1913

Un ouvrage qui est encore discuté aujourd'hui...


L'accumulation du capital

Rosa Luxemburg

Préface

Irène PETIT.


L'Accumulation du Capital parut en 1913. Dans sa courte introduction à l'ouvrage, Rosa Luxemburg en explique l'origine et la conception : son activité de professeur à l'École du Parti, depuis 1907, l'avait amenée à entreprendre la composition d'une Introduction à l'Économie politique  qui devait décrire, sous une forme accessible à un large public, les différentes étapes de l'histoire et des doctrines économiques, pour aboutir à un exposé des théories de Marx. Or, dans cette dernière partie, voulant expliquer le processus économique global du capitalisme, elle se trouva arrêtée par des difficultés d'ordre conceptuel. L'étude de ces difficultés l'amena à écrire  [1] un nouvel ouvrage, l'Accumulation du capital. Elle y reprenait le problème exposé par Marx de manière fragmentaire et inachevée dans le livre deuxième du Capital, donnant des conclusions qui n'ont cessé d'être discutées jusqu'à aujourd'hui.

En voulant expliquer les fondements scientifiques du socialisme, Rosa Luxem­burg se heurta à une contradiction que nul jusqu'alors n'avait aperçue dans l’œuvre de Marx. Le livre deuxième du Capital donne une représentation schématique d'ensem­ble de la reproduction du capital, de l'accumulation capitaliste. Or les sché­mas de Marx, fondés sur des exemples numériques, semblent prouver la possi­bilité d'un développement indéfini du capitalisme, d'une accumulation sans entraves ni limites, à condition toutefois que les proportions soient respectées entre les deux gran­des sections de la production. Cette démonstration arithmétique semble démentir les conclusions du reste de l'ouvrage, où Marx insiste sur les contradictions imma­nentes du capitalisme, qui provoquent des crises périodiques de plus en plus violentes et doivent fatalement entraîner l'effondrement économique du capitalisme.

Comment concilier ces deux points de vue ?

Il est nécessaire de résumer ici brièvement l'exposé schématique de Marx et l'analyse qu'en donne Rosa Luxemburg.

S'inspirant du Tableau économique de Quesnay, Marx entreprit d'exposer le processus de la reproduction du capital social total. Il distingue dans la production deux grandes sections : la section I, correspondant à la production des moyens de production, et la section Il à celle des moyens de consommation. A l'intérieur de chaque section, le produit global annuel se décompose comme suit : c (capital cons­tant) + v (capital variable) + pl (plus-value). Le capital constant représente les machines, bâtiments, matières premières; le capital variable correspond à la somme des salaires payés dans la société au cours de l'année, et pl ou la plus-value, la somme totale des plus-values obtenues par les capitalistes individuels.

Si l'on considère le cas-limite (pratiquement inexistant dans la société capitaliste) où le capital se reproduit à la même échelle, où la production se poursuit sur une même base - autrement dit dans l'hypothèse de la reproduction simple - c est utilisé à remplacer la partie usée du matériel fixe (machines etc.), et pl passe entièrement à la consommation personnelle des capitalistes.

Marx avait choisi l'exemple numérique suivant :

Section I : 4 000 c + 1000 v + 1000 pl = 6 000 moyens de production
Section II : 2 000 c + 500 v + 500 pl = 3 000 moyens de consommation

Ces chiffres sont arbitraires mais leurs rapports sont importants.

On a en effet les équations suivantes :

I : c 1 + V 1 + pl 1 = c 1 + c 2
II : c 2 + v 2 + pl 2 = v 1 + v 2 + pl 1 + pl 2

Autrement dit : c 2 = v 1 + pl 1.

Cette formule traduit le tait que la société capitaliste repose entièrement sur l'échange de marchandises, et, plus précisément, que « les ouvriers et les capitalistes de la section I ne peuvent recevoir de la section II qu'autant de moyens de consom­mation qu'ils peuvent eux-mêmes lui fournir... [de] moyens de production. Mais les besoins en moyens de production de la section Il sont mesurés par l'importance de son capital constant » (cf. p. 51).

