout le nécessaire pour gâter définitivement la situation. Mais la logique révolutionnaire ne connaissait pas d'arrêt. La flotte de Port Arthur avait été défaite, l'amiral Makarov avait péri, la guerre se poursuivait maintenant sur la terre ferme ; Yalou, Kin Tchoou, Dachi Tchao, Vafangoou, Liaoian, Chahe, tous ces noms jalonnent l'opprobre de l'autocratie. La position du gouvernement était plus difficile que jamais. La démoralisation des gouvernants rendait impossibles tout esprit de suite et toute fermeté en politique intérieure. Les hésitations, les tentatives d'accommodement et d'apaisement devenaient inévitables. La mort de Plehve fut une occasion favorable pour modifier le cours de la politique.
III
Le " printemps [1] " gouvernemental devait être l'uvre du prince Sviatopolk Mirsky, ancien commandant en chef de la gendarmerie. Pourquoi ? Il aurait sans doute été le dernier à pouvoir expliquer cette nomination.
La figure politique de cet " homme d'Etat " se dessine fort nettement dans les entretiens qu'il accorda aux correspondants de la presse étrangère pour leur communiquer son programme.
" Quel est l'avis du prince, demande le collaborateur de l'Echo de Paris, au sujet de l'opinion publique qui demande pour la Russie des ministres responsables ? "
Le prince sourit :
" Toute responsabilité serait artificielle et nominale.
- Quel est votre point de vue, prince, sur les questions confessionnelles ?
- Je suis l'ennemi des persécutions religieuses, mais avec certaines réserves...
- Est il vrai que vous seriez disposé à accorder aux juifs plus de libertés ?
- On arrive à d'excellents résultats par la bonté.
- En général, monsieur le ministre, vous vous déclarez partisan du progrès ? "
Réponse : le ministre a l'intention " de se conformer dans ses actes à l'esprit d'un véritable et large progrès, dans la mesure, du moins, où cela ne contrariera point le régime existant ".
Textuel.
Le prince, d'ailleurs, ne prenait pas lui même son programme au sérieux. Il est vrai que la tâche " immédiate " de l'administration serait d'assurer le bien de la population " confiée à nos soins " ; mais le ministre avouait au correspondant américain Thomson qu'en fait il ne savait pas encore ce qu'il ferait de son pouvoir.
" J'aurais tort de dire, déclarait le ministre, que j'ai dès maintenant un programme déterminé. La question agraire ? Oui, oui, sans doute il existe sur cette question une énorme documentation, mais je ne la connais, pour le moment, que par les journaux. "
Le prince tranquillisait Peterhof [2], consolait les libéraux et accordait aux correspondants étrangers des assurances qui faisaient honneur à son cur, mais compromettaient définitivement sa réputation de génie politique.
Et on attendait de cette figure débile de seigneur, de barine, ornée des aiguillettes du gendarme - non seulement Nicolas, mais même les libéraux - qu'elle tranchât les liens séculaires, si profondément enfoncés dans la chair du pays !
IV
Tout le monde semble avoir accueilli Sviatopolk Mirsky avec enthousiasme. Le prince Meschersky, rédacteur du journal réactionnaire Grajdanine (" Le Citoyen ") écrit que pour " l'immense famille des gens de bien en Russie ", c'est jour de fête car, enfin, le principal poste ministériel est occupé par un " homme de bien idéal ". " L'indépendance est parente de la noblesse de caractère, écrit le vénérable Souvorine, et la noblesse de caractère nous est fort nécessaire. " Le prince Oukhtomsky, dans les Peterbourgskia Viédomosti (" L'Information de Pétersbourg "), attire l'attention sur le fait que le nouveau ministre " sort d'une ancienne lignée princière qui remonte à Rurik par le Monomaque ". La Neue Freie Presse de Vienne signale avec satisfaction les qualités essentielles du prince : " humanité, justice, objectivité, sympathie pour les lumières de l'instruction ". Les Birievyia Viédomosti (" L'Information de la Bourse ") rappellent que le prince n'a que quarante sept ans et que, par conséquent, il n'a pas encore eu le temps de s'imprégner de la routine bureaucratique.
Des récits en vers et en prose paraissent alors où l'on dit que " nous étions plongés dans un profond sommeil ", et que l'ancien commandant de gendarmerie nous a réveillés par son geste libéral et nous a indiqué les voies " d'un rapprochement entre le pouvoir et le peuple ". Quand on lit toutes ces déclarations, quand on considère toutes ces effusions, on croit respirer la bêtise à une pression de vingt atmosphères !
