1843-50 |
"On remarquera que, dans tous ces écrits, et notamment dans ce dernier, je ne me qualifie jamais de social-démocrate, mais de communiste... Pour Marx, comme pour moi, il est donc absolument impossible d'employer une expression aussi élastique pour désigner notre conception propre.." F. Engels, 1894. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque de sciences sociales de l'Université de Québec. |
Le parti de classe
Activités de classe du parti
Je n'ai jamais dit que la masse de vos gens ne désire pas de science véritable. J'ai parlé du parti, et, à mes yeux, celui-ci est ce pour quoi il se donne dans la presse et les congrès [1]. Et là, ce qui y domine, c'est maintenant la demi-science et l'ancien ouvrier qui se gonfle d'être littérateur. Si, comme tu l'affirmes, ces gens ne forment qu'une infime minorité, vous prenez alors tant d'égards vis-à-vis d'eux parce que chacun d'eux vous plaît.
Le déclin théorique et moral du parti date de la fusion [avec les lassalléens], et on aurait pu l'éviter si l'on avait fait preuve à ce moment d'un peu plus de retenue et de raison. Un parti sain est capable d'exsuder pas mal de choses avec le temps, mais c'est un processus long et difficile, et ce n'est pas parce que les masses sont en bonne santé qu'il faut leur inoculer sans nécessité une maladie...
Bref, j'en ai assez de cette confusion qu'entraîne le lancement continuel d'affaires irréfléchies et précipitées. Je ne peux accepter la moindre offre de collaboration, ne serait-ce que parce qu'il faut que je termine une fois pour toutes les travaux les plus importants. J'achève encore l'Anti-Dühring, et ensuite je n'écrirai plus que des articles que je tiendrai moi-même pour urgents, et s'il y a une revue qui n'est pas un organe du parti, je les lui donnerai afin de n'être pas l'objet des débats d'un congrès [2]. Il faut bien admettre qu'il n'y a pas de forum démocratique pour des travaux scientifiques. Cette expérience m'a suffi.
Je n'ai « pas de ressentiment » – pour employer l'expression de Heine - , et Engels pas davantage [3]. Tous deux nous n'attachons pas la moindre importance à la popularité. La preuve en est, par exemple, que, par aversion pour le culte de la personnalité, du temps de l'Internationale, j'ai déjoué les nombreuses manœuvres entreprises dans les différents pays pour me faire tomber dans les rets de la publicité en m'importunant avec des éloges, auxquels je n'ai jamais répondu, sauf lorsque c'était inévitable, par un savon. Quand nous sommes entrés pour la première fois dans une société secrète communiste [4], Engels et moi, nous ne l'avons fait qu'à la condition que les statuts écartent tout ce qui pouvait encourager la foi superstitieuse en l'autorité. Lassalle a agi plus tard en sens exactement inverse.
Or, les faits qui se sont déroulés au dernier congrès du parti [5] sont vivement exploités par les ennemis du parti à l'étranger ; en tout cas, ils nous ont obligés à la prudence dans nos rapports avec les « camarades de parti » en Allemagne.
Au reste, mon état de santé m'oblige à utiliser le temps de travail autorisé médicalement à l'achèvement de mon ouvrage. [Le Capital] ; et Engels, qui travaille à divers ouvrages importants, continue d'envoyer des contributions au Vorwärts.
Il serait effectivement très agréable de disposer d'une revue socialiste véritablement scientifique [6]. Elle fournirait l'occasion de critiques et d'anticritiques ; nous pourrions y développer certains points théoriques, étaler l'ignorance absolue des professeurs et assistants, et de la sorte nous pourrions en même temps éclairer les esprits du public en général ouvriers aussi bien que bourgeois.
