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Publié : dans Le Monde, 17 septembre 1980. Transcription : Adam Buick Balisage HTML : Jonas Holmgren |
Les pays où, en plein vingtième siècle, la classe ouvrière est amenée à combattre pour les droits politiques qu'au dix-neuvième siècle le mouvement ouvrier a conquis de haute lutte sous les régimes dominés par la bourgeoisie, son Etat et son capital, ces pays ont encore à franchir l'étape de la révolution démocratique, condition sine qua non du développement de ce mouvement vers la révolution socialiste synonyme d'abolition du salariat et de l'Etat. Telle est la prémisse de la doctrine que les maîtres du pouvoir politique et policier dans les pays qu'ils ont proclamés socialistes prétendent « appliquer » en se réclamant du « socialisme scientifique ».
L'action « réformiste » des travailleurs polonais, en lutte pour les droits que la classe ouvrière a obtenus au dix-neuvième siècle des pouvoirs bourgeois, constitue la réfutation la plus éclatante des prétentions « scientifiques » des dirigeants politiques de l'Est et des idéologues à leur service. Elle est à l'image des batailles ouvrières du siècle dernier : ouvriers « chartistes » en Angleterre, ouvriers français – associés aux « bourgeois » – pendant les Trois Glorieuses, révolution de février 1848, mouvement « réformiste » des ouvriers allemands avant et après le régime bismarckien. On pourrait y ajouter le mouvement ouvrier et paysan dans la Russie tsariste à partir des réformes agraires, mouvement dont mencheviks et bolcheviks unis proclamaient, en fidèles disciples de Marx, qu'il constituait une étape démocratique bourgeoise et donc capitaliste sur la route révolutionnaire conduisant à la fin de la « préhistoire humaine ».
Les ouvriers polonais démasquent ainsi la démagogie et la volonté de puissance du pouvoir. Leur action prouve que ce pouvoir n'est pas socialiste, mais réactionnaire, et que son essence, pour parler comme Marx, est proprement bonapartiste.
L'action ouvrière en Pologne et l'appui qu'elle a reçu de l'ensemble de la population prouvent que l'idéologie religieuse, dispensée par l'Eglise catholique y est mieux reçue et supportée que l'idéologie marxiste-léniniste ; elle est « le soupir de la créature accablée, l‘âme d'un monde sans coeur » (Marx), monde dirigé par une oligarchie qui s'est approprié des pouvoirs seigneuriaux, politiques et économiques. Ce régime pousse l'imposture jusqu'à couvrir de l'étiquette « socialiste-scientifique » une marchandise frelatée, dont tous les ingrédients sont empruntés au mode de production classiquement capitaliste, sans les avantages démocratiques conquis par les classes laborieuses dans la plupart des pays où règne le capital, privé ou anonyme, national ou multinational. Cette nouvelle variante du « socialisme impérial » possède des caractéristiques certes originales (explicables par les conditions historiques créées dans l'hémisphère oriental après la deuxième guerre mondiale), mais iI peut surtout se targuer de particularités qu'il a su emprunter au capitalisme occidental dans ses formes tant primitives qu'évoluées.
Réellement inexistant, le socialisme soviétique – modèle imposé militairement et policièrement aux pays de la zone d'influence obtenue en 1945 – a pris le masque d'un régime qui se vante d'avoir dépassé le stade bourgeois-capitaliste de révolution sociale, alors qu'il n'a pas même atteint ce stade, lequel, conformément aux enseignements de la théorie «classique», doit être le prodrome d'une révolution appelée à faire disparaître les classes sociales, donc le salariat ; l'argent, donc le capital ; le pouvoir politique, donc l'Etat, donc les conflits entre Etats, donc les armées, la guerre, et les misères que l'espèce humaine semble s évertuer à s'infliger elle-même.