Seule, l'extrême droite ne perd pas la tête parmi cette " bacchanale d'enthousiasmes libéraux ". Les Moskovskia Viédomosti (" L'Information de Moscou ") rappellent impitoyablement au prince qu'avec le portefeuille de Plehve il a pris en charge toute la tâche du défunt ministre. " Si nos ennemis intérieurs, dans leurs imprimeries clandestines, en diverses organisations, dans les écoles, dans la presse et dans la rue, la bombe à la main, ont levé si haut la tête pour marcher à l'assaut de notre Port Arthur intérieur, cela n'a été possible que parce qu'ils désorientaient la société et une certaine partie des sphères dirigeantes par des théories absolument fallacieuses sur la nécessité d'abolir les plus solides fondements de l'Etat russe - l'autocratie de ses tsars, l'orthodoxie de son Eglise et le sentiment national de son peuple. "
Le prince Sviatopolk tenta de garder le juste milieu : l'autocratie, mais adoucie par la légalité ; la bureaucratie, mais appuyée sur les forces sociales. Le Novoïé Vrémia, qui soutenait le prince parce que le prince était au pouvoir, prit officiellement à son compte le rôle d'entremetteur politique. Les circonstances étaient évidemment favorables pour qu'il choisît cette attitude.
Le ministre dont les bonnes intentions ne trouvaient pas d'écho parmi la camarilla qui gouvernait le tsar, tenta timidement de s'appuyer sur les membres des zemstvos : dans ce but, il avait l'intention d'utiliser le congrès que l'on annonçait et qui devait réunir les représentants des administrations locales. Le Novoïé Vrémia invitait les gens des zemstvos à exercer une prudente pression du côté gauche. L'animation qui se manifestait alors dans la société et le ton exalté de la presse inspiraient, cependant, de grandes appréhensions pour l'issue du congrès. Le 30 octobre, le Novoïé Vrémia battait résolument en retraite. " Si intéressantes et instructives que soient les décisions que prendront les membres du congrès, il ne convient pas d'oublier qu'en raison de la composition de cette assemblée et des moyens employés pour la réunir, on a parfaitement raison de la considérer en milieu officiel comme une assemblée privée ; ses décisions ne peuvent avoir qu'un caractère purement académique et ne constituent qu'une obligation morale. "
En fin de compte, le congrès des zemstvos qui devait être un point d'appui pour le ministre " du progrès " fut interdit par lui et s'assembla d'une façon à demi clandestine, à demi légale, dans un appartement privé.
V
Une centaine de membres réputés des zemstvos, par une majorité de 70 voix contre 30, réclamait, les 6 et 8 novembre 1904, les libertés publiques, l'inviolabilité de l'individu et une représentation populaire avec participation au pouvoir législatif, sans prononcer toutefois le mot tabou de constitution.
La presse libérale de l'Europe commenta avec déférence la discrétion pleine de tact des zemstvos : les libéraux avaient su exprimer ce qu'ils voulaient dire en évitant les mots qui auraient rendu impossible pour le prince Sviatopolk l'acceptation de leurs motions.
C'est ainsi qu'une nouvelle figure de rhétorique fut inventée par les zemstvos : le silence. En formulant leurs exigences, les membres des zemstvos s'adressaient exclusivement à un gouvernement avec lequel il fallait qu'ils s'entendent ; ils ne songeaient pas à faire appel aux masses populaires.
Ils élaborèrent les différents points d'un compromis politique, mais non pas des mots d'ordre destinés à émouvoir les foules. En cela, ils restaient fidèles à eux mêmes.
" La société a accompli son uvre, maintenant c'est au gouvernement qu'il appartient d'agir ! " s'écriait la presse d'un ton engageant et, en même temps, obséquieux. Le gouvernement du prince Sviatopolk-Mirsky accepta cet appel, ce " défi ", et, précisément en raison de cette invitation obséquieuse, crut devoir rappeler à l'ordre la revue libérale Pravo (" Le Droit >,". On interdit aux journaux d'imprimer et de discuter les résolutions du congrès des zemstvos. Une modeste supplique du zemstvo de Tchernigov fut déclarée " insolente et dépourvue de tact ". Le " printemps " gouvernemental touchait à sa fin. Le " printemps " du libéralisme n'était qu'à son début.
