1909 |
1905 fut écrit en 1905-1909 à Vienne et parut pour la première fois à Dresde. Il fut republié en 1922 en Russe, à partir de la traduction allemande et du manuscrit original. |
1905
Au début du voyage en traîneau, à chaque relais, je tournais la tête et voyais avec effroi que nous nous éloignions de plus en plus du chemin de fer. Obdorsk, pour aucun de nous n'était le but réel du voyage. L'idée d'une évasion ne nous quittait pas un instant. J'avais un passeport et l'argent indispensable pour le retour, tout cela habilement dissimulé dans la semelle de ma botte. Mais la longueur du convoi et la rigoureuse surveillance dont on nous entourait rendaient difficile une évasion en cours de route. Il nous était pourtant possible de disparaître, il faut le dire, mais à condition de ne pas partir tous ensemble. Plusieurs plans avaient été faits, sans doute assez réalisables, mais ceux qui voulaient fuir étaient retenus par la crainte des conséquences possibles pour les camarades. Les soldats de l'escorte, et le sergent tout le premier, répondaient de nous jusqu'à notre arrivée à destination. Au cours de l'année précédente, un sergent de Tobolsk avait été envoyé dans un bataillon disciplinaire pour avoir laissé échapper un étudiant déporté. Les soldats que l'on chargeait ordinairement d'escorter les prisonniers se le tenaient pour dit et traitaient depuis lors beaucoup plus durement ceux qu'on leur confiait. Il y avait une sorte de convention tacite entre soldats et déportés : pas d'évasion en chemin. Personne, parmi nous, ne considérait cette convention comme un engagement absolu ; mais notre volonté de fuir en était un peu paralysée et nous laissions derrière nous les relais les uns après les autres. Après avoir parcouru quelques centaines de verstes, nous cédâmes à l'inertie, nous nous laissâmes emporter ; j'avais hâte d' “arriver”, je me préoccupais de recevoir des livres et des journaux, et, en somme, je me disposais à une installation en règle... A Berezov, cet état d'esprit se modifia tout d'un coup. “Est‑il possible de partir d'ici ?
– Au printemps, c'est facile.
– Mais en ce moment?
– C'est difficile, mais possible tout de même, je pense. On n'a pas encore essayé. ”
Tout le monde, absolument tout le monde nous disait qu'il était aisé et simple de partir au printemps. La police, trop peu nombreuse, n'était pas en mesure de contrôler la présence d'innombrables déportés. Cependant, il fallait prévoir qu'on arriverait plus facilement à surveiller une quinzaine d'hommes déportés au même endroit et sur lesquels serait fixée l'attention générale. Mieux valait donc prendre tout de suite le chemin du retour.
Mais, pour y réussir, il importait d'abord de rester à Berezov. Continuer la route jusqu'à Obdorsk, c'était s'éloigner du but de quatre cent quatre‑vingts verstes de plus. Je déclarai qu'étant malade et fatigué, je ne pouvais pas partir tout de suite et qu'on ne m'emmènerait pas de bon gré : Fispravnik consulta le médecin et me permit de me reposer pendant quelques jours à Berezov. On me mit à l'hôpital. Mon plan n'était pas encore tracé.
A l'hôpital, je bénéficiai bientôt d'une liberté relative. Le médecin me recommandait de me promener le plus possible, et j'en profitai pour m'orienter.
Le plus simple était, semblait‑il, de revenir par le chemin que nous avions suivi jusqu'à Berezov, c'est‑à‑dire par la “route de Tobolsk”. Mais cette voie était trop peu sûre. Certes, je pouvais rencontrer bon nombre de paysans bien disposés qui consentiraient sans doute à me transporter secrètement de village en village. Mais combien de fâcheuses rencontres étaient à craindre ! Tous les fonctionnaires de l'administration vivent sur la grande route, en de continuels voyages. En deux jours, et plus vite même, s'il le fallait, on pouvait, de Berezov, atteindre la première station télégraphique, et, de là, prévenir la police sur toute la route de Tobolsk. Je renonçai donc à cette direction.
Il était aussi possible, avec un attelage de rennes, de passer l'Oural et la rivière Ijma, et d'arriver ainsi à Arkhangelsk ; là, je n'aurais qu'à attendre les premiers vapeurs pour gagner l'étranger. Jusqu'à Arkhangelsk, la route était sûre ; elle traversait des régions absolument sauvages. Mais ne serait‑il pas dangereux de s'attarder dans cette ville ? Je n'en savais absolument rien, et je ne pouvais pas me renseigner en si peu de temps.
Un troisième plan me parut plus séduisant que les autres je me dirigerais, avec un attelage de rennes, vers les mines et les fonderies de l'Oural ; je rejoindrais, à l'usine de Bogoslovsk, le chemin de fer à voie étroite, puis, de là, par le train, à Kouchva, la ligne de Perm. Ensuite Perm, Viatka, Vologda, Pétersbourg, Helsingfors.
Pour se rendre avec des rennes aux fonderies, on pouvait passer directement par la Sosva ou la Vogoulka. Dès le commencement du chemin, on se trouvait dans un désert sauvage Aucune police pendant des milliers de verstes, pas un village russe ; de loin en loin, quelques iourtas d'Ostiaks inutile de parler de télégraphe ; on ne trouvait pas de chevaux les rennes seuls pouvaient passer. Je n'avais, pour le moment, qu'à essayer de gagner du temps en obtenant des délais de l'administration de Berezov ; j'étais sûr alors qu'on ne me rattraperait pas, même si l'on me poursuivait dans la direction que j'aurais suivie.
On m'avertit que ce chemin serait plein “de privations et de dangers”. En certaines régions, pendant des centaines de verstes, on ne rencontrait aucune habitation. Chez les Ostiaks, seuls habitants de la contrée, sévissaient les épidémies : la syphilis était fort répandue, le typhus exanthématique apparaissait fréquemment. Il était inutile d'attendre aucun secours de personne. Pendant cet hiver, dans les iourtas d'Oourvi, qui se trouvent sur la Sosva, un jeune marchand de Berezov était mort : durant quinze jours, il s'était débattu contre la fièvre... Et qu'arriverait‑il si un renne tombait et qu'il fût impossible de le remplacer ? Et le bourane, la terrible tempête de neige ? Elle durait parfois plusieurs jours. Si elle vous assaillait en route, c'était la mort. Or février est justement le mois des tempêtes. D'ailleurs, la route des fonderies n'aurait‑elle pas disparu ? Les voyages de ce côté étaient rares, et si, dans ces derniers jours, aucun Ostiak n'avait suivi cette direction, toute trace de passage serait effacée. Il serait donc trop facile de perdre la route. Tels furent les avertissements que j'entendis.
Je n'avais pas à nier le danger. Certes, la route de Tobolsk présentait de grands avantages au point de vue de la sécurité et du “confort”. Mais, précisément pour cette raison, elle comportait de plus grands dangers du côté de la police. Je choisis donc le chemin de la Sosva, et je ne m'en suis pas repenti.
Il fallait trouver un homme qui consentît à me conduire jusqu'aux fonderies : c'était le plus difficile de ma tâche [1].
“ Attendez, je vais vous arranger cela, me dit, après de nombreuses conversations et réflexions, le jeune marchand Nikita Sérapionytch, qui professait des opinions “libérales”. A quarante verstes de la ville, dans les iourtas, il y a un Ziriane, nommé Nikifor. C'est un déluré. Il n'a pas l'esprit dans sa poche, il est capable de tout...
Ne boit‑il pas un peu ? demandai‑je prudemment.
– Comment donc ! Bien sûr qu'il boit ! Qui donc ici ne boirait pas ? C'est l'eau‑de‑vie qui l'a perdu. Il est bon chasseur, autrefois il tuait beaucoup de zibelines, il gagnait beaucoup. Enfin, cela n'a pas d'importance : s'il consent à s'occuper de cette affaire, j'espère qu'il se surveillera. Je vais aller le voir. C'est un malin. S'il ne réussit pas à vous guider, personne n'y réussira.
Avec Nikita Serapionytch, nous nous entendîmes sur les conditions du traité. Je devais acheter trois rennes, choisis parmi les plus beaux. Le traîneau était aussi à mes frais. Si Nikifor me conduisait jusqu'aux fonderies, les rennes et le traîneau lui appartiendraient. Je lui paierais en outre cinquante roubles.
Je connaissais déjà la réponse dans la soirée : Nikifor acceptait. Il était parti pour un camp d'Ostiaks situé à cinquante verstes de son habitation et il amènerait demain pour le déjeuner trois des meilleurs rennes. Nous pourrions probablement partir dans la nuit. En attendant, je devais acheter tout le nécessaire : des tchijs et des kiss, une malitza ou bien un gouss [2]. et préparer des provisions pour dix jours. Nikita Serapionytch se chargeait d'ailleurs de faire ces emplettes.
“Je vous dis, affirmait‑il, que Nikifor vous tirera d'affaire. C'est un homme à vous tirer d'affaire!
– S'il ne s'enivre pas, répliquai‑je d'un ton peu rassuré.
– Allons, il faut espérer qu'il ne boira pas. Il a peur seulement de ne pas trouver la route dans la montagne ; il y a huit ans qu'il n'a pas passé par là. Vous serez obligés probablement de suivre la rivière jusqu'aux iourtas de Chomine, et c'est beaucoup plus loin…
En effet, de Berezov jusqu'à ces iourtas, il y a deux routes l'une, “par la montagne”, va tout droit et traverse, en plusieurs endroits, la Vogoulka, puis passe par les iourtas de Vyjpourtym ; l'autre suit la Sosva par les iourtas de Chaïtane et de Maléev. La route de la montagne est deux fois plus courte, mais c'est un endroit désert, où l'on rencontre rarement un Ostiak, et le chemin disparaît souvent dans la neige.
Cependant, le lendemain, il fut impossible de partir. Point de rennes, point de Nikifor : on ne savait ce qu'il était devenu. Nikita Serapionytch s'en montrait tout confus.
“Ne lui auriez‑vous pas donné de l'argent pour acheter l'attelage ? demandai‑je.
– Allons donc ! Je ne suis pas un petit garçon, voyons ! je lui ai fait une simple avance de cinq roubles, et encore, en présence de sa femme. Mais, attendez, je vais aller le voir aujourd'hui même... ”
Le départ était retardé d'au moins vingt‑quatre heures. Vispravnik pouvait, d'un moment à l'autre, exiger mon départ pour Obdorsk. Mauvais début!
Je partis le surlendemain, 18 février.
Dans la matinée, Nikita Serapionytch vint à l'hôpital et, profitant d'un moment où il n'y avait personne dans la salle, me dit d'un ton décisif:
“Ce soir, à onze heures, arrangez‑vous pour venir chez moi sans qu'on vous voie. Vous partirez à minuit. Tous mes enfants et les gens de la maison iront au spectacle, je serai seul. Vous vous habillerez là, vous souperez, je vous conduirai dans mon traîneau jusqu'au bois, Nikifor nous y attendra. Il vous fera traverser la montagne : il dit qu'hier deux traîneaux ostiaks ont tracé la route.
– C'est bien décidé ? demandai‑je, car je doutais encore.
– Absolument décidé ! ”
Jusqu'au soir, je ne fis que marcher de long et en large dans la salle. A huit heures, je me rendis à la caserne où l'on donnait le spectacle. J'estimais que cela vaudrait mieux. Le local de la caserne était bondé. Trois grosses lampes pendaient au plafond ; des chandelles plantées sur des baïonnettes brûlaient des deux côtés de la salle. Trois musiciens se serraient au pied de la scène. Le premier rang des spectateurs était occupé par des fonctionnaires ; derrière eux se trouvaient des marchands et des “politiques” ; au fond, se trouvaient les gens du peuple : commis, bourgeois, jeunes gens. Des soldats s'adossaient aux murs. La représentation était commencée ; on donnait L'Ours, de Tchékhov. Antone Ivanovitch, aide‑médecin de l'hôpital, brave homme gros et grand, faisait l'ours. La femme du médecin jouait le rôle de la belle voisine. Le docteur en personne, caché dans une boîte, au pied de la scène, tenait l'emploi de souffleur. Ensuite un rideau fort joliment colorié descendit et tout le monde applaudit.
Pendant l'entracte, les “politiques” se réunirent en petits groupes afin de se communiquer les dernières nouvelles. “On dit que l'ispravnik regrette fort de n'avoir pas pu garder à Berezov les députés qui ont de la famille. ” “L'ispravnik a dit qu'une évasion était impossible ici. – Oh ! il exagère, répliqua quelqu'un, puisqu'on amène des gens par la route, ils peuvent s'en aller tout aussi bien par le même chemin. ”
Les trois musiciens cessèrent de jouer, le rideau se leva. On jouait Le Tragique malgré lui, le drame du mari en villégiature. En veston léger et chapeau de paille, le surveillant de l'hôpital, aide‑médecin militaire, représentait un mari qui se promène à la campagne, et cela au mois de février, à Berezov, près du cercle polaire ! Quand le rideau tomba sur le drame du pauvre époux, Je pris congé de mes camarades et sortis, prétextant une névralgie.
Nikita Serapionytch m'attendait.
“Vous avez juste le temps de souper et de changer de vêtements. J'ai dit à Nikifor de s'avancer vers l'endroit indiqué quand minuit sonnerait à la tour du veilleur. ”
Vers minuit, nous sortîmes dans la cour. Après la lumière de l'intérieur, la nuit nous paraissait fort sombre. Dans les ténèbres, j'aperçus pourtant un traîneau attelé d'un cheval. Je me couchai au fond du véhicule sur lequel j'avais étendu vivement mon gouss. Nikita Serapionytch me recouvrit tout entier d'une grosse brassée de paille qu'il attacha avec des cordes : cela faisait comme un tas de marchandises. La paille était gelée, mêlée de neige. Ma respiration fit bientôt fondre cette neige qui coulait en grosses gouttes sur mon visage. Mes mains aussi se glaçaient dans la paille froide ; j'avais oublié de mettre mes gants et il m'était fort difficile de bouger sous les cordes dont on m'avait ligoté. Minuit sonna à la tour. Le traîneau glissa, nous sortions de l'enclos, le cheval s'élançait dans la rue.