Après Marx, Rosa Luxemburg insiste sur deux points :

Le développement de la production capitaliste exige que les proportions (telles qu'elles sont indiquées dans le schéma de Marx) entre les deux sections soient respectées;

La circulation des marchandises se fait par le moyen de l'échange, par le véhicule de l'argent. Les chiffres cités indiquent des unités de valeur, et sont conver­tibles en unités de monnaie. Marx a donné l'exemple de la reproduction simple pour présenter le problème dans sa forme la plus pure et la plus claire. Il a immédiatement ajouté que, dans la réalité capitaliste, sauf pour une courte période de transition, seule la reproduction à l'échelle élargie est concevable. Pour soutenir la concurrence, les capitalistes sont obligés de sans cesse élargir la base de leur production. Au lieu de consommer leur plus-value tout entière, ils en réinvestissent une partie à la fois en capital constant et en capital variable. C'est là le point de départ de l'accumulation.

L'exemple numérique choisi par Marx ne convient plus à la reproduction élargie et l'équation : c 2 = v 1 + pl 1 n'est plus valable. Il faut, pour que la reproduction élargie soit possible, que le produit total de la section Il soit intérieur aux plus-values et au capital variable des deux sections réunies, et que le produit de la section I soit plus grand que le capital constant des deux sections réunies (cf. p. 78). Marx prend alors l'exemple numérique suivant :

I : 4 000 c + 1000 v + 1 000 pl = 6 000
II : 1500 c + 750 v + 750 pl = 3 000

Pour que l'équation citée plus haut soit résolue, il manque 500; ces 500 unités sont précisément la partie de la plus-value qui, dans l'hypothèse de Marx, est destinée à la capitalisation.

On aurait donc, l'année suivante, en observant le même taux d'exploitation :

I : 4 400 c + 1 100 v + 1 100 pl = 6 600 Total 9 800
II : 1600 c + 800 v + 800 pl = 3 200

Et ainsi de suite, sur la même base et selon les mêmes rapports de valeur, au cours des années suivantes.

On aurait donc, en s'en tenant aux schémas de Marx, la démonstration mathématique de la possibilité indéfinie de l'accumulation capitaliste.

C'est ici qu'intervient la critique de Rosa Luxemburg, qui se réclame des condi­tions concrètes de l'accumulation. Elle tait observer d'abord que si l'accumulation se poursuit selon une progression constante dans la section I, il faudrait, dans l'exemple numérique choisi par Marx, pour que les proportions soient respectées, que les capitalistes de la section Il accumulent en fonction de la section I (c'est-à-dire moins que les capitalistes de I et dans une succession désordonnée) ce qui semble absurde.

D'autre part Marx s'était heurté à une difficulté dans le cours de son exposé : il s'était posé la question des « sources d'argent » additionnelles nécessaires à la pour­suite de l'accumulation. En dernier ressort, il faisait intervenir le producteur d'or. Cette solution ne satisfait pas Rosa Luxemburg, qui envisage le problème sous un angle différent, demandant non pas d'où vient l'argent pour la production élargie, mais d'où vient la demande additionnelle, autrement dit quel est le mobile qui pousse les capitalistes à élargir sans cesse la production d’une part, et d'autre part pour qui ils l'élargissent indéfiniment. A la première question, la réponse est évidemment le profit, mais il ne peut y avoir profit que dans la mesure où il existe des acheteurs pour la production élargie. Or sa thèse centrale affirme l'impossibilité de trouver de tels acheteurs à l’intérieur d'une société composée exclusivement de capitalistes et d'ouvriers.

La deuxième partie de l'Accumulation du capital est consacrée à l'historique des doctrines sur l'accumulation, tant antérieures que postérieures à Marx. Dans les discussions entre les « optimistes », qui admettaient la possibilité d'un développement indéfini du capitalisme, d'un progrès illimité de l'accumulation, et les « sceptiques », Rosa Luxemburg insiste sur un point laissé de côté par Marx au cours de l'exposé du livre II du Capital : le fait que les progrès de la technique entraînent nécessairement un accroissement régulier du capital constant par rapport au capital variable, autre­ment dit une productivité plus grande du travail; en conséquence, dans la section I, moins d'ouvriers sont employés par unité de capital, la part des biens de consom­mation nécessaires à l'entretien des ouvriers baisse par rapport au produit global de la société, si l'on admet que les salaires réels sont constants. Il s'ensuit une disproportion chronique et toujours plus marquée entre production et consommation, la masse du surproduit pouvant de moins en moins être réalisée à l'intérieur d'une société pure­ment capitaliste. Pour Rosa Luxemburg, le mécanisme de l'accumulation devrait se bloquer complètement et définitivement.

