1928

Texte tiré d'un recueil en ligne intitulé "Documents des centralistes-démocratiques (années 1920)", assemblé par "l'Union de collectivistes" en 2007 à partir de textes recueillis dans les archives du KGB. Texte n° 24 de cette collection.
Traduction par nos soins.

V. Smirnov

Lettre à des amis

14/08/1928

14/08/1928
Département de Tobolsk - V. Smirnov
Village de Bériozov

Chers amis !

Demain on m'envoie quelque part dans un autre lieu. Je pense que du point de vue des conditions de vie cela sera mieux, mais du point de vue de la communication avec les camarades cela sera pire. Quel bilan en ressortira, le diable seul le sait, et il est inutile de spéculer. Je pense qu'il n'est nul besoin de parler au moment du départ de courage, de maîtrise de soi, etc, c'est de trop, comme si l'un et l'autre nous manquaient; avec de tels mots, d'habitude, rien, en général, n'est ajouté ou retiré. C'est pour cette raison que je voudrais faire le bilan de mes impressions sur notre groupe ici, peut-être que c'est cela qui sera justement utile.

En ce qui concerne en général la question principale, à savoir que la voie réformiste du prolétariat pour obtenir le pouvoir est déjà impossible, et que semer des illusions à ce propos veut dire mentir au prolétariat ; il n'y a pas de dissenssions dans le groupe à ce sujet. C'est le principal. Mais des désaccords particuliers, il y en a, et il n'y a pas à nous les cacher; j'ai déjà écrit sur ceux qui sont les plus importants. Il faut seulement réfléchir ensemble comme il faut sur ces questions.

Justement réfléchir et ne pas discuter, c'est à dire en débattre non pour formuler différents points de vue, mais pour en trouver un commun. Je suis sûr que l'on peut parvenir à cela si seulement on ne transforme pas cette réflection en débat. Se dépécher de fixer ce point de vue est inutile. Nous sommes enfermés dans un isolateur et avons la possibilité et le temps d'étudier toutes les questions comme il se doit. Il faut que les camarades aient soin non seulement de trouver plus d'arguments au profit de leur opinion, mais qu'ils réfléchissent bien attentivement aux arguments des autres camarades et qu'en liaison avec la discussion des questions, ils étudient la littérature classique marxiste et bolchévique. Nous ne nous appelons pas "bolchéviks-léninistes", mais nous tous, à notre façon, devons nous estimer être les successeurs directs du bolchévisme révolutionnaire et étudier de la façon la plus sérieuse qui soit sa tactique, sa méthode, son approche de la résolution de toutes les questions. La question de l'Etat est maintenant l'une des questions les plus importantes. Il faut relire encore une fois le livre de Lénine L'Etat et la révolution et tout ce qu'écrivaient à ce propos Marx et Engels. Il faut relire les chapitres finaux de L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat d'Engels, les travaux historiques de Marx et d'Engels, en particulier Le 18 brumaire d'Engels.

Il faut, après, relire la polémique sur les syndicats, et en particulier le premier article de Lénine dans le tome 18, à propos des relations entre le prolétariat et l'Etat à l'époque de la dictature du prolétariat, sur le rôle du parti et des syndicats. Le fétichisme de l'Etat est rétabli maintenant par Staline dans ses formes les plus absurdes, et notre tâche est de démontrer qu'il [le fétichisme] n'a rien de commun avec la façon de poser la question de l'Etat comme quelque chose d'inévitable pour un temps seulement; qu'il nous a été laissé en héritage par l'ordre capitaliste, que la tâche des communistes consiste avant tout à lutter contre lui durant la période de conquête du pouvoir et à l'éliminer en parallèle avec l'abolition de la société de classe après la victoire.

Ensuite, il faut étudier comme il se doit l'expérience de la construction du socialisme chez nous après la victoire de la révolution d'Octobre, car il n'y a aucun doute que, malgré tout, elle a donné une grande expérience positive. Ici, une fois encore, les oeuvres de Lénine doivent constituer ce qui doit être étudié pour cette expérience. Il faut, en particulier, suivre pas à pas comment nous sommes passés à la "NEP", par quelles étapes intermédiaires nous sommes passés, comment chacune de ces périodes était évaluée par Lénine, comment se posait la question des relations avec la paysannerie et combien la façon de poser la question de Lénine se distinguait aussi bien de la "ligne du paysan moyen", du "bloc ouvrier-paysan" réalisés par les opportunistes, que de l'entrée forcée stupide du paysan sous la contrainte de la matraque dans le "paradis" du socialisme dans un seul pays. Je pense que dans ce domaine également nous n'avons aucune raison de refuser le point de vue orthodoxe des bolchéviks, il faut simplement le développer et le mettre au point sur le plan des principes dans la nouvelle étape de la révolution.

Ensuite à propos de la tactique. Il vaut mieux encore une fois commencer par l'étude de la tactique des bolchéviks pendant la période de la révolution, à l'été 1917 (c'est à dire le tome 14 de Lénine). Il faut observer attentivement ce que voulait dire le slogan des Soviets et ce qu'il représentait durant les différentes périodes d'Octobre, comment et par quel moyen s'y réalisait l'union du prolétariat et de la paysannerie et comment ces organes de la révolution populaire, de la révolution par le bas durant le développement de la lutte contre le Gouvernement Provisoire, qui voulait liquider comme il pouvait les restes du féodalisme par en haut, derrière le dos des masses, comment ces organes se sont transformés en organes de la dictature du prolétariat. En liaison avec cela, il faut poser la question de la "révolution permanente", qui représente pour les époques de reflux du mouvement révolutionnaire une théorie opportuniste (le slogan "la lutte pour la démocratie bourgeoise", mis maintenant en avant par Trotski pour la Chine) et aventuriste durant une époque de montée du mouvement révolutionnaire.