“Enfin, pensai‑je, nous voilà partis ! ” La sensation de froid aux mains et au visage m'était agréable, elle me semblait une preuve réelle de mon départ. Nous avançâmes au trot du cheval pendant vingt minutes, puis nous nous arrêtâmes. Un fort coup de sifflet retentit au‑dessus de moi, c'était évidemment le signal de Nikita. Aussitôt un autre sifflement lui répondit à distance, et des voix confuses se firent entendre. “De qui peuvent être ces voix ? ” me dis‑je, inquiet. Nikita partageait sans doute ma perplexité, car, au lieu de me détacher, il bougonnait à part lui.
“Qui est‑ce ? demandai‑je à mi‑voix à travers la paille.
– Le diable sait avec qui il s'est collé, répondit Nikita.
– Il est ivre ?
– Sûrement qu'il n'a pas toute sa raison. ”
Pendant ce temps, les gens qui causaient sortaient du bois et s'avançaient sur la route. J'entendis une voix qui criait :
“Ne t'inquiète pas, Nikita Serapionytch, ne t'inquiète pas ! Que ton type ne s'inquiète pas non plus. Celui que j'amène est mon ami. Et ce vieux‑là, c'est mon père. Ils ne diront pas un mot, pas un ! ”
Nikita, en grommelant, me détacha. Je vis un grand moujik vêtu d'une malitza, tête nue, les cheveux d'un roux clair, le visage d'un ivrogne, mais matois ; il ressemblait à un Petit-Russien. Un peu à l'écart se tenait en silence un jeune gars, et, sur la route, s'appuyant au traîneau qui était sorti du bois, titubait un vieillard déjà vaincu par l'eau‑de‑vie.
“Ce n'est rien, monsieur, ce n'est rien, dit l'homme roux – et je devinai que c'était Nikifor –, ce sont des gens à moi, je réponds d'eux. Nikifor aime à boire, mais il ne perd pas la tête. Ne vous inquiétez pas. Avec des “taureaux” comme ça (il montrait les rennes), ça serait bien un malheur que je ne vous conduise pas jusqu'au bout... Mon oncle Michel Egorytch me dit : “Passe par la montagne. Aujourd'hui deux traîneaux d'Ostiaks y ont passé. ” Et moi, j'aime mieux la montagne. Sur la rivière, tout le monde me connaît. Aussi, j'ai invité Michel Egorytch à se régaler chez moi. C'est un bon moujik.
– Minute, minute, Nikifor Ivanovitch, mets en place le bagage”, s'écria Nikita Serapionytch d'un ton autoritaire.
Nikifor se hâta d'obéir. En cinq minutes, tout fut en place et moi installé dans le traîneau qui devait m'emporter.
“Eh ! Nikifor Ivanovitch, dit Nikita d'un ton de reproche, tu as eu tort d'amener ces gens‑là : je t'avais pourtant prévenu... Enfin, faites attention, vous autres, pas un mot, hein, c'est entendu?
– Pas un, pas un ”, répondit le jeune moujik.
Le vieillard, qui ne pouvait parler, se contenta de faire de son doigt en l'air un signe de dénégation. Je dis adieu avec émotion à Nikita Serapionytch.
“ Marche ! ”
Nikifor héla son attelage, les rennes s'élancèrent, nous étions partis.
Les rennes couraient vaillamment, la langue pendante de côté, la respiration pressée : tchou‑tchou‑tchou‑tchou... La piste était étroite, les bêtes se serraient l'une contre l’autre, et je m'étonnais de voir qu'elles n'en étaient pas gênées.
“ Il faut le reconnaître, dit Nikifor en se tournant vers moi, on ne trouverait pas meilleur que ces rennes‑ci. Ce sont des mâles bien choisis : le troupeau compte sept cents têtes, mais ce sont sûrement les plus beaux. Le vieux Michée, d'abord, ne voulait pas en entendre parler : “Ceux‑là, je ne les vend pas. ” Mais, après avoir vidé une bouteille, il dit comme ça : “C'est bon, prends‑les ! ” Et pourtant, au moment où je les emmenais, il s'est mis à pleurer. “Regarde, qu'il dit, celui‑là, c'est le conducteur (Nikifor indiquait le renne qui courait en tête), il n'a pas de prix. Si tu le ramènes vivant et en bon état, je te le reprendrai pour la même somme. Voilà ce qu'ils valent, ces taureaux‑là ! ” Le prix était un peu fort, mais, il faut dire la vérité : ils le valent. Le conducteur, à lui seul, vaut bien ses vingt‑cinq roubles. Seulement, nous aurions aussi bien pu en prendre d'autres, et pour rien, chez l'oncle Michel Ossipovitch. L'oncle m'a même dit : “Tu es bête, Nikifor ! ” Oui, il a dit comme ça : “ Tu es bête, Nikifor. Pourquoi ne m'as‑tu pas dit que tu devais mener ce type ? ”
– Quel type ? dis‑je, interrompant le récit.
– Eh bien, vous, pardi ! ”
J'eus souvent l'occasion de remarquer dans la suite que “type” était le terme préféré de vocabulaire de mon cocher.
A peine nous étions‑nous éloignés d'une dizaine de verstes que Nikifor, brusquement, arrêta son attelage.
“Nous avons à faire un détour ici... pas plus de cinq verstes, nous passerons par le camp. J'ai une pelisse de dessus à y prendre. Je ne peux pas voyager avec une simple pelisse de dessous. Je gèlerais. J'ai un billet de Nikita Serapionytch, au sujet de la pelisse. ”
Je me sentis complètement démonté par cette absurde proposition. Quelle idée d'aller dans un camp d'Ostiaks à dix verstes de Berezov. A certaines réponses évasives de Nikifor, je compris qu'il aurait dû aller chercher sa pelisse la veille, mais qu'il avait bu sans désemparer durant ces deux derniers jours.
“Non, lui dis‑je résolument, nous n'irons pas chercher votre pelisse. Le diable vous emporte ! Il fallait y songer avant. Si vous avez froid, vous mettrez ma fourrure sous la vôtre, je suis assis dessus en ce moment. Et quand nous arriverons, je vous ferai cadeau du touloupe que je porte : il vaut mieux que n'importe quelle pelisse.
– Eh bien, c'est bon, répondit Nikifor d'un ton conciliant. Que ferions‑nous d'une pelisse de dessus ? Nous ne gèlerons pas. Go‑go ! cria‑t‑il, s'adressant à ses bêtes. Ces taureaux‑là n'ont pas besoin de coups de bâton. Go‑go ! ”
Mais l'entrain de Nikifor tomba bientôt. L'eau‑de‑vie produisait son effet. Il perdit toute énergie, il oscillait de droite à gauche sur son siège et s'endormait de plus en plus. Plusieurs fois, je le réveillai. Il se secouait, donnait aux rennes un coup de sa longue perche et marmonnait : “C'est bon, ces taureaux-là marcheront bien tout seuls. ” Et il se rendormait. Les rennes allaient presque au pas, et mes cris seuls les faisaient encore un peu marcher. Deux heures s'écoulèrent ainsi. Ensuite, je m'assoupis moi‑même et me réveillai quelques minutes plus tard, sentant que les rennes s'étaient arrêtés. Sous l'impression du sommeil, il me parut d'abord que tout était perdu.
“Nikifor ! ” criai‑je de toutes mes forces en le tirant par l'épaule.
En réponse, il marmonna quelques mots sans suite:
“Qu'est‑ce que je peux faire ?... Je n'y peux rien... J'ai envie de dormir... ”
Mes affaires se gâtaient vraiment. Nous n'étions guère à plus de trente ou quarante verstes de Berezov. Un arrêt à une si courte distance n'entrait pas du tout dans mes plans. Je vis que les choses prenaient une vilaine allure et je décidai de “prendre des mesures”.
“ Nikifor, criai‑je, en arrachant le capuchon qui couvrait sa tête d'ivrogne et l'exposant ainsi au froid, si vous ne vous tenez pas comme il faut à votre place et vous ne faites pas partir nos bêtes, je vous jette dans la neige et je m'en vais seul. ”
Nikifor revint un peu à lui : je ne sais si c'était le froid ou mes paroles. En dormant, il avait laissé tomber sa gaule. Trébuchant et se grattant, il fouilla dans le traîneau, en tira une hache, abattit sur le bord de la route un jeune pin et le débarrassa de ses branches. La gaule était prête et nous repartîmes. Je résolus de surveiller sévèrement mon cocher.
“ Comprenez‑vous ce dont il s'agit ? lui demandai‑je du ton le plus imposant que je pus prendre. Trêve de plaisanterie. Si l'on nous rattrape, pensez‑vous qu'on nous fasse des compliments?
– Est‑ce que je ne comprends pas ? répondit Nikifor qui, décidément, revenait à lui. Comment donc ! Seulement notre troisième taureau est un peu faible. Le premier est bon, on ne peut pas trouver mieux. Et le deuxième n'est pas mauvais. Mais le troisième, à dire vrai, ne vaut rien du tout. ”
Vers l'aube, le froid devint beaucoup plus piquant. Par‑dessus mon touloupe, je revêtis mon gouss, et m'en trouvai mieux. Mais pour Nikifor la situation se gâtait de plus en plus. Son ivresse se dissipait, le froid le pénétrait, le malheureux grelottait.
“Prenez ma fourrure, lui dis‑je.
– Non, il est trop tard maintenant : il faut d'abord que je me réchauffe moi‑même, pour chauffer ma pelisse. ”
Après une heure de route, nous aperçûmes des iourtas – trois ou quatre misérables masures faites de poutres.
“Je vais y entrer cinq minutes, pour demander la route et me réchauffer. ”
Cinq minutes se passent, puis dix, puis quinze. Une créature inconnue s'approche du traîneau : emmitouflée, elle s'arrête, regarde et s'en va. L'aube, déjà, éclairait faiblement, et le bois, avec les pitoyables demeures qui se dressaient là, prenait à mes yeux je ne sais quel éclat sinistre.
“Par quoi tout cela finira‑t‑il ? me disais‑je. Irai‑je loin avec cet ivrogne ? Si nous avançons de cette manière, il sera facile de nous rattraper. En buvant, Nikifor peut bavarder et dire tout à un passant ; qu'on rapporte la chose à Berezov et tout est perdu. En supposant même qu'on ne nous rattrape pas, on préviendra par télégraphe toutes les stations de la petite ligne... Est-ce la peine de continuer ? ” Le doute m'envahissait...
Une demi‑heure s'était passée. Nikifor ne revenait pas. Il fallait donc aller le chercher, et je n'avais même pas remarqué dans quelle habitation il avait disparu. Je m'approchai de la première, non loin de la route, et regardai par la fenêtre. Dans un coin, le foyer flambait d'un feu clair. Il y avait sur le plancher une marmite d'où sortait de la vapeur. Sur des planches servant de couchettes, un groupe était assis au milieu duquel... Nikifor, tenant une bouteille à la main. De toutes mes forces, je tambourinai à la fenêtre et contre le mur. Un instant après parut Nikifor. Il portait ma pelisse qui, par‑dessous, dépassait la sienne.
“En route ! lui criai‑je d'une voix menaçante.
– Tout de suite, tout de suite, répondit‑il humblement. Ce n'est rien, je me suis réchauffé, partons maintenant. Nous marcherons si bien dans la nuit que personne ne nous verra. Seulement, le troisième taureau n'est pas fameux. Il faudrait le dételer et le laisser là. ”
Nous partîmes.
Il était déjà cinq heures. La lune s'était levée depuis longtemps et éclairait d'une vive lumière, le froid était plus vif, on sentait, dans l'air, l'annonce du matin. Par‑dessus mon touloupe en peau de mouton, j'avais revêtu une pelisse de peau de renne qui me tenait chaud. Dans l'attitude de Nikifor, je voyais de l'assurance et de l'entrain, les rennes couraient d'une excellente allure et je somnolais tranquillement. De temps en temps je me réveillais et j'apercevais toujours le même tableau. Nous passions par des endroits probablement marécageux en été, presque entièrement dénudés ; quelques pins chétifs, quelques petits bouleaux se dressaient sur la neige ; la route s'allongeait en ligne sinueuse, étroite, à peine visible. Les rennes avançaient d'une course infatigable et régulière, comme des automates, et leur forte respiration rappelait le bruit d'un petit moteur. Nikifor avait rejeté son blanc capuchon et restait tête nue. De blancs poils de renne se mêlaient à sa chevelure ébouriffée qui semblait couverte de givre. “Nous allons, nous allons”, me dis dis‑je, et je sentais dans ma poitrine un flux de joie qui me réchauffait. “Ils ne s'apercevront pas de ma fuite, peut‑être, pendant un jour ou deux... Et nous allons, nous marchons... ” Et je me rendormais.
Vers neuf heures du matin, Nikifor arrêta l'attelage. Presque au bord de la route se trouvait une tente, ou plutôt une grande cabane faite de peaux de renne, en forme de cône épointé. A côté de cette habitation, il y avait des traîneaux attelés de rennes, du bois coupé ; à un corde étaient suspendues des peaux fraîchement prélevées ; sur la neige, une tête de renne écorchée, à large ramure ; deux enfants, vêtus de fourrures, s'amusaient avec des chiens.
“D'où vient cette tente ? dit Nikifor étonné. Je pensais que nous n’en verrions pas une jusqu'aux iourtas de Vyjpourtym. ”
Il alla aux renseignements ; il se trouva que nous étions en présence d'Ostiaks dont le centre était à deux cents verstes de là : ils chassaient l'écureuil. J'apportai notre vaisselle et nos provisions et nous entrâmes dans la tente par une étroite ouverture fermée d'une peau, pour y déjeuner et y prendre le thé.
“Païssi (salut), dit Nikifor en ostiak.
– Païssi, païssi, païssi ! ” lui répondit‑on de divers côtés.