Mais la revue de Wiede [7] ne peut être autre chose que pseudo-scientifique ; les bougres à demi cultivés et les littérateurs à demi savants qui hantent la Neue Welt et le Vorwärts, etc., constituent nécessairement le gros de ses collaborateurs. L'absence de ménagements condition première de toute critique est impossible en pareille compagnie. En outre, faire sans cesse attention à ce que ce soit toujours facile à comprendre, c'est écrire pour des ignorants. Peut-on s'imaginer une revue de chimie dont la prémisse fondamentale serait l'ignorance du lecteur en chimie ? Et, en faisant abstraction de tout cela, l'attitude des collaborateurs de Wiede dans l'affaire Dühring nous incite à être prudents et à nous tenir autant à l'écart de ces messieurs que le permettent les conditions politiques du parti. Leur devise semble être la suivante : quiconque critique son adversaire en l'engueulant a un bon tempérament ; quiconque engueule l'adversaire en lui faisant une véritable critique est une personne indigne.
Le malheur, c'est tout bonnement que les nôtres ont un si piètre adversaire en Allemagne [8]. S'il y avait simplement du côté bourgeois un seul esprit capable et formé en économie, il aurait tôt fait de leur régler leur compte et d'amener un peu de clarté dans leur propre confusion. Mais que peut-on attendre d'un combat où, de part et d'autre, les seules armes sont les lieux communs et les salades philistines ? Face aux « grands esprits » bourgeois en Allemagne se dresse et se développe un nouveau socialisme vulgaire allemand qui se range dignement aux côtés de l'ancien « socialisme vrai » de 1845 [9].
Je pense que je répondrai, premièrement, qu'il m'est impossible de collaborer à une revue scientifique dont la rédaction est anonyme et dont les collaborateurs également ne sont pas nommés. Les résolutions de congrès [10], si respectables soient-elles sur le terrain de l'agitation pratique, sont égales à zéro en science, et ne suffisent pas à établir le caractère scientifique d'une revue, caractère qui ne s'instaure pas par décret. Une revue socialiste scientifique sans aucune orientation scientifique tout à fait déterminée est une absurdité, et face à la grande diversité, voire à l'indétermination des tendances qui fleurissent en Allemagne, il manque jusqu'ici toute garantie pour que cette orientation nous convienne.
Je te remercie vivement pour les nouvelles que tu me donnes à propos de l'affaire Sorge-Dietz [11]. Comme Sorge ne m'a pas écrit où en sont les tractations que tu as menées, et qu'il faut que je le sache avant de pouvoir y intervenir moi-même, elles m'étaient précieuses. L'éditeur Dietz s'oriente trop exclusivement vers les tirages de masse. S'il veut être l'éditeur des socialistes scientifiques, il doit prévoir une section où trouveront place aussi des ouvrages qui s'écoulent plus lentement. Sinon, il faut chercher un autre éditeur. La littérature véritablement scientifique ne peut se vendre par tirages de dix mille, et l'éditeur doit prendre les dispositions correspondantes...
Votre congrès n'a pas été, cette fois-ci, aussi brillant que les précédents [12]. Les débats sur la question des traitements ont pris un tour peu réjouissant, bien que je sois d'avis que Français et Anglais n'eussent pas fait mieux sur ce point, ce que Louise [Kautsky] ne veut absolument pas admettre. J'en suis venu depuis longtemps à la conviction que l'on se heurte ici à l'une des limites qu'assignent les conditions de vie actuelles au champ de vision des ouvriers. Ceux-là mêmes qui ont trouvé tout normal que leur idole Lassalle vive de ses propres moyens comme un sybarite accusent Liebknecht qui, en tant que rédacteur rémunéré, se contente du tiers de cet argent, bien que le journal rapporte cinq à six fois plus [13]. Être dépendant, même d'un parti ouvrier, est un sort pénible.
Même en faisant abstraction de la question d'argent, pour quiconque a de l'initiative, c'est un poste stérile que d'être rédacteur d'un journal appartenant à un parti. Marx et moi, nous avons toujours été d'accord pour ne jamais accepter un tel emploi et pour n'avoir qu'un journal pécuniairement indépendant, même vis-à-vis du parti [14].
