« Nous avons conquis le droit à l’existence internationale au sein d’un réseau de pays capitalistes.
La situation intérieure des puissants pays capitalistes n’a permis à aucun. D’entre eux de jeter son armée sur la Russie. Ainsi s’atteste dans ces pays la maturité de la Révolution qui ne leur permet pas de nous vaincre aussi promptement qu’ils le pourraient dans d’autres conditions.
Pendant 3 ans, des armées anglaises, françaises et japonaises sont demeurées en territoire russe.
On ne peut douter qu’il eût largement suffi de la part des trois puissances intéressées de l’effort le plus minime pour nous battre en quelques mois si ce n’est en quelques semaines. Nous n’avons pu résister à cette agression que grâce à la démoralisation des troupes françaises et à la fermentation qui commençait dans les armées anglaises et japonaises. »
C’est ainsi que Lénine à la Conférence du Parti du gouvernement de Moscou, le 20 novembre 1920, marqua l’importance de la Révolte de la mer Noire.
Rappelons les faits.
Dès qu’en octobre 1918 l’effondrement du front turco-bulgare apporte la certitude de la défaite militaire du bloc impérialiste d’Europe centrale au bénéfice des impérialistes de l’Entente (France-Angleterre-Italie-Japon), ceux-ci décident d’ « en finir avec le bolchevisme », suivant l’expression du ministre français des Affaires étrangères, Pichon.
Une base est déjà créée à Arkhangelsk dans l’Extrême Nord. Les forces japonaises avancent en Sibérie et le général français, Janin, y dirige les forces militaires alliées, Russes-blancs compris ; enfin le Kouban et le Don sont aux mains de Dénikine.
C’est alors que l’armée d’Orient, en marche vers Belgrade, Budapest, Vienne, est retournée sur l’Ukraine, appuyée par la flotte qui occupe la mer Noire. Le fil de fer barbelé est fermé autour de la République des Soviets.
Sous une frénétique campagne de mensonges et de calomnies, les soldats français arrivent en Ukraine et en Crimée. Mais le Parti bolchévik est à l’oeuvre.
Sous sa direction, un énorme travail de persuasion et de pénétration est accompli dans les troupes françaises, soldats et marins.
Rien n’est plus faux en effet que la légende répandue pendant des années présentant la révolte de la mer Noire comme une embrassade idyllique entre les ouvriers russes et les soldats français.
La fraternisation qui devait se déclencher et briser l’intervention fut le résultat d’une lutte acharnée entre le prolétariat russe et la bourgeoisie française, le premier voulant gagner l’armée à sa cause, la seconde mettant tout en oeuvre pour la conserver.
C’est le travail acharné des bolchéviks, de tous les prolétaires des villes occupées, qui a éveillé chez les soldats et marins français la conscience de classe, qui a concrétisé leur mécontentement dans leur refus d’intervenir contre la Révolution russe, et qui les poussa dans la voie révolutionnaire si fortement que le gouvernement a été obligé de les rapatrier d’abord et de les démobiliser ensuite rapidement sous peine de voir les mutins étendre l’insurrection en France même.
Pour effectuer ce travail de longue haleine, pénible, périlleux, il fallait des hommes énergiques, habitués à la lutte illégale, expérimentés dans les combats de classe, d’un courage indomptable, d’une endurance tenace ; il fallait des membres d’un parti solide, éprouvé, forgé dans le creuset de la guerre civile ; il fallait des stratèges habiles, des tacticiens audacieux, armés de la boussole de la doctrine marxiste-léniniste, en un mot, il fallait des bolchéviks.
C’est grâce aux membres de ce parti d’acier que, mois par mois, le prolétariat russe gagne progressivement l’armée, l’arrache à la bourgeoisie.
La fraternisation commence par le refus de marcher des soldats (58è d’Infanterie, 176ème d’Infanterie, 19ème d’Artillerie, etc.).
C’est la première période (février-mai).
Vers sa fin, le 6 avril, une compagnie du 7ème Génie, en pleine révolte, tente de passer à la révolution, marquant ainsi le début d’une deuxième période (avril-juin).
Les marins ne se contentent plus, en effet, de refuser de marcher.
Il y a révolte ouverte (France, Jean-Bart, Justice, Guichen, etc.). Et en plusieurs cas, il y a hésitation entre la révolte et le passage à la révolution (Waldeck-Rousseau) ; une fois même, il y a tentative directe (Protet).