Le sol était couvert de fourrures entassées, dans lesquelles remuaient des créatures humaines. Il y avait eu beuverie la veille, et les gens revenaient de leur ivresse. Au milieu de ce gîte un bûcher flambait et la fumée sortait librement par un large orifice au sommet de la tente. Nous suspendîmes nos bouilloires et jetâmes du bois sur le bûcher. Nikifor, qui parlait couramment l'ostiak, s'entretenait avec les maîtres du logis. Une femme se leva, gardant dans ses bras un nourrisson qu'elle venait d'allaiter, et, sans cacher sa poitrine, s'approcha du bûcher. Elle était laide comme la mort. Je lui donnai un bonbon. Aussitôt deux autres figures se dressèrent et s'avancèrent vers nous.
“ Ils demandent de l'eau‑de‑vie ”, me dit Nikifor, traduisant leurs paroles.
Je leur donnai de l'esprit‑de‑vin, un infernal alcool à 95°. Ils en burent, grimaçant et crachant sur le sol. La femme aux seins nus en but aussi sa part.
“Le vieux en veut encore, me dit Nikifor en tendant un deuxième petit verre à un Ostiak chauve dont les joues rouges étaient luisantes et pelées. J'ai engagé ce vieux, m'expliqua Nikifor, pour quatre roubles, jusqu'aux iourtas de Chomine. Il ira de l'avant avec trois rennes et nous tracera la route ; nos bêtes, derrière son traîneau, courront plus gaiement. ”
Nous bûmes du thé, nous mangeâmes ; au moment des adieux, j'offris à nos hôtes quelques cigarettes. Ensuite, nous plaçâmes notre bagage sur le traîneau du vieux, nous nous installâmes dans nos véhicules et nous partîmes. Un clair soleil s'était levé, la route traversait une forêt, il y avait de la lumière et de la joie dans l'air. En avant, l'Ostiak avançait, traîné par trois femelles blanches en gestation. Le vieux tenait une gaule extrêmement longue, terminée au sommet par une petite pointe de corne et munie, à l'autre bout, d'un morceau de fer ; Nikifor lui aussi s'était armé d'un bâton neuf. Les femelles entraînaient rapidement le léger véhicule de l'Ostiak, et nos mâles, reprenant courage, les suivaient de près.
“ Pourquoi le vieux ne se couvre‑t‑il pas la tête ? demandai‑je à Nikifor, en observant, étonné, que la tête chauve de l'Ostial, restait exposée au gel.
– L'ivresse passe plus vite ”, m'expliqua Nikifor.
En effet, au bout d'une demi‑heure, le vieux arrêta son attelage et s'approcha de nous, demandant de l'esprit‑de‑vin.
“Il faut régaler le bonhomme, déclara Nikifor qui, en même temps, se régalait lui‑même. Vous avez vu, ses bêtes étaient déjà attelées.
– Et alors ?
– Il voulait aller chercher de l'eau‑de‑vie à Berezov. J'ai eu, peur qu'il ne dise, là‑bas, un mot de trop... Alors, je l'ai engagé. De cette façon, c'est plus sûr. Maintenant, quand pourra‑t‑il, aller à la ville ? Dans deux jours. Moi, je n'ai pas peur. Qu'est‑ce qu'on peut me dire ? On me demandera : “Tu l'as conduit ? ” Est‑ce que je peux savoir qui j'ai conduit ? “Toi, dirai‑je, tu es de la police, moi je suis cocher. Tu reçois un traitement ? C'est ton affaire de veiller. Mon affaire à moi, c'est de conduire. ” Est‑ce juste?
– Très juste ! ”
C'est aujourd'hui le 19 février. Demain doit s'ouvrir la Douma d'Etat. L'amnistie ! “Le premier devoir de la Douma d'Etat sera de proclamer l'amnistie. ” C'est possible... Mais mieux vaut attendre cette amnistie un peu plus à l'ouest. “C'est plus sûr”, comme dit Nikifor.
Comme nous venions de dépasser les iourtas de Vyjpourtym, nous trouvâmes sur la route un sac qui devait contenir, selon toute apparence, du pain. Il pesait plus d'un poud. Malgré mes protestations énergiques, Nikifor mit le sac dans notre traîneau. Je profitai de l'assoupissement de cet ivrogne pour rejeter la trouvaille sur le chemin ; c'était une charge de trop pour nos bêtes.
Quand Nikifor se réveilla, il ne trouva ni le sac, ni la gaule qu'il avait prise dans la tente du vieux.
Les rennes sont des animaux extraordinaires : ils ne connaissent ni faim ni fatigue. Les nôtres n'avaient pas mangé depuis la veille de notre départ, et nous avancions depuis vingt‑quatre heures sans les avoir nourris. Nikifor m'expliqua qu'ils commençaient seulement à bien marcher. Ils courent d'une allure égale, inlassable, faisant de huit à dix verstes à l'heure. Toutes les dix ou quinze verstes, on s'arrête deux ou trois minutes pour permettre aux animaux de souffler ; puis on repart. Une course de cette longueur s'appelle un “trajet de rennes”, et, comme on ne mesure pas ici les verstes, c'est par le nombre de trajets qu'on calcule les distances. Cinq “trajets” équivalent à soixante ou soixante‑dix verstes.
Aux iourtas de Chomine, nous devions quitter le vieil Ostiak nous aurions alors, derrière nous, au moins dix “trajets”. C'était déjà une belle distance.
Vers neuf heures du soir, comme le crépuscule tombait, quelques traîneaux vinrent pour la première fois à notre rencontre. Nikifor essaya de leur céder le passage sans s'arrêter. Mais la manœuvre était difficile : la route était si étroite qu'il suffisait de s'en écarter un peu pour que les rennes enfonçassent aussitôt dans la neige jusqu'au ventre. Les traîneaux s'arrêtèrent. Un des cochers s'approcha de nous, avança son visage jusqu'à celui de Nikifor et le nomma par son nom:
“Qui conduis‑tu ? Tu vas loin?
– Pas loin... , répondit Nikifor, c'est un marchand d'Obdorsk. ”
Cette rencontre l'inquiéta.
“C'est le diable qui nous l'envoie ! Voilà cinq ans que nous ne nous sommes pas vus, et il m'a reconnu, le diable l'emporte ! Ce sont des Zirianes qui habitent à cent verstes d'ici, ils vont chercher des marchandises et de l'eau‑de‑vie à Berezov. Ils seront en ville demain à la nuit.
– Moi, ça m'est égal, dis‑je, on ne nous rattrapera pas. Mais, vous, si vous alliez avoir une affaire quand vous reviendrez.
– Quelle affaire ? Je dirai : “Mon affaire est de conduire, je suis cocher. Qui je mène, un marchand ou un “politique”, ça ne se lit pas sur le front. Toi, tu es de la police, tu n'as qu'à regarder ! Moi, je suis cocher, je mène les gens. ” C'est juste?
– Parfaitement juste ! ”
La nuit vint, une nuit de profondes ténèbres. La lune, à cette époque, ne se lève que vers le matin. Malgré l'obscurité, les rennes gardaient sans broncher le bon chemin. Nous ne rencontrions personne. Cependant, vers une heure du matin, nous entrâmes tout à coup dans un cercle de lumière vive et nous nous arrêtâmes. Devant un bûcher qui flambait sur le bord de la route, deux personnages étaient assis, l'un grand, l'autre petit. De l'eau bouillait dans une marmite, et le petit Ostiak râpait sur son gant des morceaux de thé pressé [3] qu'il jetait dans l'eau.
Nous nous approchâmes du bûcher et notre traîneau avec l'attelage nous fut aussitôt caché par les ténèbres. Les sons incompréhensibles de l'idiome étranger frappèrent mes oreilles. Nikifor emprunta la tasse du garçon et, recueillant dans cet ustensile un peu de neige, la fit tremper un instant dans l'eau bouillante ; puis il recommença l'opération. Il semblait préparer une mystérieuse boisson sur ce bûcher perdu dans les profondeurs de la nuit et du désert. Puis, lentement, avidement, il but.
Nos rennes commençaient à se sentir fatigués. A chaque arrêt ils se couchaient l'un près de l'autre et avalaient de la neige.
Vers deux heures du matin, nous arrivâmes aux iourtas de Chomine. Nous décidâmes d'accorder un repos à nos bêtes et de les nourrir. Les iourtas de cet endroit ne sont pas des tentes nomades ; ce sont de véritables habitations faites de poutres. Elles diffèrent cependant beaucoup de celles que nous avions rencontrées sur la route de Tobolsk. Là‑bas, les iourtas étaient de véritables isbas, séparées en deux moitiés par une cloison ; on y voyait un poêle russe, un samovar, des chaises, tout cela en plus mauvais état et plus sale que dans les isbas de nos moujiks sibériens. Ici, l'on ne trouvait qu'une “ chambre ”, un âtre primitif au lieu de poêle ; pas de meubles ; une entrée fort basse, un glaçon servant de carreau à la fenêtre. Néanmoins, je me sentis fort à l'aise quand je me fus débarrassé des pelisses dont j'étais couvert ; une vieille Ostiaque les suspendit devant le feu pour les sécher. Il y avait bientôt vingt‑quatre heures que je n'avais pas mangé.
Quel plaisir de s'asseoir sur une couchette de planches couvertes de peaux de renne, de manger du veau froid, du pain à demi dégelé et d'attendre le thé. Je bus un petit verre de cognac, la tête me bourdonnait un peu, et j'éprouvais la sensation d'être arrivé au but de mon voyage... Un jeune Ostiak, dont les cheveux nattés étaient entrelacés de bandes de drap rouge, se leva de la couchette pour aller nourrir les rennes.
“ Que va‑t‑il leur donner ? demandai‑je.
– De la mousse. Il n'a qu'à les conduire à un endroit où il y en a ; les bêtes fouilleront la neige et la trouveront. Elles creuseront un trou, s'y coucheront et mangeront à leur aise. Les rennes ne sont pas difficiles.
– Ne mangent‑ils pas du pain ?
– Non, rien que de la mousse, à moins qu'on ne les ait habitués dès le début à manger autre chose, du pain par exemple ; mais c'est bien rare. ”
La vieille jeta du bois dans le foyer, puis réveilla une jeune Ostiaque. Celle‑ci, voilant son visage devant moi, sortit, sans doute pour aider son mari, le jeune gars que Nikifor venait d'engager pour deux roubles à nous accompagner jusqu'à Oourvi. Les Ostiaks sont extrêmement paresseux et ce sont les femmes, chez eux, qui exécutent tous les travaux. Et cela non seulement dans le ménage : il n'est pas rare de rencontrer une Ostiaque à la chasse, le fusil en main, poursuivant l'écureuil et la zibeline. Un garde forestier de Tobolsk m'a raconté des choses étonnantes sur la paresse des Ostiaks et sur leur manière de traiter les femmes. Il avait eu l'occasion plusieurs fois d'explorer des endroits sauvages dans le district de Tobolsk : ces endroits‑là, dans la langue du pays, s'appellent des “brumes”. Il prenait pour guides des Ostiaks à raison de trois roubles par jour. Et chaque jeune Ostiak se faisait accompagner dans les “brumes” par sa femme, ; les veufs ou célibataires emmenaient leur mère ou leur sœur. La femme portait tous les ustensiles et provisions de route : le sac, la hache, la marmite. L'homme n'avait que son coutelas à la ceinture. Quand on s'arrêtait pour se reposer, la femme nettoyait la place, prenait des mains de son mari la ceinture qu'il ôtait pour se mettre plus à l'aise, elle allumait le bûcher et préparait le thé. L'homme s'asseyait et, en attendant, fumait sa pipe...
Le thé était prêt et j'approchai avidement mes lèvres de la tasse. Mais l'eau exhalait une insupportable odeur de poisson. Je versai dans la tasse deux cuillerées d'essence de canneberge ; il n'en fallut pas moins pour me cacher le mauvais goût.
“ Et vous, vous ne sentez rien ? demandai‑je à Nikifor.
– Le poisson ne nous effraie pas, nous le mangeons même cru quand il sort du filet et qu'il frétille encore ; il n'y a pas meilleur. ”
La jeune femme revint, se couvrant encore la moitié du visage ; s'arrêtant devant le foyer, elle remit en ordre son vêtement avec un divin sans‑gêne. Son mari la suivait de près et me proposa, par l'intermédiaire de Nikifor, de lui acheter de la fourrure brute, cinquante peaux d'écureuil.
“ J'ai dit que vous étiez un marchand d'Obdorsk ; voilà pourquoi il vous propose de l'écureuil, m'expliqua Nikifor.
– Dites‑lui que je viendrai le voir quand je repasserai. Ça m'embarrasserait d'emporter les peaux maintenant. ”
Nous prîmes le thé, nous fumâmes, et Nikifor se coucha sur les planches pour faire un somme en attendant que les rennes eussent mangé. J'avais, moi aussi, une effroyable envie de dormir, mais je craignais de ne pas me réveiller avant le matin ; je m'assis donc avec un carnet et un crayon devant le feu et je résumai les impressions de mon premier jour de voyage. Comme tout allait bien ! Comme tout s'arrangeait simplement ! Trop simplement même!... A quatre heures du matin, je réveillai les cochers et nous quittâmes les iourtas de Chomine.
“Chez les Ostiaks, les femmes et les hommes portent des nattes, avec des rubans et des anneaux ; ils ne tressent pas leurs cheveux, sans doute, plus d'une fois par an?
– Leurs nattes ? répondit Nikifor. Si, ils les tressent souvent. Quand ils sont ivres, c'est toujours par la natte qu'ils se tirent les cheveux. Ils boivent, ils boivent, puis ils se prennent l'un l'autre à la tête. Alors, le plus faible dit : “Lâche‑moi ! , L'autre lâche. Et ils se remettent à boire. Ils n'ont pas besoin de se fâcher : ils n'ont pas le cœur à ça. ”
Non loin des iourtas de Chomine, nous descendîmes sur la Sosva. La route suit tantôt la rivière, tantôt la forêt. Un vent violent, pénétrant, souffle et c'est avec peine que je trace des notes sur mon carnet. Nous avançons en lieu découvert : entre un bois de bouleaux et le lit de la rivière. La route est tuante. Le vent efface aussitôt, sous nos yeux, le sillage étroit de nos traîneaux. L'un des rennes perd à chaque instant la voie. Il enfonce dans la neige jusqu'au ventre et plus profondément encore, bondit désespérément, remonte sur la route, pousse le limonier et rejette le conducteur hors du chemin. Sur la rivière et sur le marais gelé, on avance au pas. Pour comble de malheur, le conducteur – le “taureau” qui n'a pas son pareil – se met à boiter. Traînant la jambe gauche de derrière, il continue honnêtement à courir sur la route affreuse ; mais il baisse la tête, il tire la langue jusqu'au sol et lampe de la neige en courant, à quoi l'on reconnaît bien qu'il donne un suprême effort. Tout à coup, la route s'enfonce entre deux murailles de neige d'un mètre de haut. Les rennes se serrent dans l'étroit passage et l'on dirait que ceux qui marchent de côté portent le limonier. Je remarque que le conducteur a la jambe de devant en sang.