Votre « étatisation » de la presse a les plus grands inconvénients, lorsqu'elle est poussée trop loin. Dans le parti, il vous faut absolument une presse qui ne soit pas directement dépendante de la centrale, voire du congrès, autrement dit une presse qui soit en état, sans être brimée, de faire opposition, au sein du programme et de la tactique adoptée, à certaines démarches du parti, et même qui, dans les limites des convenances de parti, puisse soumettre librement le programme et la tactique à la critique.
En tant que direction du parti, vous devriez favoriser, voire susciter, une telle presse : dans ce cas, vous gardez toujours plus d'influence morale sur elle que si elle naît à moitié contre votre volonté. Le parti vient de grandir dans la ferme discipline qu'il s'est imposé jusqu'ici : avec deux, trois millions et l'afflux d'éléments « cultivés » [15], il est nécessaire de laisser une marge de jeu plus grande que celle qu'il convenait de lui donner jusqu'ici et qu'il était même utile de tenir dans des limites très étroites. Plus vite, vous et le parti, vous prendrez vos dispositions pour modifier la situation en ce sens, mieux cela vaudra. Et la première mesure est une presse de parti formellement indépendante. Elle naîtra certainement, mais il vaut mieux que vous la fassiez naître, et qu'elle demeure, dès le début, sous votre influence morale, et ne surgisse pas en opposition à vous [16].
Ce Quarck fait partie de cette demi-douzaine de jeune intellectuels qui gravitent dans le no man's land entre notre parti et le socialisme de chaire, en prenant bien soin d'éviter tout risque qui les engagerait à une obligation vis-à-vis de notre parti, tout en comptant bien récolter tous les avantages qui puissent se tirer d'une telle situation [17]. Ils font une intense propagande pour le socialisme impérial des Hohenzollern (que Quarck a célébré en termes dithyrambiques), pour Rodbertus contre Marx (Quarck a eu le front de m'écrire qu'il honorait Le Capital en le plaçant à côté des œuvres du grand Rodbertus dans sa bibliothèque !), et surtout l'un pour l'autre.
Bernstein m'écrit qu'il a reçu une lettre de Mehring, qui se plaint de ce que ni la Neue Zeit ni le Vorwärts ne fassent la moindre mention de son article dirigé contre Richter, et qu'il en était de même pour le reste de la presse du parti, et d'ajouter que c'était impardonnable et qu'il avait envie de se retirer de toute politique, etc. [18] Je comprends que ces façons de procéder social-démocrates doivent avoir un effet fatal sur un auteur qui s'adonne à l'art littéraire il ne s'agit pas là d'un reproche, car c'est non seulement la règle, mais encore la condition d'existence de la presse bourgeoise, même littéraire , bref un homme qui a grandi dans la presse qui n'est pas social-démocrate.
Mais, sur ce point, nous pourrions tous élever des plaintes, car cela est déjà arrivé à toi, à moi, à nous tous. Et néanmoins, si désagréable que cela nous paraisse parfois, j'estime que cette superbe indifférence de notre presse est cependant la marque de sa supériorité et présente les plus grands avantages. De toute façon, les travaux de Mehring seront achetés et lus, même si le Vorwärts ne leur donne pas un coup de pouce, et il vaut mieux ne faire de la publicité pour rien du tout plutôt que pour toute la camelote des membres du parti qui est tout de même envoyée aux quatre coins du monde. Or, si l'on mettait l'une en vedette, les fameuses convenances démocratiques exigeraient ensuite pour tous les autres « le même droit pour tous ». Dans ces conditions, je préfère encore l'égalité de droit dans l'absence de mention qui me frappe moi aussi.
Mais ce que vous pouvez faire, c'est de conclure un accord à bas prix avec l'éditeur de Mehring, afin de passer régulièrement et souvent des annonces. Mais là on se heurte de nouveau à cette incapacité criante dans les affaires qui frappe les gens de notre presse.