Le congrès des zemstvos donna de l'air à l'esprit d'opposition de la " société cultivée ". Tous les zemstvos, il est vrai, n'y étaient pas représentés officiellement ; mais on y avait vu des représentants d'administrations locales et un grand nombre d'hommes " autorisés " auxquels leur inertie et leur esprit de routine devaient justement donner du poids et de l'importance. Il est vrai aussi que le congrès n'avait pas été légalisé par la bureaucratie ; mais il avait eu lieu au vu et au su des autorités. Il n'est donc pas étonnant que les intellectuels, réduits par les sévères avertissements qu'ils avaient reçus au dernier degré de la timidité, aient cru alors que leurs vux de constitution, les rêves secrets de leurs insomnies, avaient reçu, grâce aux résolutions de ce congrès à demi officiel, une sanction à demi légale. Et rien ne pouvait davantage encourager la société libérale humiliée que l'idée, même illusoire, de s'appuyer dans ses démarches sur la légalité. Ce fut alors une période de banquets, de motions, de déclarations, de protestations, de mémoires et de pétitions. Toutes les corporations imaginables, toutes les assemblées, prenant pour prétextes besoins professionnels, incidents régionaux, solennités et jubilés, en venaient à formuler les exigences constitutionnelles qui étaient contenues dans les " Onze points " désormais fameux de la résolution prise par le congrès des zemstvos. La démocratie se hâtait de former un chur autour des coryphées du zemstvo pour mieux souligner l'importance de leurs décisions et renforcer leur action sur la bureaucratie. Toute la tâche politique du moment, pour la société libérale, consistait à exercer une pression sur le gouvernement, en s'abritant derrière les membres des zemstvos. Dans les premiers temps, on crut que les motions suffiraient, comme une torpille, à faire sauter en l'air la bureaucratie. Mais rien de pareil n'arriva. On s'habitua aux motions, ceux qui les écrivaient et ceux contre lesquels elles étaient rédigées cessèrent d'y faire attention. La voix de la presse, que le ministère " de la confiance " étranglait cependant de plus en plus, manifestait une irritation sans objet... En même temps l'opposition commençait à se diviser. Dans les banquets, on voyait apparaître de plus en plus souvent des figures inquiètes, frustes, intolérantes, de radicaux : tantôt c'était un intellectuel, tantôt un ouvrier ; ils dénonçaient l'attitude équivoque des zemstvos et exigeaient de la société cultivée des mots d'ordre clairs et une tactique déterminée. On leur faisait signe de se taire, de se calmer, on les flattait, on les blâmait, on leur mettait la main sur la bouche, on les caressait et, finalement, on les chassait, mais ils accomplissaient leur uvre, ils poussaient les éléments intellectuels de gauche dans la voie révolutionnaire.
Tandis que l'aile droite de la " société ", unie, par des intérêts matériels ou par les idées, au libéralisme censitaire, s'occupait de démontrer la modération et le loyalisme des motions du congrès et faisait appel au sens politique du prince Sviatopolk, les intellectuels radicaux, et principalement les étudiants, se joignaient à la campagne de novembre pour essayer de la tirer de l'ornière où elle s'était embourbée, de lui donner un caractère plus combatif et de la rallier au mouvement révolutionnaire des ouvriers dans les villes. C'est ainsi que se produisirent deux grandes manifestations dans la rue : celle de Pétersbourg, le 28 novembre, et celle de Moscou, les 5 et 6 décembre. Ces démonstrations étaient pour les " enfants " radicaux la conclusion directe et nécessaire des mots d'ordre lancés par les " pères " libéraux : puisqu'on avait décidé de réclamer un régime constitutionnel, il fallait s'engager dans la lutte. Mais les " pères " ne tenaient nullement à sanctionner les conséquences de leurs idées politiques. Bien au contraire, ils crurent de leur devoir de se dire effrayés : trop de hâte, trop de fougue pourrait rompre la frêle toile d'araignée de la confiance. Les " pères " ne soutinrent pas les " enfants " ; ils les abandonnèrent aux cosaques et à la gendarmerie du prince libéral.
Les étudiants ne furent pas soutenus non plus par les ouvriers. Et cela révéla clairement le caractère fort étroit de la campagne des banquets de novembre et décembre 1904 ; seule l'élite, peu nombreuse, du prolétariat y participa ; les " véritables ouvriers ", dont l'apparition engendrait un mélange de crainte, d'hostilité et de curiosité, ne se montrèrent dans les réunions de cette période qu'en fort petit nombre. La profonde évolution qui s'accomplissait alors dans la conscience des masses n'avait, bien entendu, rien de commun avec les démonstrations hâtives de la jeunesse révolutionnaire. Ainsi, les étudiants furent, en fin de compte, abandonnés presque exclusivement à eux mêmes.
Cependant toutes ces manifestations, après le long silence politique que la guerre avait causé, dans la grave situation intérieure qui avait été la conséquence de la débâcle militaire ces démonstrations nettement politiques dans les capitales, et dont la nouvelle était transmise par le télégraphe au monde entier, produisirent une impression beaucoup plus forte sur le gouvernement, qui y vit un symptôme, que n'avaient pu le faire les sages remontrances de la presse libérale... Le gouvernement se secoua, revint à lui et se hâta de prendre position.