“Je suis un peu soigneur de bêtes, m'explique Nikifor ; je lui ai fait une saignée pendant que vous dormiez. ”
Il arrête l'attelage, tire un coutelas de sa ceinture, s'approche de l'animal malade et, prenant le couteau entre ses dents, tâte longtemps la jambe ensanglantée. “Je ne comprends rien à cette histoire”, déclare‑t‑il, étonné, et, de son coutelas, il gratte la jambe au‑dessus du sabot. Pendant l'opération, l'animal restait couché, serrant les pattes, ne se plaignant pas ; puis il léchait le sang qui coulait de sa jambe, il le léchait tristement. Des taches rouges, bien visibles sur la neige, marquaient l'endroit où nous nous étions arrêtés. J'insistai pour qu'on attelât à mon traîneau les rennes de l'Ostiak et pour que les nôtres fussent mis au traîneau léger. On attacha derrière ce véhicule le pauvre conducteur boiteux. Nous avions quitté Chomine depuis cinq heures environ ; il nous en restait autant à faire jusqu'à Oourvi ; là seulement nous pourrions prendre un nouvel attelage chez un riche Ostiak, nommé Simon Pantuï. Consentirait‑il, cependant, à nous donner des rennes pour un long voyage ? Je discutai là‑dessus avec Nikifor.
“Allons‑nous être obligés, lui disais‑je, d'acheter deux attelages ?
– Eh bien quoi ? répondait Nikifor d'un air de défi, nous les achèterons ! ”
Ma manière de voyager produisait sur lui une impression dans le genre de celle que je ressentis jadis en lisant les aventures de Phileas Fog. Si vous vous rappelez, l'Anglais achetait des éléphants, achetait des navires à vapeur et, quand il manquait de combustible, jetait tous les bois du bâtiment dans le foyer. Quand il s'agit de nouvelles difficultés et de dépenses, Nikifor, surtout ivre, et il l'est presque toujours, se sent inspiré. Il s'identifie complètement à moi, cligne de l'œil malicieusement et me dit:
“ La route, pour nous, n'est qu'une affaire de kopecks. Et ça nous est égal, nous crachons là‑dessus. Nous ne regrettons pas l'argent. Les taureaux ? Si un taureau tombe, nous en achèterons un autre. Ce n'est pas moi qui vais chicaner là-dessus tant que les taureaux peuvent aller, nous marchons. Go‑go ! L'important, c'est d'arriver à destination... Pas vrai ?
– Parfaitement juste !
– Si Nikifor ne réussit pas à vous mener, personne n'y réussira. Mon oncle Michel Ossipovitch – un bon moujik ! me dit : “Nikifor, tu vas mener ce type ? Mène‑le. Prends six rennes de mon troupeau et mène‑le. Prends‑les pour rien, je te les donne. ” Et le caporal Souslikov me dit : “Tu le mènes ? Tiens, voilà cinq roubles. ”
– Pourquoi cela ? demandai‑je à Nikifor.
– Pour que je vous mène.
– Pour cela, vraiment ? Qu'est‑ce que cela peut lui faire?
– Pour cela, je vous le jure ! Il aime nos frères, il se met devant eux pour les défendre, comme un mur. Parce que, entre nous soit dit, pour qui donc souffrez‑vous ? Pour le monde, pour les pauvres. “Tiens, qu'il dit, Nikifor, voilà cinq roubles, mène‑le, je te bénis. Mène‑le, qu'il dit, quand bien même je devrais en répondre. ”
La route pénètre en forêt et devient aussitôt meilleure : les arbres la protègent contre les bourrasques de neige. Le soleil est déjà haut dans le ciel, tout est calme dans le sous‑bois et j'ai si chaud que je me débarrasse de mon gouss et ne garde que mon touloupe. L'Ostiak de Chomine, traîné par nos rennes, se laisse à chaque instant distancer et nous sommes obligés de l'attendre. De toutes parts, des pins nous entourent : énormes arbres, dépourvus de branches jusqu'au sommet, d'un jaune clair, droits comme des cierges. On dirait que nous traversons un merveilleux parc d'autrefois. Le silence est absolu. De temps en temps seulement, un couple de perdrix blanches, qu'il est difficile de distinguer sur la neige, se lèvent, s'envolent, s'enfoncent dans le bois. Brusquement, nous arrivons à la limite des pins, la route descend en pente escarpée vers la rivière, notre traîneau se renverse, nous le rétablissons sur la voie, nous repartons, nous traversons la Sosva et, de nouveau, nous avançons en lieu découvert. De loin en loin, de petits bouleaux se dressent sur la neige. Sans doute est‑ce un marais.
“Combien de verstes avons‑nous fait ? demandai‑je à Nikifor
– Trois cents, je pense. Mais comment le savoir ? Qui donc a pu mesurer les verstes de ce côté‑ci ? L'archange saint Michel, personne d'autre... Il y a longtemps qu'on a dit de nos chemins : “La vieille voulait le mesurer avec son bâton, mais elle y a renoncé. ” Enfin, ce n'est rien. Dans trois jours, nous serons aux fonderies, pourvu que le temps se maintienne. Sans quoi, il arrive des fois une de ces tempêtes, je ne vous dis que ça… Un jour, j'ai été surpris par le bourane : en trois jours, je n'ai fait que cinq verstes... Dieu nous préserve ! ”
Mais voici les Petits Oourvi : ce sont trois ou quatre iourtas misérables, une seule est habitée. Il y a vingt ans, elles étaient toutes peuplées sans doute. Les Ostiaks disparaissent avec une rapidité effrayante. Dix verstes plus loin, nous arriverons aux Grands Oourvi. Trouverons‑nous Simon Pantuï ? Nous donnera-t‑il des rennes ? Il est absolument impossible de continuer avec les nôtres...
Déconvenue ! A Oourvi, nous ne trouvons pas les moujiks : ils doivent garder leur troupeau sous la tente, à une distance de deux “trajets”. Nous serons obligés de revenir sur nos pas pendant quelques verstes et ensuite de faire un crochet. Si nous nous étions arrêtés aux Petits Oourvi, si nous nous étions renseignés, nous eussions économisé plusieurs heures. Dans un état d'âme tout proche du désespoir, j'attends, tandis que les femmes cherchent un renne qui puisse remplacer notre conducteur boiteux. Comme partout ailleurs, les femmes d'Oourvi sont à peu près ivres et, lorsque je découvre nos provisions, elles me demandent de l'eau‑de‑vie. Je m'entretiens avec elles par l'intermédiaire de Nikifor qui parle, aussi facilement que le russe, le ziriane et les deux dialectes ostiaks, celui “de la haute rivière” et celui “du bas”, qui se ressemblent fort peu. Les Ostiaks d'ici ne savent pas un mot de russe. Cependant il faut remarquer que tous les jurons russes sont entrés, tels quels, dans leur langue et qu'avec la vodka de l'Etat, ils constituent l'apport le plus tangible de notre action civilisatrice. Au milieu des termes confus de l'idiome ostiak, dans un lieu où personne ne sait dire bonjour en russe, retentit tout à coup très nettement un de ces mots incongrus qui font la gloire de notre langue nationale ; l'Ostiak le prononce sans aucun accent, avec une parfaite netteté.
De temps en temps, j'offre à nos hôtes, hommes et femmes, des cigarettes. Ils fument mon tabac avec une déférence nuancée de dédain. Ces gosiers brûlés par l'alcool ne sont nullement sensibles au faible goût de mes cigarettes. Nikifor lui‑même, qui, en général, respecte les produits de la civilisation, reconnaît que mes cigarettes me méritent pas de compliment. “Le cheval ne veut pas de cette avoine”, explique‑t‑il.
Nous nous dirigeons vers le camp. Quel désert ! Quel pays sauvage ! Nos rennes cherchent leur chemin dans des monts de neige, s'embarrassent au milieu des arbres, dans des halliers primitifs, et je me demande comment le cocher peut reconnaître sa route. Il possède un instinct, comme les rennes qui, de manière étonnante, détournent la tête pour ne pas accrocher leurs bois aux branches des pins et des sapins. Le nouveau conducteur qu'on nous a donné à Oourvi porte une immense ramure d'au moins un mètre de largeur. Le chemin est à chaque instant barré par des branches et l'on croirait que l'animal va s'y trouver pris. Mais à la dernière seconde il détourne légèrement la tête, et pas une aiguille de la branche n'est touchée. Longtemps j'observai cette manœuvre et elle me paraissait infiniment mystérieuse comme semblent toujours les manifestations de l'instinct à l'homme qui veut raisonner.
Nouvelle déconvenue ! Le vieux patron est parti avec son ouvrier pour le campement d'été où il a laissé une partie de son troupeau. On l'attend d'une heure à l'autre, mais on ne sait pas exactement quand il reviendra. En son absence, son fils, un jeune gars dont la lèvre supérieure a un bec de lièvre, n'ose prendre sur lui de conclure le marché. Nous sommes obligés d'attendre. Nikifor lâche notre attelage en liberté, à la recherche de la mousse qui sera sa pitance. Pour que nos bêtes ne se confondent pas avec celles du troupeau, il trace ses initiales dans le poil, sur le dos des deux mâles, avec la pointe de son couteau. Ensuite, étant de loisir, il répare notre traîneau fort ébranlé par les chocs et les contre‑chocs. Le désespoir dans l'âme, je rôde dans les champs de neige environnants, puis j'entre dans la tente. Sur les genoux d'une jeune Ostiaque est assis un garçonnet de trois ou quatre ans, complètement nu ; la mère l'habille. Comment peuvent‑ils vivre avec des enfants, dans ces demeures rudimentaires, par quarante et cinquante degrés de froid ? “Pendant la nuit, ça va, m'explique Nikifor ; on s'enfonce dans les fourrures et on dort. J'ai, moi‑même, passé plus d'un hiver sous la tente. L'Ostiak, lui, se met tout nu pour la nuit, dans une malitza. On y dort bien. C'est le lever qui est désagréable. La buée de la respiration gèle sur le vêtement, elle est à couper avec la hache... Oui, le lever est ennuyeux. ”
La jeune Ostiaque enroule le garçonnet dans un pan de sa pelisse et lui donne le sein. On nourrit ainsi les enfants jusqu'à cinq ou six ans.
Je fais bouillir de l'eau sur le foyer. Pendant que j'avais le dos tourné, Nikifor a trouvé le temps de remplir sa paume (quelle paume, quelle main, Seigneur !) du thé de ma boîte, et de le verser dans la théière. Je n'ai pas le courage de lui faire une observation et je vais être obligé de boire un thé qui a passé par cette main... La paume de Nikifor s'est frottée à bien des choses, mais certainement pas à du savon depuis longtemps...
L'Ostiaque, après avoir nourri son garçon, le lave, l'essuie avec de fins copeaux, l'habille, puis le laisse sortir de la tente. La tendresse avec laquelle elle traite son enfant m'étonne beaucoup. Maintenant elle se met au travail : elle coud une pelisse en peau de renne avec des tendons séchés du même animal. Non seulement son ouvrage me paraît solide, mais il est vraiment élégant. La bordure tout entière s'orne d'un dessin fait de morceaux de fourrures blanches et sombres. Une bande d'étoffe rouge est glissée dans chaque couture. Ce sont toujours les femmes qui font les pelisses de toute la famille. Quel travail formidable!
Le fils aîné reste couché dans un coin de la tente : il est malade depuis trois ans. On lui procure comme on peut les médicaments qu'il absorbe en quantités énormes : il passe tout l'hiver sous la tente, autant dire à ciel ouvert. Le malade montre un visage d'une rare intelligence : c'est comme si la conscience de sa souffrance avait marqué ses traits... Je me rappelle que c'est précisément ici qu'est mort, le mois dernier, un jeune marchand de Berezov, qui était venu chercher de la fourrure. Il est resté plusieurs jours en proie à la fièvre, sans aucun secours.
Le vieux Pantuï que nous attendons possède un troupeau d'environ cinq cents rennes. Il est célèbre, dans toute la contrée, pour sa prospérité. Le renne, ici, est l'unique richesse : nourriture, vêtement et transport. Il y a quelques années, un renne coûtait de six à huit roubles ; le prix actuel est de dix à quinze. Nikifor explique ce renchérissement par des épizooties continuelles qui emportent des centaines de ces animaux.
Il fait de plus en plus sombre. Il est évident que personne ne voudra s'occuper, la nuit venue, de capturer des rennes dans le troupeau ; mais je ne veux pas encore abandonner ma dernière espérance… et j'attends le vieillard avec une impatience telle que je n'en ai peut‑être pas connu de pareille de toute ma longue vie.
... L'obscurité était complète quand le vieux maître apparut enfin avec son ouvrier. Il entra dans la tente gravement, nous salua et s'assit devant l'âtre. Son visage, intelligent et autoritaire, me frappa. Les cinq cents rennes qu'il possédait lui permettaient évidemment de se sentir souverain de la tête aux pieds.
Je poussai du coude Nikifor:
“ Parlez‑lui donc ! Pourquoi perdre du temps?
– Attendez, ce n'est pas encore le moment : il va souper. ”
L'ouvrier entra, un moujik de haute stature aux larges épaules, il nous dit bonjour d'une voix nasillarde, changea de bottes dans un coin, celles qu'il portait étant mouillées, et s'approcha du foyer. Quelle horrible physionomie ! Le nez avait complètement disparu de cette malheureuse face, la lèvre supérieure était tendue vers le haut, la bouche restait à moitié ouverte, montrant de puissantes dents blanches. Je me détournai, épouvanté.