Ces jours-ci, je suis tombé sur l'ouvrage de Mehring, La Social-démocratie allemande (3e édition), et j'en ai relu la partie historique. Dans son Capital et Presse, il s'en est tiré en tout cas commodément en glissant sur l'« incident [19] ». Mais cela peut nous laisser froids ; nous n'avons pas à lui faire après coup de reproches qu'il devrait toujours traîner derrière lui : c'est son affaire, et cela ne nous regarde pas. Personnellement, j'aurais reconnu en toute franchise le tournant, car, en soi, il n'y a là absolument rien de blâmable, et l'on s'épargne beaucoup de chamailleries, de mauvais sang et de temps.
Au reste, il serait absurde qu'il envisage sérieusement de se retirer de la politique : il ferait simplement plaisir à ceux qui sont au pouvoir et aux bourgeois. En effet, ses éditoriaux dans la Neue Zeit sont tout à fait remarquables, et nous les guettons à chaque fois avec avidité. Il ne faut pas laisser se rouiller un tel tranchant ou utiliser des littérateurs miteux...
Vous aurez, avec le temps, votre quotidien, mais l'essentiel c'est que vous le créiez vous-mêmes [20]. Du fait de votre législation de presse, il me semble que c'est un grand pas de passer d'un hebdomadaire à un quotidien ; celui-ci exige que l'on ait les reins solides, car il vous met beaucoup plus à la merci du gouvernement que votre presse hebdomadaire, puisqu'il cherchera à vous ruiner financièrement, avec les amendes et autres charges financières. C'est une fois de plus la preuve de l'intelligence toujours très grande lorsqu'il s'agit de points de détail de votre gouvernement. Les Prussiens sont trop bêtes pour cela et ne font confiance qu'à la force brutale. Quant à vos hommes d'État, ils ne sont bêtes que lorsqu'ils doivent entreprendre quelque chose de grand. Je me demande si votre quotidien pourra tenir six mois envers et contre les amendes, car s'il devait cesser de paraître, la défaite serait difficile à surmonter.
Mais, afin que j'apporte aussi ma contribution aux Autrichiens, j'ai pensé qu'étant donné que mes piges pour les articles paraissant aux éditions Vorwärts aboutissent de toute façon immanquablement dans la caisse du parti allemand, tous les droits sur mes écrits publiés chez Dietz vous reviendront, et j'ai donné mes instructions en ce sens à Dietz [21].
Bernstein était de passage ici et portait toutes sortes de lettres de K. Kautsky. À propos de la Neue Zeit, celui-ci m'a également écrit que je devais y mettre mon grain de sel [22]. À mon avis, si vous acceptez la modification proposée par Dietz [23], vous devez y réfléchir et vous préparer sérieusement, afin de mettre les choses en train pour janvier, sinon ce serait trop précipité. D'un point de vue général, il me semble que la Neue Zeit, depuis qu'elle paraît hebdomadairement, a perdu partiellement son ancien caractère pour en prendre un nouveau qu'elle n'a pas su adopter véritablement. Elle est maintenant écrite pour un public double et ne peut satisfaire entièrement ni l'un ni l'autre.
Si elle doit devenir une revue, en partie politique, en partie littéraire et artistique, en partie scientifique, dans le genre de la Nation, alors vous devez la transférer à Berlin. En effet, la politique d'un hebdomadaire doit être faite au centre, la veille de l'impression, sinon elle arrivera toujours trop tard. Et ceux qui collaborent à la partie politique doivent tous être dans la même localité, à l'exception des correspondants. Il me semble donc que le plan d'une revue qui serait rédigée à Berlin et à Londres, et imprimée à Stuttgart, est impossible. De toute façon, il y aurait une différence d'abonnements de 20 à 30 %, selon que la revue serait faite à Berlin ou à Stuttgart. Je juge uniquement du point de vue de la diffusion, puisque je ne connais les autres points d'interférence que d'une manière superficielle ou pas du tout, et je vous laisse donc le soin d'en tenir compte.