Pour le moment nous vivons la contre-révolution. C'est pour cela qu'il faut étudier ensuite la tactique des bolchéviks durant cette période, en particulier regarder toute la polémique avec les menchéviks, en relation avec les slogans abrégés on non abrégés. Il me semble que si on mène ainsi la discussion des questions, en les étudiant et en les approfondissant, nous saurons alors élaborer très rapidement et sans douleur une position commune sur toutes les questions principales; on peut et on doit, une fois encore, je le répère, le faire. De ce point de vue il me semble que l'édition d'une revue est pour le moment prématurée. Nous n'avons pas à nous presser pour des effets extérieurs. La revue soit portera maintenant un caractère de recueil de discussions, ce qui n'est pas souhaitable, quand nous sommes en minorité dans l'isolateur, soit la rédaction sera amenée à mettre au rebut beaucoup d'articles, alors que l'opinion de la majorité sur une série de questions n'est pas encore formée. Cela conduira immanquablement à une querelle inutile et rendra plus difficile la discussion appropriée des questions. Mais il faut créer maintenant une rédaction, justement pour qu'elle mène la discussion des questions. Tous les articles de principe des camarades doivent être envoyés à la rédaction, qui en prend connaissance la première. Il faut encore, pour éclairer de façon plus complète la question, s'entendre avec tels ou tels camarades pour écrire des articles à propos des articles transmis; ou c'est la rédaction elle-même qui les rédige. Mais on ne doit pas lui accorder le droit de diffuser les articles destinés à la communication interne de notre groupe. Elle doit simplement en prendre connaissance pour mener de façon organisée la discussion de la question. Il est clair, bien sûr, que pour certaines questions il faudra diffuser les articles à l'intention de tout l'isolateur. La question de savoir quels articles il faut diffuser doit être ici peut-être accordée à la rédaction, mais la rédaction ici aussi doit faire montre d'un très grand tact et ne pas diffuser à l'extérieur les articles indépendamment de la lecture qu'elle en fait sur le fond.

Deux mots sur les trotskistes. Parmi eux il y a des types bien à titre individuel, mais dans son ensemble cette tendance nous est étrangère. Il est curieux que d'un côté ils font toutes sortes d'avances au gouvernement existant, ils disent qu'il peut, à certaines conditions, accepter pacifiquement le changement de "direction" en faveur du prolétariat, et que de l'autre ils se comportent de façon très méprisante vis à vis des traditions bolchéviques. Des sentences du genre le régime stalinien est le résultat du régime de Lénine, que le parti aurait fait faillite en 1917 et s'est sauvé uniquement en se "réarmant", que l'histoire du parti bolchévique commence seulement avec l'année 17, et autres bêtises du même genre, peuvent être entendues à chaque pas. L'affaire ne réside pas uniquement dans l'appréciation différente de telle ou telle question pertinente par nous ou par eux, mais dans l'approche qui nous est complètement étrangère pour la résolution de ces questions. L'étude approfondie de la surface de la vie politique, l'analyse détaillée des questions relatives à la lutte entre les staliniens "de droite" et "de gauche", les observations personnelles sur les chefs et le refus aussi diligent de l'étude des rapports de force des classes dans le pays, qui fréquemment se réduit seulement à la question des "états d'esprit" de la classe ouvrière, par exemple, sont particulièrement caractéristiques à cet égard. Tantôt ils attribuent à cette dernière leurs propres illusions sur "le pouvoir soviétique", tantôt ils scrutent peureusement "l'état d'esprit thermidorien" du prolétariat et avertissent de "la réaction maligne dans les masses ouvrières elles-mêmes", et ainsi de suite. Ils sont prêts à faire des masses l'instrument de leur célèbre réforme, mais ils ont peur à en mourir de la vraie lutte de classe, en ayant peur à juste titre qu'elle dépasse leurs "directives" limitées.

Voilà pourquoi je pensais que dans le mouvement révolutionnaire naissant du prolétariat, ils formeront un groupe opportuniste, quelque chose comme les menchéviks du temps passé. Et voilà pourquoi dans une de mes lettres relative à Trotski je l'ai traité de demi-menchévik. Je pense que je ne me suis pas trompé en cela.

C'est pour cela que se donner pour tâche l'union avec ce courant est inutile et néfaste. D'ailleurs, comme cela est le cas d'habitude avec les courants opportunistes, il se divise en une infinie quantité de groupes et de sous-groupes qui, ne voyant pas la possibilité ni de se confronter, ni de rompre, tournent leurs regards vers le "Chef", qui pourrait leur donner une "directive" générale, quel que soit le caractère instable de celle-ci. Et quand cette "directive" est reçue, alors ne se décidant pas à la critiquer ouvertement, chaque courant commence à la réinterpréter à sa façon. Leur nom "bolchéviks-léninistes" est une hypocrisie complète : avec lui ils veulent cacher ne fut-ce qu'un peu le fait qu'ils ne sont ni bolchéviks ni léninistes. Les types bien qui se trouvent parfois parmi eux doivent être sortis de ce marais, mais sans faire la moindre concession aux états d'esprit et aux points de vue de ce marais, en dénonçant fermement ces points de vue. De la même façon il faut également conserver avec eux un front uni sur les questions de vie quotidienne face à l'administration, sans confondre une seule minute les questions de vie quotidienne et les questions politiques.

Il semble que ce soit tout ce que l'on puisse dire dans le temps court qui me reste.

Adieu donc, en attendant des jours meilleurs.

Salut amical à tous.

V. Smirnov

10/03/1930 - Isolateur politique de Verkhnéouralsk (vraisemblablement références de la saisie de la lettre).