“Peut‑être est‑il temps de leur offrir de l'esprit‑de‑vin ? demandai‑je à Nikifor dont je respectais l'autorité.
– C'est juste le moment ! ” répondit Nikifor.
J'allai chercher la bouteille. La bru du vieillard qui, à son arrivée, s'était voilé pour la première fois le visage, alluma au feu de l'âtre un copeau de bouleau et, s'en servant comme d'une chandelle, fouilla dans un coffre et en tira une timbale. Nikifor essuya cette tasse avec un pan de sa chemise et la remplit jusqu'au bord. La première portion fut offerte au vieux. Nikifor lui expliqua que c'était de l'esprit‑de‑vin. Celui‑ci inclina la tête d'un air grave et, sans un mot, avala d'une gorgée le contenu de la timbale, c'est‑à‑dire de l'alcool à 95° ; pas un muscle ne bougea sur son visage. Ensuite le cadet but aussi, celui dont la bouche était en bec de lièvre. Il se contraignit à avaler, fit une grimace pitoyable et, longtemps, cracha dans le feu. Ce fut le tour de l'ouvrier qui, ayant bu, se mit à dodeliner de la tête. Enfin, on offrit la timbale pleine au malade ; mais il ne put l'achever et rendit la tasse. Nikifor jeta ce qui y restait dans le feu pour montrer aux gens de quoi il les régalait : l'alcool s'alluma aussitôt d'une flamme claire.
– Taak (il est fort), dit tranquillement, en sa langue, le vieux.
– Taak, répéta le fils, en crachant un filet de salive.
– Saka taak (il est très fort)”, confirma l'ouvrier.
Nikifor en but à son tour et trouva même que l'alcool était trop fort. On délaya un peu avec du thé. Nikifor boucha du doigt la bouteille et la secoua en l'air. Tous burent encore une fois. Puis ils versèrent encore du thé dans la bouteille et burent encore. Enfin, Nikifor se mit en devoir d'exposer notre affaire.
“ Saka khoza, dit le vieux.
– Khoza, saka khoza, répétèrent‑ils tous en chœur.
– Qu'est‑ce qu'ils disent ? demandai‑je, impatient, à Nikifor.
– Ils disent : c'est très loin... Il demande trente roubles pour vous conduire jusqu'aux fonderies.
– Mais combien prendra‑t‑il jusqu'à Niaksimvoli ? ”
Nikifor marmonna quelques mots inintelligibles. Il était évidemment mécontent, mais je n'en compris la raison que plus tard. Cependant il s'adressa au vieux et me transmit sa réponse : jusqu'à Niaksimvoli, treize roubles ; jusqu'aux fonderies, trente.
“Et quand ira‑t‑on prendre les rennes ? Au point du jour. Il n'y a pas moyen tout de suite ? ”
Nikifor leur transmit ma question d'un air ironique. Tous éclatèrent de rire et hochèrent la tête en signe de dénégation. Je compris qu'il me faudrait passer la nuit dans ce lieu et je quittai la tente pour prendre l'air. Le temps était calme et doux. Je flânai pendant une demi‑heure sur le champ de neige et me couchai ensuite dans mon traîneau.
Enveloppé de mon touloupe et de ma pelisse, j'étais étendu, en quelque sorte, dans un antre de fourrures. Au‑dessus de la tente, un cercle de lumière était formé dans l'air par le feu de l'âtre qui achevait de se consumer. Alentour, le silence était total. Au firmament, les étoiles étaient suspendues, nettes et claires. Les arbres étaient immobiles. L'odeur de la peau de renne, humectée par ma respiration, me suffoquait un peu, mais la fourrure me réchauffait agréablement, la paix de cette nuit m'hypnotisait et je m'endormis avec la ferme résolution de mettre sur pied les gens dès l'aube et de partir le plus tôt possible. Combien de temps nous avions perdu ! C'était effrayant d'y penser!
Plusieurs fois je me réveillai, alarmé, mais les ténèbres m'entouraient. Un peu après quatre heures, comme une partie du ciel s'éclairait, j'entrai dans la tente, tâtai les corps, reconnus celui de Nikifor et le secouai. Il réveilla tous les habitants de la tente. La vie des forêts pendant des hivers de froid épouvantable a certainement son influence sur ces gens‑là : quand ils se réveillèrent, ils se mirent à tousser et à cracher si longtemps que je ne pus supporter ce spectacle et sortis à l'air frais. A l'entrée de la tente, un garçonnet de dix ans versait de sa bouche de l'eau sur ses mains crasseuses et se débarbouillait ainsi en étalant cette eau sur son visage sale ; quand il eut achevé cette opération, il s'essuya soigneusement avec une poignée de copeaux.
Bientôt l'ouvrier au nez rongé et le cadet au bec de lièvre partirent, montés sur des raquettes, avec des chiens, pour ramener le troupeau vers la tente. Mais une bonne demi‑heure s'écoula avant qu'un premier groupe de rennes ne sortît de la forêt.
“Maintenant, ils se sont mis en mouvement, m'expliqua Nikifor, tout le troupeau sera bientôt là. ”
Il en fut autrement. Il fallut encore deux heures pour rassembler un nombre assez considérable de bêtes. Elles rôdaient tranquillement autour de la tente, fouillaient du museau la neige, se rassemblaient en tas, se couchaient. Le soleil s'était déjà levé sur les bois et éclairait le champ de neige où la tente se dressait. Les silhouettes des rennes, grands et petits, à robe sombre ou blanche, pourvus ou non de ramure, se profilaient nettement sur le fond blanc. Merveilleux tableau qui me parut fantastique et que je n'oublierai jamais. Les rennes étaient gardés par des chiens. Un petit animal velu ne craignait pas de se jeter sur un groupe de cinquante têtes dès que les rennes s'éloignaient un peu de la tente, et ceux‑ci, pris d'une terreur folle, revenaient au galop sur le champ de neige.
Mais ce tableau même ne pouvait m'empêcher de songer au temps perdu. Ce 20 février – jour de l'ouverture de la Douma d'Etat – fut pour moi une journée malheureuse. J'attendis que le troupeau s'assemblât au complet avec une impatience fiévreuse. Il était déjà plus de neuf heures et je devais attendre encore. Nous avions perdu vingt‑quatre heures ; il était clair maintenant que nous ne pourrions pas partir avant onze heures ou midi. et il nous restait à faire, jusqu'à Oourvi, vingt ou trente verstes, par une route très mauvaise. Si les circonstances m'étaient défavorables, on pourrait me rattraper aujourd'hui. En supposant que la police se fût aperçue de mon évasion dès le lendemain, et qu'elle eût appris d'un des trop nombreux compagnons avec qui Nikifor vidait des bouteilles quel chemin il avait suivi, elle pouvait, dès la nuit du 19, organiser la poursuite. Nous ne nous étions éloignés que de trois cents verstes. C'est une distance que l'on peut couvrir en vingt‑quatre ou trente heures. Nous avions donc donné juste assez de temps à l'ennemi pour qu'il nous rattrapât. Ma mésaventure pouvait devenir fatale.
J'exprimai mon vif mécontentement à Nikifor. Ne lui avais‑je pas dit la veille qu'il fallait envoyer chercher immédiatement le vieillard et non l'attendre. On aurait pu lui donner quelques roubles de plus, à condition de partir le soir même. Bien entendu, si j'avais pu m'exprimer en ostiak, j'aurais arrangé cela. Mais je voyageais avec Nikifor précisément parce que je ne savais pas l'ostiak, etc.
Nikifor, maussade, regardait droit devant lui, se détournant de moi.
“Qu'est‑ce qu'on peut faire avec lui, puisqu'il ne veut pas. Les rennes de son troupeau sont bien nourris, bien choyés ; on ne peut pas les capturer la nuit. Mais, ce n'est rien, ajouta‑t‑il brusquement en se tournant vers moi, nous arriverons!
– Nous arriverons?
– Nous arriverons ! ”
Il me sembla tout à coup qu'en effet ce n'était rien, que nous arriverions. D'autant plus que la clairière tout entière se couvrait maintenant de rennes et que les Ostiaks reparaissaient sur leur raquettes, sortant de la forêt.
“ On va attraper les rennes tout de suite ”, dit Nikifor.
Je vois que les Ostiaks prennent en main le lasso. Le vieux maître, avec des gestes lents, rassemble la corde et le nœud coulant dans sa main gauche. Puis tous crient, s'interpellent. C'est sans doute pour régler le plan d'action et choisir la première victime. Nikifor, lui aussi, est du complot. Il fait lever un groupe de rennes et les pousse dans l'espace qui s'étend entre le vieillard et son fils. L'ouvrier se tient plus loin. Les rennes effrayés s'élancent en masse compacte. C'est une rivière de têtes et de ramures. Les Ostiaks suivent d'un œil attentif point dans ce torrent. Premier coup ! Le vieillard a envoyé son lasso et secoue la tête d'un air mécontent. Autre coup ! Le jeune Ostiak l'a manqué, lui aussi. Mais l'homme camard, qui se tient dans un endroit découvert, au milieu des bêtes, m'inspire soudain du respect par son air d'instinctive assurance : il envoie son lasso, et au mouvement de son bras, on voit bien qu’il ne manquera pas son coup. Les rennes font un écart pour échapper à la corde, mais un grand mâle blanc qui porte une bûche attachée au cou fait deux ou trois bonds, s'arrête et tourne sur place : le nœud le tient par l'encolure et par les bois.
Nikifor m'explique qu'on vient de saisir le plus malin de ce animaux, qui met toujours du trouble dans le troupeau et l'emmène au moment où l'on a besoin des bêtes. Maintenant, il ne reste plus qu'à attacher ce mutin et l'affaire ira toute seule.
Les Ostiaks rassemblent de nouveau leurs lassos en les enroulant à leur bras gauche. Puis ils s'interpellent par des cris et s'entendent pour agir. L'entraînement désintéressé de la chasse s'est emparé de moi. Nikifor me montre une large femelle au courts andouillers que l'on veut attraper, et je prends part moi même aux opérations. De deux côtés nous poussons le groupe de rennes vers l'endroit où les attendent trois lassos. Mais la femelle se doute probablement de ce qui l'attend. Elle fait un brusque écart et disparaîtrait dans la forêt, si les chiens ne la ramenaient. La manœuvre d'enveloppement recommence. Le vainqueur est, cette fois encore, l'ouvrier, qui a su saisir, au moment favorable, la bête rusée.
“C'est une femelle stérile, m'explique Nikifor. Aussi est‑elle très forte au travail. ”
La chasse devenait intéressante, bien qu'elle durât un peu longtemps. Après la femelle, deux lassos saisirent d'un même coup un énorme renne qui, vraiment, ressemblait à un taureau. Il y eut ensuite une interruption : un groupe dont on avait besoin s'échappa du cercle et s'enfuit dans la forêt. L'ouvrier et le fils cadet repartirent sur leurs raquettes et nous les attendîmes environ une demi‑heure. Vers la fin, la chasse donna de meilleurs résultats et, en s'y mettant tous, on attrapa treize rennes pour la route, dont sept nous étaient destinés, à Nikifor et à moi, et six aux patrons. Vers onze heures, nous partîmes enfin, avec quatre attelages de trois bêtes, nous dirigeant vers Oourvi. L'ouvrier devait nous accompagner jusqu'au fonderies. Un septième renne courait, attaché derrière son traîneau, formant réserve.
Le “taureau” boiteux que nous avions laissé dans les iourtas d'Oourvi quand nous étions partis pour le campement n'avait pas pu se guérir. Il restait tristement couché sur la neige et se laissa prendre sans qu'il fût besoin d'un lasso. Nikifor lui fit encore une saignée, mais sans résultat, comme auparavant. Les Ostiaks affirmaient qu'il s'était foulé la jambe. Nikifor le considéra quelque temps d'un air embarrassé, puis le vendit comme viande de boucherie à un des patrons de l'endroit, pour huit roubles. Celui‑ci traîna la pauvre bête à l'aide d'une corde. C'est ainsi, bien tristement, que s'acheva l'existence d'un “taureau qui n'avait pas son pareil au monde”. Il est bon de remarquer que Nikifor le vendit sans me demander mon consentement. D'après notre convention, il ne devenait propriétaire des rennes qu'après m'avoir conduit à destination. Je regrettais fort d'abandonner au couteau du boucher un animal qui m'avait rendu un si grand service. Mais je n'eus pas le courage de protester... Quand il eut terminé son marché et mis l'argent dans son porte‑monnaie, Nikifor se tourna vers moi et me dit : “Vous voyez, j'y perds douze roubles. ” Drôle d'homme ! Il oubliait que c'était moi qui avais payé l'attelage, un attelage qui, d'après lui, aurait dû me conduire jusqu'au bout. Or, nous n'avions parcouru que trois cents verstes et j'étais obligé de louer d'autres bêtes.
Il faisait si chaud ce jour‑là que la neige fondait un peu. Toute molle, elle volait par paquets humides sous les sabots de nos rennes. La marche n'en était que plus pénible. Un “taureau” d'apparence assez modeste, n'ayant qu'une corne sur le front, nous servait de conducteur. A droite marchait la femelle stérile, travaillant avec zèle des quatre jambes. Au milieu, un renne gros et petit, qui se trouvait en attelage pour la première fois. Escorté à droite et à gauche, il remplissait sa tâche avec honneur. L'Ostiak menait en avant un traîneau portant mes bagages. Par‑dessus sa pelisse, il avait revêtu un surtout rouge vif et, sur le fond de la neige blanche, du bois gris, du gris attelage et du ciel gris, il se détachait comme une touche inattendue, mais nécessaire.
La route était si pénible que les traits du traîneau qui nous précédait se rompirent deux fois : à chaque arrêt, les patins adhéraient au chemin et il était difficile de se remettre en marche. Après les deux premiers “trajets”, les rennes étaient déjà sensiblement fatigués.
“Voulez‑vous que nous nous arrêtions aux iourtas de Nildine, pour prendre le thé ? me demanda Nikifor. Il y a loin jusqu'aux autres iourtas. ”
Je voyais bien que mes conducteurs avaient soif de thé, mais je regrettais le temps perdu, les vingt‑quatre heures d'arrêt à Oourvi. Je répondis non.