Mais si la Neue Zeit est transformée en ce sens, elle ne s'adressera plus qu'à une partie de son public actuel, et devra donc s'y adapter complètement. Alors, elle ne pourra plus recevoir les articles qui lui ont donné jusqu'ici sa valeur la plus grande et la plus durable, à savoir ceux qui ont un caractère scientifique et sont très longs, allant de trois à six numéros. Dans ce cas, il faudrait lui substituer une revue. mensuelle en cas de nécessité, trimestrielle de caractère essentiellement scientifique, qui aurait alors un cercle de lecteurs restreint en conséquence, ce qu'il faudrait compenser par un prix plus élevé, afin qu'elle puisse tout de même tenir.
D'un point de vue général, il me paraît nécessaire pour le cas où les éditeurs du parti veuillent concentrer toujours davantage entre leurs mains toute la presse du parti, même la scientifique de ne pas calculer tout en fonction d'une diffusion de masse, que cela s'y prête ou non. Les véritables études économiques sont avant tout des recherches de détail, et ne serait-ce que pour cette raison, ne peuvent avoir une diffusion de masse. Il en va de même pour de véritables travaux historiques qui sont le résultat de recherches personnelles et ne sont pas adaptés aux éditions par livraisons successives. J'estime, en somme, qu'il faut introduire une division en deux départements, l'une pour une diffusion de masse, l'autre pour une distribution ordinaire en librairie, plus lente, en tirages moindres et à un prix en conséquence plus élevé. Voici un exemple personnel qui montre ce qui arrive lorsqu'on veut forcer les limites de ce qu'impose la nature même de la publication. Mon Anti-Dühring est aussi populaire que possible, mais n'est pas pour autant un livre à la portée de n'importe quel ouvrier. Or, voilà que Dietz extrait une partie de l'édition de Zurich et cherche par ce moyen à forcer la vente pour vendre le truc en un clin d'œil au ban et à l'arrière-ban à des prix réduits. Cela ne m'est absolument pas agréable, et je prendrai garde à l'avenir. C'est le seul grand ouvrage que j'aie écrit depuis 1845, et c'est, en toute occurrence, le dégrader que de le traiter de la sorte. N'en parle cependant pas à Dietz, la chose est faite et on ne peut plus la changer ; je ne t'en ai parlé que pour te citer un exemple frappant d'erreur en matière de diffusion en librairie.
Après avoir quelque peu revu la traduction assez scolaire, je l'ai envoyée à Shipton pour servir d'éditorial [24]. Or, ce brave Shipton a mal compris le texte, et le temps de me réclamer des explications, il était de nouveau trop tard pour le faire paraître, comme cela se passe d'habitude. Ce bougre s'est imaginé Dieu sait quoi par l'« immixtion de l'État » en faveur des travailleurs, sauf ce qui était écrit dans l'article, alors que cette immixtion de l'État existe depuis longtemps dans la législation de fabriques en Angleterre. Pire encore, dans les mots : « Nous demandons une convention de Genève pour la classe ouvrière », il a lu que vous réclamiez la réunion d'une conférence des délégués à Genève pour régler l'affaire ! Il n'y a rien à faire avec un tel âne. J'ai saisi l'occasion pour mettre à exécution ma décision et rompre avec le Labour Standard, étant donné que le journal empire plutôt qu'il ne s'améliore.
Je vous envoie les épreuves avec les modifications que vous désirez [25]. Il me semble que vous avez mal compris le premier passage, et la seconde modification est toute formelle. Quoi qu'il en soit, je ne comprends pas quel sens peuvent bien avoir ces modifications, si vous me les demandez mardi, qu'elles me parviennent mercredi, et vous reviennent à Londres jeudi... après la parution du journal.