Enfin, au cours de la troisième période (juin-août) il n’y a plus seulement révolte, mais tentative d’insurrection : action pour ouvrir les prisons (Toulouse, Brest, Toulon), tentative pour lier le mouvement des marins aux soldats et aux ouvriers (Toulon). Ce grandiose mouvement que soutenaient et impulsaient à la fois les grandes grèves et manifestations révolutionnaires en France même obligea l’impérialisme français à desserrer son étreinte sur la révolution d’Octobre.
Pour continuer son oeuvre de gendarme contre-révolutionnaire international, il a dû faire appel à des mercenaires : Dénikine, Wrangel, à des troupes très inférieures à tous points de vue à l’armée française, portée, fin 1918, à son plus haut degré de puissance et de capacité technique, celles des russes-blancs, qu’il fut relativement plus aisé à l’Armée rouge d’écraser.
La révolte des soldats et marins français a donc puissamment aidé la victoire militaire de la dictature du prolétariat. Magnifique résultat. Nous aurions pu cependant porter un coup encore plus dur à l’impérialisme français.
La caractéristique des révoltes en Ukraine, en mer Noire et en France est en effet double.
1) D’une part, il a manqué au mouvement une idéologie claire, une théorie révolutionnaire.
La même confusion, le même mélange de phrases révolutionnaires, de pacifisme et de chauvinisme, d’enthousiasme pour la révolution russe et de légalisme, qui imprégnaient à ce moment une grande partie du prolétariat français et s’étalaient dans La Vague (organe terriblement confusionniste et qui passait pour bolchévik), se retrouvent dans presque toutes les mutineries.
2) D’autre part, aucune organisation sérieuse n’existait. Ce manque absolu d’organisations illégales dans l’armée et dans la marine permit au commandement de maîtriser assez facilement ce formidable mouvement.
Et cependant, il y avait sur tous les navires une volonté d’organisation qui se manifesta spontanément par la création de comités clandestins révolutionnaires de marins.
Il eût été cependant extrêmement facile de créer dans chaque unité de l’armée, sur chaque navire de la flotte française, une ou plusieurs cellules illégales.
Le grand nombre de réservistes permettait de constituer partout des groupes légaux de soldats et de matelots pour des buts concrets (sports, musique, danse, études, groupes d’originaires, etc.).
Il eût été extrêmement aisé pour des cellules communistes d’influencer ces groupes et d’en faire des organisations révolutionnaires de masse entraînant toute l’unité ou l’équipage. Mais pour cela, il eût fallu qu’il existât en France un parti bolchévik.
Les conséquences de cette absence de Parti communiste, le guide et l’organisateur de la lutte, apparaissent encore plus grandes, quand on examine l’attitude et le rôle des délégués. Courageux, sortis de la masse volontairement, ils n’hésitent pas à poser directement au commandement les revendications des marins, rompant, sans hésitation, avec la terrible discipline militaire du temps de guerre.
Il est incontestable que Vuillemin, par exemple, ce jeune mécanicien de 19 ans, tenant tête à tout un état-major rusé, prévoyant ses manœuvres, et entre autres le guet-apens du 20 avril, est une des plus belles figures de la révolte.
Mais les délégués ne sont pas des bolchéviks. En présence des formidables responsabilités qui pèsent sur eux, ils glissent presque tous sur le terrain réformiste.
C’est pourquoi ils sont dans la plupart des cas rapidement dépassés par la masse et dès ce moment ils jouent un rôle de frein.
Parfois même leur attitude devient contre-révolutionnaire comme sur le Waldeck-Rousseau où l’équipage, ardemment révolutionnaire, destitue ses 20 délégués moins de 24 heures après les avoir élus et en nomme 4 nouveaux.
Les mutineries de la mer Noire présentent ainsi beaucoup de points communs avec les mutineries de marins et de soldats en Russie en 1905.
Comme alors :
« la grande masse des marins et des soldats se mutinait facilement, mais elle commettait tout aussi facilement la bêtise naïve de remettre en liberté les officiers arrêtés, elle se laissait calmer par les promesses et les discours des autorités qui gagnaient ainsi un temps précieux, appelaient des renforts, divisaient les forces des mutins, après quoi le mouvement était cruellement réprimé, les meneurs exécutés. » (Lénine)
Et c’est pourquoi nous devons appliquer à la révolte de la mer Noire les leçons que Lénine tira de l’insurrection de Moscou en 1905.
« La seconde [leçon] concerne le caractère de l’insurrection, la façon de la mener, les conditions dans lesquelles les troupes passent au peuple.