“Comme vous voudrez”, dit Nikifor, et, fâché, il poussa de sa gaule la femelle.
Nous fîmes en silence environ quarante verstes : lorsque Nikifor n'est pas ivre, il se montre morose et taciturne. Le froid devenait plus vif, la route gelait et s'améliorait. A Sanghi-tour‑paoul, nous décidâmes de nous arrêter. L'habitation que nous y trouvâmes nous émerveilla : on y voyait des bancs, une table couverte d'une nappe en toile cirée. Pendant le souper, Nikifor me traduisit une partie de la conversation de l'ouvrier camard avec les femmes qui nous servaient, et j'appris des choses curieuses. Trois mois auparavant, l'épouse de l'Ostiak s'était pendue. Et à quoi ? “Le diable même n'imaginerait pas ça, me disait Nikifor : à une fine, à une vieille cordelette ! Et elle s'était pendue assise en attachant le bout de la ficelle à une branche. Le mari, pendant ce temps, était dans la forêt, chassant l'écureuil avec d'autres Ostiaks. Le chef du village vient le chercher, l'invite à rentrer : il dit que la femme est tombée sérieusement malade. (Ici comme ailleurs, on ne dit pas la vérité du premier coup, telle est la pensée qui me vient. ) Mais le mari répond : “ Est‑ce qu'il n'y a personne, là‑bas, pour allumer le feu ? Sa mère est pourtant là... Qu'est‑ce que je peux y faire ? ” Mais le chef insiste, le mari revient aux iourtas, sa femme est déjà “mûre”. C'est sa deuxième femme déjà, dit en terminant Nikifor.
– Comment ? L'autre aussi s'est pendue?
– Non, elle est morte de sa belle mort, de maladie, comme il fallait... ”
J'appris que les deux jolis enfants que notre Ostiak avait baisés sur les lèvres (ce qui m'avait horrifié) lors de notre départ d'Oourvi étaient nés de sa première femme. Avec la seconde, il avait vécu environ deux ans.
“Peut‑être l'avait‑on mariée de force à cet homme ? ” demandai‑je.
Nikifor se renseigna.
“Non, répondit‑il, c'est elle qui a demandé à l'épouser. Après cela, il a payé trente roubles aux parents de sa femme et il a habité chez eux. On ne sait pas pourquoi elle s'est pendue.
– C'est une chose qui doit arriver très rarement ? dis‑je.
– Qu'on se tue ? Ça arrive souvent chez les Ostiaks. Cet été, il y en a un qui s'est tué, chez nous, d'un coup de fusil.
– Exprès?
– Non, pas exprès... Et puis, dans notre district, un greffier de la police s'est donné un coup de revolver. Et où ça ? Sur la tour de garde du commissariat. Il monte tout en haut et il crie : “Tenez, voilà pour vous, fils de chiens ! ” Et il se tire un coup de revolver.
– Un Ostiak?
– Non. Un nommé Molodsovatov, un type russe... Nikita Mitrofanovitch... ”
Quand nous sortîmes des iourtas de Sanghi‑tour‑paoul, il faisait déjà sombre. La neige avait, depuis longtemps, cessé de fondre, bien que le temps se maintînt au chaud. La route était devenue excellente, douce sous le sabot des bêtes, mais pas trop molle, une route comme il en faudrait toujours, disait Nikifor. Les rennes avançaient à pas feutrés et tiraient le traîneau sans difficulté. Finalement, nous dûmes dételer le troisième et l'attacher au véhicule par‑derrière : les bêtes, n'ayant aucun effort à fournir, faisaient des écarts et risquaient de briser l'avant du traîneau. Les patins de nos légers équipages glissaient d'un mouvement régulier, sans bruit, comme une barque sur le miroir des eaux. Dans le lourd crépuscule, la forêt prenait des dimensions gigantesques. Je ne voyais pas la route, je ne sentais pas le mouvement du traîneau. Les arbres, comme poussés par une puissance magique, couraient à notre rencontre ; les broussailles fuyaient sur les côtés ; quelques vieilles souches, couvertes de neige, à côté de sveltes bouleaux, passaient devant nous. Tout était plein de mystère. Tchou‑tchou‑tchoutchou... faisait la respiration égale et pressée des rennes dans le silence nocturne de la forêt. Et mille sons oubliés se réveillaient en mon souvenir, suivant cette cadence. Tout à coup, dans la profondeur de ce sombre bois retentit un sifflement. Il paraît mystérieux et infiniment lointain. C'est pourtant l'Ostiak qui siffle, pour distraire son attelage, à quelques pas de moi. Puis, de nouveau, le silence ; de nouveau, un sifflement lointain, et les arbres fuient sans bruit dans les ténèbres.
Je somnole un peu, et dans mon assoupissement une pensée inquiétante s'empare de moi. A la façon dont je voyage, les Ostiaks doivent me prendre pour un riche marchand. Dans ce bois perdu, dans cette sombre nuit, il n'y a personne à cinquante verstes à la ronde, pas un homme, pas un chien. Qu'est‑ce qui peut les arrêter ? C'est encore bien que je possède un revolver. Mais cette arme est enfermée dans mon sac de voyage et le sac est attaché sur le traîneau de l'Ostiak camard qui, en ce moment, commence à m'inspirer des soupçons. “Il faudra, me dis‑je, que je tire le revolver du sac à la première occasion et que je le mette près de moi. ”
C'est une étrange créature que notre cocher à manteau rouge ! Le manque de nez ne nuit aucunement à son flair ; on dirait qu'il sent l'odeur de la route et qu'il la découvre ainsi. Il connaît le moindre buisson et, en pleine forêt, agit aussi librement que dans sa iourta. Il vient de dire à Nikifor qu'il y a ici, sous la neige, de la mousse et qu'on pourrait nourrir les bêtes. Nous nous arrêtons. On dételle. Il est trois heures du matin.
Nikifor m'explique que les rennes zirianes sont rusés et que lui, Nikifor, dans ses voyages, ne leur a jamais permis de paître en liberté ; il les a toujours tenus attachés. Il est facile de lâcher un renne, mais on n'est jamais sûr de le rattraper. Cependant l'Ostiak était d'un autre avis et il laissa partir ses bêtes sur parole. Cette noble conduite était digne de récompense, mais je considérais avec inquiétude les mufles de nos animaux. Qu'arriverait‑il s'ils préféraient la mousse qui poussait aux environs d'Oourvi ? L'aventure aurait été des plus désagréables. D'ailleurs, avant de lâcher les rennes, pour renforcer leur sens du devoir, les cochers abattirent deux grands pins et firent de chacun d'eux sept poutres d'un mètre chacune. Ces morceaux de bois, en qualité de principe modérateur, furent suspendus à l'encolure de chacun des rennes. “Espérons, me disais‑je, que ces breloques ne seront pas trop légères... ”
Après avoir lâché nos animaux, Nikifor coupa du bois, piétina la neige et fit un cercle auprès de la route, établit un bûcher au centre, joncha le reste de la place de branches de sapin et dressa quelques pièces de bois pour nous servir de sièges. A deux rameaux humides plantés dans la neige on suspendit deux marmites remplies de neige qui fondait bientôt... Boire du thé devant un bûcher, sur la neige de février, nous aurait semblé probablement moins intéressant si nous avions été surpris par une gelée de quarante à cinquante degrés. Mais le ciel nous était extraordinairement favorable : le temps était calme et tiède.
Je craignais de dormir trop longtemps, je ne me couchai pas avec les cochers. Je restai assis environ deux heures devant le foyer, entretenant le feu et rédigeant, à cette lumière incertaine, mes impressions de route.
Dès le point du jour, je réveillai les cochers. On n'eut aucune peine à ramener les rennes. Pendant qu'on les attelait, le jour vint, et tout reprit un aspect absolument prosaïque. Les pins diminuèrent de hauteur et de grosseur. Les bouleaux ne couraient plus au‑devant de nous. L'Ostiak avait l'air ensommeillé et les soupçons que j'avais conçus dans la nuit s'envolèrent comme fumée. Je me rappelai en même temps que, dans l'antique revolver que je m'étais procuré avant de partir, il n'y avait que deux cartouches, et qu'on m'avait instamment prié de ne pas m'en servir pour éviter des accidents. L'arme resta donc dans mon sac de voyage.
Nous entrâmes dans une forêt des plus touffues, interminable pins, sapins, bouleaux, mélèzes, cèdres et, au‑dessus de la rivière, de souples saules. La route était bonne. Les rennes couraient d'une allure égale, mais sans entrain. Sur le traîneau d'avant, l'Ostiak tenait la tête penchée et chantait une complainte mélancolique qui n'avait que quatre notes. Peut‑être songeait‑il à cette vieille ficelle dont sa femme s'était servie pour se pendre. La forêt, la forêt... Uniforme sur une étendue incommensurable et cependant diverse, infiniment variée dans ses combinaisons. Voici la route barrée par un pin pourri, abattu. L'arbre énorme est couvert dans toute sa longueur par un linceul de neige. Plus loin, le bois a dû brûler pendant le dernier automne. Les troncs secs, droits, sans écorce et sans branches, se dressent comme des poteaux télégraphiques inutiles ou comme les mâts dans un port pris par les glaces, qui ne sont pas ailés de leurs voiles. Pendant quelques verstes, nous restons dans la zone de l'incendie. Puis ce sont des sapins à n'en plus finir, de sombres sapins rameux et pressés. Les vieux géants se gênent l'un l'autre, leurs faîtes se confondent et arrêtent les rayons du soleil. Les branches sont tissées de je ne sais quels fils verts ; elles semblent couvertes d'une grossière toile d'araignée. Et les rennes et les hommes semblent tout petits au milieu de ces sapins centenaires. Puis les grands arbres se raréfient ; sur une clairière de neige s'éparpillent des centaines de jeunes sapins qui se figent à égale distance l'un de l'autre.
Au tournant de la route, notre convoi faillit heurter un petit traîneau chargé de bois, attelé de trois chiens et conduit par une fillette ostiaque. Un garçonnet de cinq ans marchait à côté du véhicule. C'étaient de très jolis enfants. J'ai remarqué que, chez les Ostiaks, les bambins sont souvent très mignons. Mais pourquoi les adultes sont‑ils si laids?
Des bois et des bois. Voici encore l'emplacement d'un incendie, probablement ancien : entre les troncs brûlés pousse une jeune végétation. Comment les bois prennent‑ils feu ? Sont‑ce les bûchers qui les allument?
“Quels bûchers ? me répond Nikifor. Il n'y a pas âme qui vive par ici pendant la belle saison : en été, la route suit la rivière. C'est la foudre qui allume les bois. La foudre frappe, et voilà le feu. Ou bien encore, un arbre se frotte à un autre jusqu'au moment où la flamme vient : le vent les secoue et, pendant l'été, le bois est sec. Eteindre ? Qui pourrait éteindre ? C'est le vent qui entretient le feu, c'est le vent qui l'éteint. La résine brûle, l'écorce tombe, la branche brûle, le tronc reste. Au bout de deux ans, la racine est sèche et le tronc s'abat... ”
Il y a ici beaucoup de troncs dénudés qui sont sur le point de tomber. Quelques‑uns ne se maintiennent debout que parce qu'ils s'appuient sur les minces branchages d'un sapin voisin. En voici un qui, déjà, allait s'allonger sur la route, mais il s'est arrêté, on ne sait comment, à un ou deux mètres du soi. Il faut se pencher pour ne pas s'y fracasser la tête. Pendant quelques minutes encore, une zone de puissants sapins ; puis, brusquement, nous arrivons à une trouée sur la rivière.
“C'est ici qu'il fait bon, au printemps, chasser le canard. Au printemps, l'oiseau vole de haut en bas. Quand le soleil se couche, on tend un filet dans une de ces trouées, d'un arbre à un autre, jusqu'en haut. Un grand filet comme ceux qui servent pour la pêche. On se couche sous l'arbre. Tout un vol de canards arrive par la trouée et, au crépuscule, se jette dans le filet. Alors, on tire la ficelle, le filet tombe et tous les oiseaux sont pris. On peut en attraper ainsi jusqu'à cinquante. Il faut seulement avoir le temps d'y mordre.
– Comment, d'y mordre ?
– Il faut les tuer pour qu'ils ne s'envolent pas. On leur mord le sommet de la tête, il faut se dépêcher... Le sang vous coule sur les lèvres. Bien sûr, on peut les tuer aussi avec un bâton, mais ça vaut mieux avec les dents. ”
Les rennes m'avaient paru d'abord, comme les Ostiaks, se ressembler tous. Je vis bientôt que chacun de nos sept animaux avait sa physionomie particulière et j'appris à les distinguer. De temps à autre, je sens en moi un flux de tendresse pour ces animaux extraordinaires qui, déjà, m'ont rapproché de cinq cents verstes du chemin de fer.
Il ne nous reste plus d'alcool. Nikifor, n'étant pas ivre, est morose. L'Ostiak chante sa complainte où il est sans doute question d'une ficelle. A certains moments, il me paraît indiciblement étrange que ce soit moi, moi précisément, et personne d'autre, qui soit perdu ainsi dans ce désert immense. Ces deux traîneaux, ces sept rennes et ces deux hommes, tout cela avance à cause de moi, pour moi... Deux hommes d'âge, ayant de la famille, ont quitté leurs demeures et endurent toutes les difficultés de ce voyage parce que cela est nécessaire à un troisième, à un étranger, qu'ils ne connaissent pas.
Des rapports de ce genre existent en tout lieu. Mais en aucun endroit ils ne sauraient frapper l'imagination comme ici, dans la forêt vierge sibérienne, où ils se traduisent d'une façon si brutale, si évidente...