Mais il y a encore quelque chose d'autre. Si les choses aussi modérées et inoffensives que celles de l'article de Kautsky commencent à vous sembler trop fortes, je suis obligé d'admettre que ce sera encore plus le cas avec mes propres articles qui, en général, sont plus violents. Je suis donc obligé d'interpréter vos remarques comme un symptôme, et en conclure qu'il vaut mieux pour nous deux que je cesse de vous envoyer des éditoriaux, et ne serait-ce que pour cette raison, j'en étais venu à cette décision qui devait être mise en acte après le congrès des syndicats. Mais plus tôt je cesserai, mieux cela vaudra sans doute pour votre position vis-à-vis de ce congrès [26].
Voici encore un autre point : je suis d'avis que vous auriez dû m'envoyer, avant la publication, une copie ou les épreuves de l'article sur les syndicats de Max Hirsch en Allemagne [27], étant donné que, parmi vos collaborateurs, j'étais le seul qui soit au courant de cette question et qui aurait pu y faire les remarques indispensables. En tout cas, il m'est impossible de continuer à faire partie du corps des collaborateurs d'un journal donnant la vedette à des syndicats qui ne peuvent être comparés qu'aux pires syndicats anglais, et admettant qu'ils se vendent carrément à la bourgeoisie ou du moins se laissent diriger par des gens payés par elle.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que, pour le reste, je souhaite beaucoup de succès au Labour Standard, et je vous fournirai de temps en temps des informations concernant le continent.
Notes
[1] Cf.
Engels à W. Liebknecht, 31 juillet 1877.
Les textes ci-après traitent du rapport du parti avec la
presse. Nous ne prétendons pas en exposer la théorie,
ni même en donner une vision complète, puisque nous ne
rassemblons ici que quelques passages.
Il apparaît ici que, face au parti formel, Marx-Engels
n'entendent pas soumettre le contenu de leur théorie ou de
leur programme à la ratification de la masse ou des chefs du
parti. À leurs yeux, la théorie et le programme
découlent de tout le mouvement de la société
vers le communisme, et ce n'est donc pas la majorité qui,
démocratiquement, les établit ou les modifie
pas plus d'ailleurs que la direction du parti, voire les congrès.
En se fondant, par exemple, sur l'expérience malheureuse de
la fusion avec les lassalléens, Engels démontrera au
contraire que tout compromis dans le programme fondamental aboutit à
des crises et à des maladies dans le parti. En outre, il s'en
prendra aux initiatives irréfléchies et précipitées
qui rompent la continuité de programme et, d'action dans
l'organisation et les masses prolétariennes.
Engels s'efforce naturellement de sauvegarder la presse de
caractère « scientifique »,
c'est-à-dire théorique et programmatique, qui est
l'expression du parti historique.
[2] Engels fait allusion aux débats dégradants du Congrès de Gotha (1877) sur la question de savoir s'il fallait ou non que le parti continue la publication de l'Anti-Dühring de Marx-Engels.
[3] Cf.
Marx à Wilhelm Blos, 10 octobre 1877.
W. Blos avait écrit à Marx : « Je m'étonne
que nos amis londoniens se fassent relativement peu entendre
dans la presse, étant donné qu'ils trouveraient d'ores
et déjà chez les ouvriers allemands plus de sympathie
que jamais, et que, grâce à notre agitation (sic),
ils sont plus populaires qu'ils ne le savent sans doute. »
[4] Allusion à la Ligue des communistes.
[5] Au Congrès de Gotha (27-29 mai 1877), certains délégués cherchèrent à empêcher la poursuite de la publication de l'Anti-Dühring de Marx-Engels dans la presse du parti. Des débats sordides s'ensuivirent sur les mérites particuliers de Marx-Engels : la « dette de reconnaissance du parti à leur égard », « le plus important travail scientifique produit au sein du parti », etc.
[6] Cf. Marx à Engels, 18 juillet 1877.