VI
A la campagne constitutionnelle qui avait commencé par la réunion de quelques dizaines de membres de zemstvos dans le riche appartement de Korsakov et s'était terminée par l'envoi de quelques dizaines d'étudiants aux commissariats de police de Pétersbourg et de Moscou, le gouvernement répondit de deux manières : par un " oukase " de réforme et par une " communication " policière. L'oukase impérial du 12 décembre 1904, qui est resté comme le fruit le plus mûr de la politique printanière " de confiance ", pose comme condition sine qua non des réformes ultérieures l'intangibilité des lois fondamentales de l'Empire. En son ensemble, il reproduisait les entretiens pleins de bienveillance et de réticences du prince Sviatopolk avec les correspondants étrangers. Cela suffit à en fixer la valeur. Il y avait beaucoup plus de netteté politique dans la communication gouvernementale qui parut deux jours après l'oukase. Ce document caractérise le congrès de novembre comme la source première d'un mouvement étranger au peuple russe et fait observer aux municipalités et aux zemstvos qu'en délibérant sur ses résolutions, ils contreviennent à la loi. Le gouvernement rappelle en outre que son devoir légal est de défendre l'ordre dans l'Etat et de garantir la sécurité publique , par conséquent, toute réunion de caractère antigouvernemental sera dispersée par tous les moyens légaux dont disposent les autorités. Si le prince réussissait mal à régénérer pacifiquement le pays, il accomplissait avec un succès remarquable la tâche d'ordre plus général pour laquelle l'histoire l'avait mis à la tête du gouvernement : la destruction des illusions politiques et des préjugés de la classe moyenne.
La période de Sviatopolk Mirsky, qui s'ouvrit aux sons joyeux de la trompette et prit fin au sifflement de la nagaïka [3], eut pour résultat final d'exciter la haine de l'absolutisme à un degré inconnu chez tous les éléments plus ou moins conscients de la population. Les intérêts politiques prirent une forme mieux déterminée, le mécontentement gagna en profondeur et devint une sorte de principe. La pensée d'hier, encore primitive, se jette maintenant avec avidité sur le travail de l'analyse politique. Tous les phénomènes du malaise public et de l'arbitraire gouvernemental sont enfin considérés dans leurs causes originelles. Les mots d'ordre révolutionnaires n'épouvantent plus personne ; au contraire, ils trouvent l'écho de milliers de voix, ils se transforment en dictons populaires. Comme une éponge absorbe un liquide, la conscience sociale s'imprègne de toute parole de négation, de blâme ou de malédiction à l'adresse de l'absolutisme. Le gouvernement ne peut plus rien faire impunément. Chaque maladresse est aussitôt portée à son compte. Ses coquetteries devant l'opinion n'excitent que la raillerie. Ses menaces engendrent la haine. Il est vrai que le ministère du prince Sviatopolk avait accordé quelques facilités à la presse, mais les exigences de celle ci allaient déjà beaucoup plus loin que la condescendance de la direction des affaires de la presse.
Il en était de même dans tous les autres domaines : une demi-liberté accordée comme une grâce n'irritait pas moins qu'un esclavage absolu. Tel est, en général, le sort des concessions aux époques révolutionnaires : elles ne peuvent satisfaire, mais suscitent de nouvelles exigences. Ces prétentions étaient formulées hautement dans la presse, dans les assemblées, dans les congrès et elles irritaient, à leur tour, le pouvoir qui perdait rapidement toute " confiance " et recourait à la répression. On dispersait de force les réunions et les congrès ; les coups pleuvaient sur la presse ; les manifestations étaient pourchassées avec une brutalité impitoyable. Enfin, comme pour aider les petites gens à prendre conscience définitivement du poids spécifique de l'oukase du 12 décembre, le prince Sviatopolk publia, le 31 décembre, une circulaire dans laquelle il expliquait que la révision du règlement sur les paysans, annoncée par l'oukase libéral, serait effectuée d'après le projet de Plehve. Ce fut le dernier acte gouvernemental de 1904. 1905 s'ouvrit par des événements qui dressèrent une barrière fatale entre le passé et le présent. Ils soulignèrent d'un trait sanglant l'époque du " printemps ", période où la conscience politique du pays avait vécu son enfance. Le prince Sviatopolk, sa bonté, ses plans, sa confiance, ses circulaires, tout cela fut mis au rancart, tout cela fut oublié.
Notes
[1] Ce terme, devenu populaire, fut imaginé par Souvorine, éditeur du Novoïé Vrémia pour caractériser " l'époque du rapprochement entre le pouvoir et le peuple ". (1909)
[2] Résidence de la cour. (NdT)
[3] Le fouet des cosaques. (NdT)