Comme nous avions nourri nos attelages pendant la nuit, nous ne nous arrêtâmes pas aux iourtas de Saradeï et de Menkia‑paoul. Nous ne fîmes halte qu'à celles de Khanglaz. Les peuplades de cet endroit sont encore plus sauvages. Tout les étonne. Les ustensiles de table, les ciseaux, les bas, la couverture dans le traîneau dont ils me virent possesseur, tout cela excita leur enthousiasme, leur stupéfaction. A l'apparition de chaque nouvel objet, tous émettaient un cri rauque. Afin de me renseigner, j'avais déplié devant moi la carte du gouvernement de Tobolsk et je lisais à haute voix les noms de toutes les iourtas voisines, des ruisseaux et des rivières. Ils écoutaient bouche bée, et, quand j'eus fini, déclarèrent en chœur, comme me l'annonça mon interprète, que tout était parfaitement exact. Je n'avais plus de petite monnaie, et, pour les remercier de leur hospitalité, je leur donnai à tous, hommes et femmes, trois cigarettes et un bonbon. Tous furent très contents. Une vieille Ostiaque, moins laide que les autres, et très hardie, s'éprit de moi, je devrais dire de mon bagage. A son sourire, on voyait bien que son sentiment était absolument désintéressé : c'était de l'admiration devant les phénomènes d'un autre monde. Elle m'aida à me couvrir les jambes ; après quoi nous nous serrâmes les mains très affectueusement et chacun prononça quelques mots aimables dans sa langue.
“Et c 'est bientôt que la Douma se réunit ? me demanda tout à coup Nikifor.
– Voilà déjà trois jours qu'elle est en séance.
– Ah ! ah ! Qu'est‑ce qu'elle va nous dire ? Il faudrait les mettre un peu à la raison ; ils sont méchants comme si les mouches les mangeaient. Nous autres, nous en avons assez. La farine, par exemple, elle coûtait un rouble cinquante kopecks, et maintenant, comme dit l'Ostiak, elle revient à un rouble quatre‑vingts. Comment vivre à un prix pareil ? Nous autres, Zirianes, on nous embête plus que tout le monde. Tu amènes à la ville une voiturée de paille : paye. Tu fournis une sagène de bois : paye. Les Russes disent comme les Ostiaks : “La terre est à nous. ” La Douma devrait se mêler de cette affaire‑là. Le brigadier de police, chez nous, n'est pas un méchant homme, mais le commissaire n'est pas à notre goût...
– On ne permettra pas à la Douma de s'en mêler. On chassera les députés.
– Voilà, voilà le malheur, on les chassera”, confirma Nikifor qui adjoignit à cette déclaration quelques termes dont l'énergie aurait fait pâlir d'envie l'ancien gouverneur de Saratov, Stolypine.
Nous arrivâmes aux iourtas de Niaksiravoli pendant la nuit. Il était possible, à cet endroit, d'échanger nos rennes, et je décidai de le faire, malgré l'opposition de Nikifor. Il insistait pour garder jusqu'au bout du voyage les rennes d'Oourvi, il avançait des arguments qui ne valaient rien et multipliaient les obstacles au cours des pourparlers. Sa conduite m'étonna longtemps ; mais enfin je compris qu'il songeait au retour, qu'avec les rennes d'Oourvi il pourrait revenir jusqu'au campement où il avait laissé les siens. Cependant je ne cédai pas et, pour dix‑huit roubles, nous louâmes de nouveaux attelages qui devaient nous mener jusqu'à Nikito‑Ivdelski, grand bourg au pied de l'Oural, où l'on travaille à l'extraction de l'or. C'est la dernière station de la “route des rennes”. A partir de cet endroit jusqu'au chemin de fer il ne resterait plus que cent cinquante verstes à faire avec des chevaux. De Niaksimvoli jusqu'à Ivdeli, on compte deux cent cinquante verstes, c'est‑à-dire vingt‑quatre heures en marchant bien.
A Niaksimvoli, nous eûmes les mêmes difficultés qu'à Oourvi on ne pouvait capturer des rennes pendant la nuit ; il fallait y coucher.
Nous nous installâmes dans une pauvre isba ziriane. Le maître de la maison avait été jadis employé chez un marchand, mais il ne s'était pas entendu avec son patron et n'avait plus maintenant ni place ni travail. Il m'étonna bientôt par son langage qui était plutôt d'un homme cultivé que d'un paysan. Nous causâmes. Avec une parfaite intelligence, il raisonnait sur la possibilité qu'il y aurait de dissoudre la Douma, sur les chances que le gouvernement aurait de conclure un nouvel emprunt.
“A‑t‑on publié toutes les œuvres de Herzen ? ” me demanda-t‑il entre autres choses.
Et cependant cet homme instruit était un véritable barbare. Il ne faisait rien pour aider sa femme qui entretenait toute la famille. Elle cuisait du pain pour les Ostiaks deux fois par jour. C'est elle‑même qui apportait sur ses épaules l'eau et le bois. En outre, elle était chargée d'enfants. Pendant toute la nuit que nous passâmes chez elle, elle ne se coucha pas. Derrière la cloison, une petite lampe était allumée et, au bruit, nous comprenions qu'elle remuait la lourde pâte dans le pétrin. Dès le matin, elle fut debout, prépara le samovar, habilla les enfants et apporta à son mari réveillé ses bottes sèches.
“Pourquoi votre mari ne vous aide‑t‑il pas ? lui demandai‑je quand nous fûmes seuls.
– Mais, il n'a pas de vrai travail ici. La pêche du poisson ne peut pas se pratiquer dans notre endroit. Il n'a pas l'habitude de la chasse aux fourrures. On ne laboure pas de ce côté ; pendant l'été dernier, nos voisins ont essayé de labourer pour la première fois. Qu'est‑ce qu'il pourrait faire ? Pour les travaux de la maison, nos hommes ne s'en occupent pas. Et puis ils sont paresseux, il faut dire la vérité, plus que des Ostiaks. C'est pour cela que les filles russes ne se marient jamais avec des Zirianes. Elles seraient bien bêtes de se mettre la corde au cou. Il n'y a que nous, les femmes zirianes, qui ayons l'habitude.
– Mais les femmes zirianes épousent‑elles des Russes?
– Oui, souvent. Les paysans russes aiment à prendre femme chez nous, parce que nous sommes meilleures au travail que personne. Ce sont les filles russes qui n'épousent jamais des Zirianes. On n'a jamais vu ça.
– Vous disiez que vos voisins avaient essayé de labourer. Ont‑ils eu une récolte ?
– Oui, une bonne récolte. L'un a semé un poud et demi de seigle, il a récolté trente pouds. L'autre en a semé un poud, et sa récolte a été de vingt. Il y a quarante verstes d'ici jusqu'au lieu labouré. ”
Niaksimvoli est le premier endroit sur ma route où j'aie entendu parler de tentatives agricoles.
Nous n'avons réussi à quitter cet endroit que dans l'après-midi. Notre nouveau cocher, comme tous les cochers, nous a promis de partir “au point du jour”, et ne nous a amené des rennes que vers midi. Il nous fait conduire par un garçon.
Le soleil brillait d'une clarté éblouissante. Il était difficile d'ouvrir les yeux et, même à travers les paupières, la neige et le soleil vous coulaient dans les prunelles comme du métal fondu. En même temps, d'un souffle égal, passait un vent froid qui empêchait la neige de fondre. Nos yeux ne purent se reposer que lorsque nous entrâmes dans la forêt. Le bois était toujours le même, et on y voyait des traces de bêtes comme ailleurs : avec l'aide de Nikifor, j'avais appris à les distinguer. Ici, un lièvre a embrouillé ses traces en cercles déconcertants. Les empreintes laissées par les lièvres sont innombrables, car personne ne chasse cet animal dans la région. Voici une place circulaire entièrement piétinée par des pattes de lièvre et de cet endroit partent des pistes dans tous les sens. On pourrait croire qu'il y a eu ici, pendant la nuit, un meeting, et que les bêtes, surprises par une patrouille, se sont dispersées de tous côtés. Les perdrix sont également nombreuses, et la griffe laissée par leur patte se voit sur la neige, çà et là. Le long de la route, sur trente pas d'étendue, en lignes régulières, s'allongent les foulées circonspectes du renard. Sur cette pente de neige qui descend vers la rivière, des loups gris sont descendus à la file, mettant leurs pas dans les pas du premier. La souris des bois a laissé sa trace imperceptible en de nombreux endroits. Il en est de même de l'hermine dont les empreintes ressemblent aux nœuds d'une corde tendue. Il y a encore sur la route des trous profonds : le lourd élan a marché ici.
Pendant la nuit, nous nous arrêtâmes encore une fois, nous dételâmes, nous dressâmes un bûcher pour prendre le thé et, le matin venu, j'attendis une fois de plus, avec une impatience fiévreuse, le retour des bêtes. Avant d'aller les chercher, Nikifor me déclara que l'un des rennes avait perdu sa poutre.
“ Alors, il est parti?
– Non, le taureau est ici ”, répondit Nikifor. Et il se mit à grogner contre le propriétaire des bêtes qui ne lui avait donné pour la route ni corde ni lasso. Je compris que l'affaire n'allait pas si bien que Nikifor le prétendait.
On s'empara d'abord du mâle qui s'était approché par hasard du traîneau. Nikifor fit longtemps entendre des sons rauques, à la manière des rennes, pour obtenir les bonnes grâces du “taureau”. Celui‑ci venait tout près du cocher, mais dès qu'il remarquait un mouvement inquiétant, se rejetait vivement en arrière. Cette scène se répéta trois fois. Enfin, Nikifor eut l'idée de mettre par terre une corde roulée en plusieurs cercles et de la couvrir de neige. Ensuite, il recommença à ronfler et glouglouter d'un air engageant. Quand le renne s'approcha à pas prudents, Nikifor tira sur la corde, et la poutre qui servait d'entrave fut prise dans un anneau de la corde. Avec un licol, on mena le mâle dans le bois, en qualité de parlementaire, vers les autres rennes. Une bonne heure s'écoula. Il faisait absolument clair dans la forêt. De temps à autre, j'entendais au loin des voix humaines. Puis tout s'apaisait. Qu'était devenu le renne qui s'était débarrassé de son entrave ? En cours de route, j'avais entendu conter comment, parfois, on était obligé de chercher pendant deux ou trois jours un attelage disparu ; cela ne me rassurait guère.
Mais non, mes hommes revenaient avec les bêtes!
Ils les avaient toutes attrapées dès le début, sauf celle qui s'était émancipée. Le rebelle vagabondait de côté et d'autre, et ne se laissait séduire par aucune flatterie. Puis il s'approcha de lui‑même des rennes qu'on avait déjà capturés, se tint au milieu d'eux et enfonça son mufle dans la neige. Nikifor rampa jusqu'à lui par‑derrière et lui saisit la jambe. Le renne tira de son côté, tomba à la renverse, renversant aussi le cocher. Mais son effort était inutile. Nikifor avait gagné.
Vers dix heures du matin, nous arrivâmes à Soou‑vada. Trois iourtas étaient complètement fermées avec des planches, une seule était habitée. Sur des poutres gisait le corps énorme d'une femelle d'élan qu'on venait de tuer ; un peu plus loin, un cerf tout tailladé ; des morceaux de viande bleuâtre étaient posés sur le toit enfumé, et, au milieu de tout cela, deux petits d'élan qu’on avait sans doute retirés du ventre même de la mère. Toute la population de l'endroit était ivre et dormait à poings fermés. Personne ne répondit à nos cris et à nos salutations. L'isba était grande, mais incroyablement sale, absolument dépourvue de meubles. Un glaçon fêlé, servant de vitre à la fenêtre, était maintenu du dehors par des bâtons. Sur le mur, des images représentaient les douze apôtres, tous les souverains possibles et imaginables ; on y voyait aussi l'affiche d'une manufacture de caoutchouc.
Nikifor alluma lui‑même le feu dans l'âtre. Ensuite, une Ostiaque se leva, titubant encore d'ivresse. Près d'elle, sur sa couchette, trois enfants, dont un nourrisson. Pendant ces derniers jours, la chasse avait été bonne. Les maîtres du lieu avaient tué un élan et sept cerfs ; six pièces de ce gros gibier gisaient encore dans le bois.
“Pourquoi y a‑t‑il tant d'habitations vides, partout où nous passons ? demandai‑je à Nikifor quand nous quittâmes Soouvada.
– Pour différentes raisons... Si quelqu'un meurt dans une isba, l'Ostiak ne veut plus y demeurer : il la vend, ou la condamne, ou la reconstruit sur un nouvel endroit. Qu'une femme impure entre dans la maison, c'est fini, il faut aller s'établir ailleurs. Les femmes, dans ces moments‑là, vivent à part, dans des cabanes... Et puis, les Ostiaks meurent beaucoup... Voilà pourquoi les iourtas sont vides...
– Ecoutez, Nikifor Ivanovitch, ne dites plus maintenant que je suis un marchand. Quand nous arriverons aux fonderies, vous direz de moi que je suis un ingénieur de l'expédition Gœthe. Avez‑vous entendu parler de cette expédition?
– Non.
– Eh bien, voilà : on projette de construire un chemin de fer d'Obdorsk à l'océan Glacial, afin que les marchandises de Sibérie puissent partir de là sur des bateaux, directement vers l'étranger. Vous direz que je suis allé à Obdorsk pour cette affaire. ”
Le jour déclinait. Il nous restait moins de cinquante verstes à faire jusqu'à Ivdeli. Nous arrivâmes aux iourtas d'Uika‑paoul. Je priai Nikifor d'entrer dans l'isba pour voir les gens. Il revint au bout de dix minutes. L'isba était pleine de monde. Tous étaient ivres. Les Vogouls, peuplade qui habite cet endroit, aiment à boire avec les Ostiaks qui transportent des marchandises à Niaksimvoli. Je refusai d'entrer dans l'isba, craignant que Nikifor ne s'enivrât juste à la fin du voyage.
“ Je ne boirai pas, disait‑il pour me tranquilliser, je leur achèterai seulement une bouteille pour la route. ”
Un grand moujik s'approcha de notre traîneau et interrogea Nikifor en ostiak. Je ne comprenais rien à cette conversation jusqu'au moment où, des deux parts, retentirent les énergiques formules de la langue russe. Le nouveau venu était un peu gris. Nikifor, en allant se renseigner dans la cabane, avait trouvé le temps, lui aussi, de compromettre son équilibre. J'intervins dans la conversation.