[7] Dans ses lettres du 9 juillet 1877 rédigées en termes analogues, Franz Wiede avait demandé à Marx et à Engels de bien vouloir collaborer à la revue Die Neue Gesellschuft, qui parut à partir d'octobre à Zurich. À ce propos, Marx définit l'idéal irréalisable d'une revue « impartiale », de caractère scientifique, et critique la tentative pratique de création d'une telle revue, la Neue Gesellschaft.
[8] Cf. Engels à Marx, 19 juillet 1877.
[9] Cf. la critique de ce courant dans la seconde partie de L'Idéologie allemande.
[10]
Cf. Engels à Marx, 21 juillet 1877.
August Geib fit adopter le projet suivant au Congrès de
Gotha de 1877 : « Le parti publiera une revue scientifique de
format approprié et paraissant deux fois par mois à
Berlin à partir du 1° octobre. » La Zukunft,
financée par Höchberg, vit ainsi le jour comme organe
théorique officiel du parti. Aux yeux de Marx, « ce
premier résultat de l'achat par un bourgeois de sa place dans
le parti n'est pas heureux, comme c'était prévisible »
(à Bracke, 23-10-1877).
[11] Cf. Engels à K. Kautsky, 25 juin 1892. Engels fait allusion aux tractations menées par Kautsky avec l'éditeur Dietz, en vue de la publication, en ouvrage séparé, des articles de F. A. Sorge dans la Neue Zeit sur le mouvement ouvrier américain. L'éditeur proposait que l'auteur élargisse quelque peu son texte afin de gagner un public plus vaste. L'affaire n'aboutit pas.
[12]
Cf. Engels à A. Bebel, 19 novembre 1892.
Ce congrès s'était tenu du 14 au 21 novembre 1892 à
Berlin. La discussion porta sur les rapports de la centrale du parti
et de la fraction parlementaire, sur la fête du Travail, le
Congrès international de Zurich de 1893 l'utilisation du
boycott et l'attitude vis-à-vis du socialisme d'État.
Le congrès repoussa, en outre, l’idée d'un
congrès international des syndicats, convoqué par
l'aile ultra-conservatrice des syndicats anglais de Glasgow (Cf.
MARX-ENGELS Le Syndicalisme, Maspero, vol. I, . 201-211), et
décida de participer au Congrès de Zurich de 1893.
Enfin, il consacra une bonne place dans ses débats à
la lutte contre le militarisme et la course aux armements. Les
parlementaires social-démocrates reçurent l’ordre
de voter contre les crédits militaires.
[13] Au cours des débats du Congrès de Berlin, certains délégués critiquèrent le Vorwärts. Le mécontentement suscité par ce journal se manifesta à propos d'une discussion sur le montant du traitement perçu par Liebknecht, en tant que rédacteur en chef. Manifestement, Engels défend un salaire décent vis-à-vis de ceux qui prônent un salaire minimum (de propagande pour le parti et de démagogie vis-à-vis des ouvriers et des foules). Cette thèse est la plus rationnelle dans les limites du système capitaliste, mais elle n'en demeure pas moins délicate.
[14] Après avoir défendu un salaire décent pour ceux qui travaillaient dur sort pour le parti, Engels affirme que c'est une affaire personnelle que d'accepter un tel emploi, et que lui-même et Marx ne l'eussent pas accepté. Au reste, du point de vue théorique, étant donné que Marx-Engels ont eu historiquement pour tâche de critiquer les déviations du ou des partis formels (par exemple, le programme de Gotha et d'Erfurt) au nom du socialisme scientifique ou du parti historique, ils ne pouvaient évidemment occuper un poste de fonctionnaire rémunéré de ces partis : leur position de défenseur du programme historique en eût évidemment souffert. Les difficultés surviennent, comme l'indique Engels, lorsque l'organisation du parti dévie sur certains points, et que se pose le problème de la défense du programme historique, soit d'une certaine opposition ou travail de fraction au sein du parti.