Il s’est répandu sur le dernier point, parmi l’aile droite de notre parti, une opinion des plus obtuse.
Il serait impossible, paraît-il, de lutter contre une armée moderne, il faut que l’armée devienne révolutionnaire. Bien entendu, si la révolution ne gagne pas les masses et l’armée elle-même, il ne saurait être question de lutte sérieuse. Bien entendu, la propagande dans l’armée est nécessaire, mais il ne faut pas se figurer celle volte-face de la troupe comme un acte simple, unique, qui résulterait de la persuasion des uns, éveillant la conscience des autres.
L’insurrection de Moscou démontre jusqu’à l’évidence ce que cette conception a de routinier et de stérile.
En réalité, l’hésitation de la troupe, inévitable en présence de tout mouvement vraiment populaire, conduit, lorsque la lutte révolutionnaire devient plus ardente, à une véritable lutte pour la conquête de l’armée.
Enfin, comme ceux de 1905, les mutins de la mer Noire ne connaissaient rien de l’art de l’insurrection.
Décembre a rendu évidente une autre thèse profonde de Marx, oubliée par les opportunistes : l’insurrection est un art, et la principale règle de cet art, c’est l’offensive – une offensive même téméraire, désespérée et sans retour possible. Nous ne nous sommes pas assez assimilé cette vérité. Nous avons insuffisamment étudié nous-mêmes et enseigné aux masses cet art, cette règle de l’offensive coûte que coûte. Nous devons maintenant, de toute notre énergie, rattraper le temps perdu.
Il ne suffit pas de se grouper sur les mots d’ordre politiques, il faut aussi se grouper sur la question de l’insurrection armée. Quiconque s’y oppose ou refuse de s’y préparer doit être impitoyablement chassé des rangs des partisans de la révolution, renvoyé dans le camp des adversaires, des traîtres ou des lâches, car le jour approche où la force des éléments et les circonstances de la lutte nous obligeront à distinguer à ce signe nos amis de nos ennemis.
Ce n’est pas la passivité que nous devons prêcher, ni l’ « attente » du moment où la troupe « passera » à nous ; non, nous devons, comme on sonne le tocsin, proclamer la nécessité d’une offensive intrépide et de l’attaque à main armée, la nécessité de... [mot supprimé par A.M] et de l’action la plus énergique pour gagner à nous les troupes indécises ». (Lénine, Oeuvres complètes Tome X )
Le camarade Staline, évoquant au 17ème congrès les menaces de guerre impérialiste contre l’Union soviétique, soulignait :
« Une telle guerre a déjà été menée contre l’U.R.S.S., si vous vous en souvenez, il y a quinze ans.
On sait que le très honoré Churchill avait donné à cette guerre une formule poétique : « l’invasion de 14 Etats ».
Vous vous rappelez, naturellement, que cette guerre groupa tous les travailleurs de notre pays en un seul camp de combattants pleins d’abnégation qui défendirent jusqu’à la dernière goutte de leur sang la patrie ouvrière et paysanne contre l’ennemi extérieur.
Vous savez comment elle a fini.
Par l’expulsion de notre pays des interventionnistes et la création de « Comités d’actions » révolutionnaires en Europe. On ne peut douter que la deuxième guerre contre l’U.R.S.S. n’aboutisse à la défaite totale des agresseurs, à la révolution dans plusieurs pays d’Europe et d’Asie, à l’écrasement des gouvernements bourgeois et agrariens de ces pays. » (Staline : Deux mondes)
Mais cette victoire de la révolution ne vient jamais seule. Il faut l’organiser et la diriger.
C’est pourquoi, en ce moment où s’est affaiblie notre activité contre la guerre impérialiste et pour la défense de l’U.R.S.S., le travail accompli en 1919 par le Parti bolchévik dans les armées et les flottes impérialistes, doit nous servir d’exemple. La révolte de la mer Noire montre comment nous pouvons briser une agression antisoviétique, comment nous pouvons transformer la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire.
Dans le premier cycle de guerres et de révolutions, l’absence complète de direction par le parti prolétarien révolutionnaire - le Parti communiste (qui n’existait pas encore en France) et l’ignorance absolue de l’art de l’insurrection – ont permis à l’impérialisme français de se tirer sans trop de mal de l’attaque armée antisoviétique, grâce à l’attitude de trahison de la social-démocratie et de la C.G.T.
En ce deuxième cycle de révolutions et de guerres, ne nous laissons pas surprendre. Utilisons et appliquons les enseignements des glorieuses mutineries de la mer Noire.