“Qu'est‑ce qu'il veut ? ” demandai‑je à Nikifor, croyant que son interlocuteur était un Ostiak. Mais celui‑ci répondit de lui-même. Il avait posé à Nikifor les questions habituelles : Quel était ce voyageur ? Où allait‑il ? Nikifor l'avait envoyé au diable, et cette réponse avait été l'occasion d'un nouvel échange d'idées.
“Mais vous‑même, qui êtes‑vous : un Ostiak ou un Russe ? demandai‑je à mon tour.
– Un Russe, un Russe. Je suis Chiropanov, de Niaksimvoli. Et vous, ne seriez‑vous pas de la compagnie Gœthe ? ” me demanda‑t‑il.
J'étais stupéfait.
“ J'en suis. Comment le savez‑vous?
– On m'avait demandé de suivre l'expédition de Tobolsk, quand on est parti pour la première exploration. Et il y avait là‑bas un ingénieur, il s'appelait Charles Williamovitch... Seulement j'ai oublié son nom de famille.
– Putman ? dis‑je à tout hasard.
– Putman ? Non, pas Putman... Il y avait la femme de Putman, mais l'Anglais s'appelait Croose.
– Et maintenant, qu'est‑ce que vous faites?
– Je suis commis chez les Choulghine, à Niaksimvoli ; je voyage avec leurs marchandises. Mais voilà trois jours que suis malade : j'ai le corps courbaturé... ”
Je lui offris des médicaments. Nous fûmes obligés d'entrer dans la cabane.
Le feu achevait de se consumer dans l'âtre, personne ne s'en occupait, l'obscurité était presque complète. L'isba était bondée. Des gens étaient assis sur les couchettes, d'autres par terre, d'autres étaient debout. A notre apparition, des femmes se couvrirent à moitié le visage de leurs châles, selon l'habitude. J'allumai une bougie et versai à Chiropanov un peu de salicylate. Aussitôt, les ivrognes m'entourèrent, Ostiaks et Vogouls, se plaignant de diverses maladies. Chiropanov servait d'interprète, et je leur donnai consciencieusement de la quinine et du salicylate pour tous les cas qui me furent soumis.
“ C'est‑il vrai que tu habites dans le pays où le tsar habite ? me demanda en mauvais russe un Vogoul, petit vieillard desséché.
– Oui, à Pétersbourg, répondis‑je.
– J'ai été à l'exposition, je les ai tous vus, j'ai vu le tsar, j'ai vu le chef de la police, j'ai vu le grand‑duc...
– On vous a conduits là‑bas en députation ? Dans vos costumes de Vogouls?
– Oui, oui, oui, s'écrièrent‑ils tous en hochant la tête.
– J'étais plus jeune alors, plus fort. Maintenant, je suis vieux, toujours malade. ”
Je lui donnai des médicaments. Les Ostiaks étaient très contents de moi, ils me serraient les mains, m'invitaient pour la dixième fois à prendre de l'eau‑de‑vie et se montraient fort chagrinés de mes refus. Devant le foyer, Nikifor était assis, buvant tasse sur tasse, une tasse d'eau‑de‑vie, une tasse de thé et ainsi de suite. Je jetai plusieurs fois les yeux sur lui, d'un air significatif, mais il considérait uniquement sa tasse, faisant semblant de ne pas me remarquer. Je dus attendre que Nikifor eut achevé de boire son “thé”.
“Voilà trois jours que nous sommes partis d'Ivdeli, me dit Chiropanov, nous avons fait quarante‑cinq verstes. Les Ostiaks boivent partout. A lvdeli, nous nous sommes arrêtés chez Dmitri Dmitrievitch Lialine. C'est un excellent homme. Il a rapporté des fonderies de petits livres : le Calendrier populaire et le journal.
“Dans le Calendrier, par exemple, on montre combien les gens reçoivent d'appointements : il y en a qui ont deux cent mille roubles, d'autres cent cinquante... Pourquoi y a‑t‑il une différence, dites-moi ? Je n'admets pas ça. Je ne vous connais pas, monsieur, mais je vous le dis carrément : moi, je n'ai pas besoin de ça, je ne veux pas, je trouve que ça ne sert à rien... Le 20 de ce mois, la Douma se réunit ; elle sera encore meilleure que l'autre. Nous verrons, nous verrons ce que ferons “messieurs les sociaux”. Des “sociaux”, il y en a bien cinquante, des populistes cent cinquante, des cadets cent... Des Noirs, il n'y en a pas beaucoup.
– Et vous, à qui vont vos sympathies, si vous me permettez de le demander ? dis‑je.
– Par mes convictions, je suis social‑démocrate... parce que la social‑démocratie regarde tout du point de vue des bases scientifiques... ”
Je me frottai les yeux. En pleine forêt vierge, dans une masure malpropre, au milieu de Vogouls ivrognes, le commis d'un petit marchand de village se déclarait social‑démocrate en vertu “des bases scientifiques”. Je l'avoue, j'en ressentis de l'orgueil pour mon parti.
“Vous avez tort de rester dans ce désert, au milieu de gens qui ne pensent qu'à boire, lui dis‑je, sincèrement apitoyé.
– Qu'est‑ce que je peux faire ? Autrefois, j'avais une place à Barnaoul, puis j'ai perdu mon travail. J'ai de la famille. J'ai été obligé de venir ici. Et quand on vit avec les loups, il faut hurler avec eux. J'ai refusé de suivre l'expédition Gœthe, mais maintenant j'irais avec plaisir. Si on a besoin de moi, écrivez. ”
Je me sentis gêné et j'eus envie de lui dire que je n'étais ni un ingénieur ni un membre de l'expédition, mais un “social” évadé. Je réfléchis et m'abstins.
Il était temps de prendre place dans le traîneau. Les Vogouls nous entourèrent dans la cour avec la bougie allumée dont je leur avais fait cadeau sur leur demande. L'air était si calme que la bougie ne s'éteignait pas. Nous nous dîmes adieu à plusieurs reprises, un jeune Ostiak essaya même de me baiser la main. Chiropanov apporta une peau de cerf et la mit sur mon traîneau comme présent. Il refusa absolument d'accepter de l'argent que je lui offrais, mais, enfin, je lui donnai une bouteille de rhum que j'avais emportée “à tout hasard”. Nous partîmes.
Nikifor avait retrouvé sa langue. Pour la centième fois, il me racontait qu'il se trouvait chez son frère quand Nikita Serapionytch, “un malin moujik”, était venu le chercher, et que lui, Nikifor, avait d'abord refusé, et que le caporal Souslikov lui avait donné cinq roubles et lui avait dit : “Mène‑le ! ”, et que l'oncle Michel Egorytch, “un bon moujik ! ”, lui avait dit : “Imbécile ! pourquoi ne m'avais‑tu pas dit tout de suite que tu conduirais ce type‑là ? ”... Quand il avait fini, Nikifor recommençait:
“Il faut que je vous dise le fin fond de la vérité... J'étais assis chez mon frère, chez Panteleï Ivanovitch, je n'étais pas ivre, mais j'avais bu, comme maintenant. Bon, ça va, j'étais assis. Tout à coup, j'entends que quelqu'un entre, c'est Nikita Serapionyteh...
– Ecoutez, Nikifor Ivanytch, nous allons bientôt arriver. Je vous remercie ! Jamais je n'oublierai la peine que vous avez prise. Si c'était possible, j'imprimerais ceci dans les journaux : Je remercie de tout cœur Nikifor Ivanytch Khrenov ; sans lui, je n'aurais jamais pu m'évader.
– Pourquoi ne pouvez‑vous pas l'imprimer ?
– Il y a la police.
– Ah ! C'est vrai. Sans ça, ça serait bien. On a déjà parlé de moi une fois dans les journaux.
– Comment ça?
– Voilà pour quelle affaire. Un marchand d'Obdorsk avait pris pour lui le capital de sa sœur, et moi, il faut dire la vérité, je l'avais aidé. Aidé, ce n'est pas le mot juste, mais... j'avais donné mon concours. Du moment, je disais, que l'argent est chez toi, c'est Dieu qui te l'a donné. Pas vrai?
– Hum, pas tout à fait...
– Bon, ça va... Je lui donne mon concours. Personne n'en savait rien, mais un type, Pierre Petrovitch Vakhlakhov, réussit à le savoir. Un sale type ! Il apprend ça et il imprime dans le journal : “Un voleur, le marchand Adrianov, a pris le bien d'autrui, et un autre voleur, Nikifor Khrenov, l'a aidé à cacher son larcin. ” Tout ça était bien juste, et on l'avait imprimé tel quel.
– Vous auriez dû le citer au tribunal, pour calomnie, conseillai‑je à Nikifor. Il y avait chez nous un ministre dont vous avez peut‑être entendu parler : Gourko ; il avait volé ou aidé à voler, on ne sait pas bien, mais, quand on le dénonça, il poursuivit ses accusateurs pour diffamation. Vous auriez pu faire de même.
– J'en avais envie ! Mais je ne pouvais pas : c'est mon meilleur ami. Ce n'est pas par méchanceté qu'il a fait ça, mais pour plaisanter. Un rude moujik, capable de tout. Pour vous dire la chose en un mot, ce n'est pas un homme, c'est... un “compte courant ! ” ”
A quatre heures du matin, nous arrivâmes à Ivdeli. Nous descendîmes chez Dmitri Dmitrievitch Lialine que Chiropanov m'avait recommandé comme “populiste”. C'était un homme vraiment affable et hospitalier ; je suis heureux de lui exprimer ici ma sincère gratitude.
“Notre vie est calme, me racontait‑il devant le samovar. La révolution même n'est pas venue jusqu'à nous. Nous nous intéressons bien entendu aux événements, nous les suivons par les journaux, nous sympathisons avec les partis avancés, nous envoyons des hommes de gauche à la Douma, mais la révolution ne nous a pas soulevés. Dans les usines, dans les mines, il y a eu des grèves et des manifestations. Mais notre vie, à nous, est tranquille, il n'y a pas de police de ce côté‑ci, sauf le brigadier des Mines. La première station du télégraphe est loin d'ici, aux usines de Bogoslovsk, à cent trente verstes ; là‑bas commence aussi le chemin de fer. Des déportés ? Il y en a quelques‑uns chez nous : trois Livoniens, un maître d'école, un athlète de cirque. Tous travaillent à la drague, ils ne sont pas misérables. Ils vivent tranquillement comme nous. On extrait de l'or et, le soir, on va l'un chez l'autre veiller sous la lampe... Vous pouvez continuer hardiment jusqu'aux Mines, personne ne vous arrêtera : vous pouvez prendre la poste du zemstvo ou bien louer une voiture. Je vous trouverai un cocher. ”
Je dis adieu à Nikifor. Il tenait à peine sur ses jambes.
“ Faites attention, Nikifor Ivanytch, lui dis‑je, l'eau‑de‑vie pourrait bien vous perdre sur le chemin du retour.
– Pas de danger... Ce que le ventre prend, le dos peut le supporter”, me répondit‑il, et ce fut son dernier mot.
Ici s'achève la période “héroïque” de mon évasion, le voyage avec un attelage de rennes, dans la forêt vierge et le marais, sur une distance de sept à huit cents verstes. Ma fuite, même dans les passages les plus dangereux, fut, grâce à des circonstances favorables, beaucoup plus facile que je ne l'avais prévue et que ne pourraient le croire ceux qui en jugent par les informations des journaux. Le reste de mon voyage n'avait rien d'une évasion. Jusqu'aux Mines, je continuai une partie de ma route en traîneau avec un fonctionnaire des contributions indirectes qui opérait, sur la route, le relevé des magasins d'eau‑de‑vie.
A Roudniki (les Mines), je me renseignai pour savoir s'il serait dangereux de prendre le chemin de fer. Les conspirateurs de province m'effrayèrent beaucoup en me parlant d'espions et me recommandèrent d'attendre huit jours à Roudniki, puis de me rendre, avec un convoi de télègues, à Solikamsk, endroit beaucoup plus sûr. Je n'écoutai pas ce conseil et je n'eus pas lieu de m'en repentir. Dans la nuit du 25 février, je pris place sans la moindre difficulté dans un wagon du chemin de fer à voie étroite des Mines et, après vingt‑quatre heures de marche lente, j'arrivai à la station de Kouchva où je trouvai le train de Perm. Par Perm, Viatka et Vologda, j'arrivai à Pétersbourg dans la soirée du 2 mars. Il m'avait donc fallu douze jours de route pour avoir la possibilité de prendre une voiture sur la perspective Nevsky. Ce n'était pas long : nous avions mis un mois à faire le voyage dans l'autre sens.
Sur le petit chemin de fer de l'Oural, ma situation n'était pas encore bien sûre : dans ces localités, on ne manque pas de remarquer les “étrangers” qui passent, et on aurait pu m'arrêter n'importe où si l'on avait reçu un avertissement télégraphique de Tobolsk. Mais lorsque, vingt‑quatre heures plus tard, je me trouvai commodément installé dans un wagon du chemin de fer de Perm, je sentis du coup que j'avais gagné la partie. Le train traversait les stations où nous avions été accueillis si cérémonieusement par les gendarmes, les gardes et les chefs de police. Mais je suivais maintenant la direction opposée et j'éprouvais de tout autres sentiments. Au début, ce wagon spacieux et presque vide me parut étroit et étouffant. Je me mis sur la plate‑forme, où le vent soufflait, où il faisait sombre, et de ma poitrine s'échappa le cri de l'instinct, un grand cri de joie et de liberté!
Le train de la ligne Perm‑Kotlass m'emportait en avant, en avant, toujours en avant…
Notes
[1] A partir de cet endroit, je raconte mon évasion avec de forts changements, j'invente les noms et les personnages pour ne pas attirer de poursuites et de désagréments à ceux qui m'aidèrent. (1909)
[2] Tchij, bas en peau de renne, poil en dedans ; kiss, bottes en peau de renne, poils en dehors ; malitza, pelisse en peau de renne, poil en dedans ; Pendant les grands froids, on met, par‑dessus cette pelisse, un surtout nommé gouss, dont le poil est en dehors. (NdT)
[3] Le thé de Chine (de qualité inférieure) que les caravanes fournissent à la Sibérie se présente sous l'aspect de briques obtenues par compression. (NdT)