[15] En allemand, Engels utilise systématiquement le terme Jebildete pour Gebildete, afin de donner un sens péjoratif à ce terme.
[16] Le 22 novembre 1892, Bebel répondit à Engels : « On t'a informé de manière tout à fait erronée à propos de l'étatisation de la presse que tu évoques. Tous les journaux sans exception sont indépendants, même ceux qui touchent de l'argent de notre parti. Nous n'avons jamais insisté pour nous mêler dans leur direction, même là où c'eût été nécessaire dans l'intérêt du parti. »
[17] Cf. Engels à Laura Lafargue, 17 janvier 1886.
[18] Cf. Engels à A. Bebel, 8 mars 1892.
[19] Engels fait sans doute allusion aux passages du pamphlet de F. MEHRING, Capital et Presse Un épilogue au cas Lindau (1891), dans lesquels il explique les raisons de son tournant de 1876 qui s'était révélé au grand jour en, 1879, à l'occasion du remaniement de son ouvrage sur La Social-démocratie Son histoire et sa doctrine. En effet, il expliquait de façon hâtive les raisons pour lesquelles il avait abandonné sa position première d'hostilité à la social-démocratie. Néanmoins, sa polémique contre les calomnies bourgeoises y est remarquable.
[21] Cette lettre, comme tant d'autres, a été égarée.
[22] Cf. Engels à A. Bebel, 3 décembre 1892.
[23]
La Neue Zeit, revue théorique d'un excellent niveau,
souvent précieuse aujourd'hui encore du point de vue de la
théorie ou de l'histoire du mouvement ouvrier international,
voire des analyses sociales en général.
Le tirage de la Neue Zeit déclinant quelque peu,
l'éditeur J. H. W. Dietz proposa de lui donner un caractère
plus populaire, en y ajoutant une partie artistique et une revue des
événements politiques bref en rognant sur la partie
théorique.
Pour ne heurter personne, d'où le ton modéré
de sa lettre, Engels défendra le caractère théorique
et scientifique de la revue, et par là son intérêt
durable.
[24] Engels à Kart Kautsky, 27 août 1881.
[25]
Cf. Engels à George Shipton, 10 août
1881.
Comme il ressort de ces lettres au secrétaire du syndicat
des peintres et directeur du Labour Standard, Marx-Engels
entretenaient une correspondance avec la presse syndicale sur la
base d'un appui effectif du parti ou de l'Internationale aux
syndicats. Ils y diffusaient le programme du parti, et cessaient de
le faire lorsque ce n'était plus possible, sans claquer les
portes définitivement. En tout cas, c'est toujours en
socialistes qu'ils intervenaient.
[26] Le congrès annuel des syndicats devait avoir lieu du 12 au 17 septembre 1881, et George Shipton voulait éviter de heurter les éléments modérés des syndicats, ce qui explique qu'il ait élevé des objections à certains articles de Kautsky ou d'Engels. Shipton comme Engels avaient donc intérêt à ce que leurs relations soient claires et, comme cela arrive toujours, c'est l'élément le plus radical qui prend l'initiative d'une telle clarification, les modérés ayant précisément pour politique de temporiser, de faire des compromis et de ne jamais trancher. Engels y avait cependant un intérêt immédiat : Shipton passait pour ce qu'il était, et ne pouvait plus se targuer de sa collaboration comme argument contre les éléments plus radicaux que lui, éléments qui partageaient précisément les positions de Marx-Engels.
[27] Le 6 août 1881, le Labour Standard publia un article de Johann Georg Eccarius, sans mention d'auteur : « A German Opinion of English Trade Unionism ». L'auteur y célébrait les syndicats de Hirsch et Duncker qui se proposaient d'influencer les ouvriers en un sens bourgeois et œuvraient contre la liaison entre mouvement syndical et organisation révolutionnaire de caractère politique.