1936 |
« Staline défend non pas des idées progressives, mais les privilèges de caste de la nouvelle couche sociale, de la bureaucratie soviétique, qui, depuis longtemps déjà, est devenue un frein au développement socialiste de l'U.R.S.S. Il est impossible de défendre ces privilèges par les méthodes de la démocratie prolétarienne ; on ne peut les défendre qu'à l'aide de falsifications, de calomnies et d'une sanglante répression. » |
Staline ne fusille pas seulement les vieux bolchéviks, il s'ingénie aussi à les faire revenir de l'autre monde. Il n'est pas besoin de rappeler ici le cadavre de Kirov. Mais, dans l'affaire, ce n'est pas l'unique cadavre.
Auprès de Zinoviev avait travaillé pendant de nombreuses années comme secrétaire un vieux membre du parti, Bogdan. Il y a quelques années, Bogdan, exclu du parti, ne supporta pas les persécutions et la répression de Staline et se suicida1. Ce suicide produisit en son temps une assez forte impression dans le parti. On parlait de l'impasse dans laquelle Staline poussait les gens qui se permettaient d'avoir une opinion à eux. Mais c'est précisément pourquoi Staline a décidé, sans doute, de mêler le cadavre de Bogdan au procès. Il lui fallait « se venger » de Zinoviev et des autres, qui avaient certainement parlé entre eux de Bogdan comme d'une victime du régime staliniste. C'est à cette fin qu'il fut dit au cours du procès que « le suicide de Bogdan était en somme un assassinat décidé par le centre terroriste... Bakaïev a essayé de persuader Bogdan d'accomplir son attentat contre Staline ou de se suicider. Bogdan se suicida et laissa, comme cela lui avait été prescrit, une lettre dans laquelle il prétendait être victime de l'épuration du parti. »2.
Le mensonge devient ici délire insensé. Admettons que Bogdan ait dû réellement tenter d'assassiner Staline et que cette tentative, comme on nous l'indique au cours du procès, n'ait pas réussi. Mais pourquoi eût-il fallu le contraindre à se suicider ? En châtiment de l'échec de sa tentative ? Y a-t-il donc eu d'autres « tentatives » qui aient réussi ? Pas une seule ! Pourquoi d'autres ne se sont-ils pas suicidés ? Où et quand a-t-on jamais vu que des terroristes malheureux se soient suicidés sur un ordre reçu d'en haut ? Bogdan laissa même « une lettre dans laquelle il prétendait être victime de l'épuration du parti ». Sans doute, cette « victime de Zinoviev » a-t-elle menti devant la mort... pour causer de l'ennui à Staline. Sur ce « simple » fait tragique, Staline bâtit tout un échafaudage de mensonges qui relèvent de la pathologie. Par moments on croirait lire les Possédés.
Voici l'histoire de ce suicide. Reingold, toujours lui, déclare que « le centre trotskiste-zinoviéviste, s'il avait accédé au pouvoir, pensait anéantir... tous ceux de ses propres partisans ayant pris une part active et immédiate à la terreur »3. Cette déposition est le produit des machinations personnelles de Staline. Quiconque connaît quelque peu le « chef bien-aimé » ne saurait en douter. Fusiller ses propres agents, devenus dangereux parce qu'ils en savent trop, c'est bien là sa méthode, la méthode de l'homme que rien n'arrête, sans scrupules dans le choix des moyens et capable de tout. C'est la méthode qu'il a employée lors du procès des 14 (Nikolaïev et autres), où il y eut parmi les fusillés des agents de la Guépéou. C'est aussi la méthode qu'il a employée dans le présent procès. Staline trahit ici sa psychologie. Il impute sa propre bassesse à ses victimes !
Nous savons combien Zinoviev et Kamenev étaient loin du pouvoir. Mais, nous apprend-on, ils n'avaient pas seulement rêvé du pouvoir, pas seulement partagé entre eux les portefeuilles et, en premier lieu, bien entendu, le portefeuille de la Guépéou, mais ils avaient même songé à fusiller ceux de leurs partisans qui en savaient trop long ! Quelle prévoyance ! Sans doute Zinoviev et Kamenev n'avaient-ils aucun autre souci. De plus, il étaient même allés jusqu'à divulguer par avance ces plans, comme pour avertir leurs partisans de ce qui les attendait en cas de succès. Sans doute la Guépéou staliniste devait-elle garder vivants les terroristes qui avaient accompli des assassinats, afin qu'ils puissent être fusillés par la Guépéou zinoviéviste, une fois que Zinoviev aurait pris le pouvoir !
Même des inculpés modèles comme Zinoviev et Kamenev n'ont pas accepté de prendre sur eux cette histoire effarante. « C'est du Jules Verne, dit Zinoviev, ce sont des contes des Mille et Une Nuits. » Le pitre-procureur lui réplique d'une voix faussement pathétique : « Et l'assassinat de Bogdan, secrétaire de Zinoviev, qu'est-ce que c'est, un conte ? »4
Mais que vient faire dans tout cela Bogdan ? Le « plan » d'extermination de leurs propres partisans devait être exécuté par Zinoviev et Kamenev après la prise du pouvoir, par l'intermédiaire de la Guépéou, à la tête de laquelle devait être placé Bakaïev. Est-ce que Zinoviev et Kamenev avaient déjà pris le pouvoir ? Et Bakaïev s'était-il approprié la Guépéou ?
Les cheveux se dressent sur la tête, quand on lit cette édition staliniste des Possédés. Jusqu'où est allée la dégénérescence de la révolution russe pour que Staline ait pu mettre en circulation toutes ces monstrueuses impudences au nom de... la justice soviétique ?
Notes
1 Quelques années auparavant, c'est dans des circonstances analogues que s'était suicidé M.S. Glazman, secrétaire de Trotsky. Révolutionnaire d'une droiture et d'un dévouement rares, il s'était tué à la suite de son exclusion du parti.
2 Déposition de Pikel, Le Procès..., p. 63.
3 Ibidem, p. 58.
4Ibidem, p. 163.