Les « sceptiques » de l'accumulation avaient aperçu le problème et tenté de trou­ver divers remèdes à ce déséquilibre, qui s'exprime par les crises. Pour Rodbertus, le mal vient de ce que la masse des salaires versés aux ouvriers représente une quote-part toujours plus réduite du revenu national. Il suggère que l'État impose une « quote-part fixe » des salaires, qui assurerait des débouchés aux biens de consomma­tion. Mais, objecte Rosa Luxemburg, cela revient à vouloir renoncer à tout progrès technique, ce qui est absurde.

Pour les économistes russes de la fin du XIX° siècle, le problème se posait avec une acuité d'autant plus grande que l'industrialisation de la Russie était à ses débuts. Les « populistes » doutaient de la possibilité du développement du capitalisme en Russie, faute de débouchés extérieurs - ceux-ci étant déjà accaparés par les pays capitalistes plus anciens - et du fait de l'appauvrissement des masses. Les « marxistes légaux », en particulier Tougan-Baranowsky, avaient au contraire confiance en l'avenir du capitalisme : pour Tougan, la production trouve en elle-même son propre débouché, parce que l'accent est mis de plus en plus sur la production de moyens de production (machines), que les capitalistes s'achètent réciproquement, poussés par la concurrence à élargir leur production toujours davantage. Les capitalistes assurent eux-mêmes, en se les achetant, la vente de leurs produits. Rosa Luxemburg reproche à Tougan-Baranowsky d'avoir résolu la difficulté sur le papier à l'aide des seuls sché­mas mathématiques de Marx, qui ne peuvent constituer une preuve de la réalité concrète du développement. En outre Tougan en arrive à la conclusion paradoxale sui­vante : la production est indépendante de l'écoulement des produits de consom­mation.

Marx avait prédit l'effondrement du capitalisme par le fait de ses contradictions immanentes. Tougan-Baranowsky, en s'inspirant essentiellement des schémas du livre Il du Capital - sans rien ajouter à la démonstration - s'attache à montrer que l'accumu­lation capitaliste peut se poursuivre indéfiniment, pourvu que la proportionnalité soit respectée, ce qui tendrait à dire que le capitalisme est, économiquement parlant, éternellement viable  [2].

Or toute la démarche de Rosa Luxemburg visait, à l'encontre des « marxistes légaux » et des autres économistes « optimistes », à mettre en évidence les limites, voire l'impossibilité de l'accumulation dans un monde entièrement dominé par la production capitaliste. Par ailleurs, elle accable de sarcasmes les solutions « petites-bourgeoises » des « sceptiques » (de Sismondi à Vorontsov), qui prétendaient élargir le marché intérieur soit en introduisant par l'autorité de l'État une répartition plus juste des biens, soit en détruisant ou en distribuant gratuitement les produits excédentaires (comme le voulait Vorontsov).

Dans la troisième partie de son ouvrage elle donne sa propre théorie du mécanis­me de l'économie capitaliste, appuyée sur des exemples historiques concrets. Marx avait envisagé, pour clarifier la question, comme simple hypothèse de travail, un univers exclusivement composé de capitalistes et d'ouvriers. Avec cette fiction, com­mo­de pour la représentation schématique de la reproduction, l'échange total entre les deux sections de la production est, affirme Rosa Luxemburg, impossible si l'on tient compte du progrès croissant de la productivité. La question de savoir pour qui la production élargie a lieu, qui sont les acheteurs de la plus-value destinée à la capitali­sa­tion, ne trouve pas de réponse dans le cadre d'une économie purement capitaliste : il s'agit de trouver des débouchés dans les milieux extra-capitalistes - soit parmi les couches sociales telles que les paysans ou les artisans, soit dans les pays à structure économique arriérée.

Cette thèse centrale, ainsi que les détails de l'argumentation de Rosa Luxemburg, ont été l'objet de vives controverses. Peu après la parution du livre, les représentants du « marxisme orthodoxe », théoriciens officiels de la social-démocratie allemande ou austro-marxistes, s'élevèrent contre l'hérésie qui consistait à infirmer les conclu­sions des schémas de Marx dans le livre Il du Capital. Ainsi Otto Bauer, dans une série d'articles parus dans la Neue Zeit, tenta de construire des schémas sur d'autres bases numériques que celles choisies par Marx, en tenant compte du progrès de la productivité du travail, c'est-à-dire en faisant s'accroître le capital constant plus rapi­de­ment que le capital variable. Pour remédier au déséquilibre entre les deux sections, il propose que les capitalistes de la section Il investissent une partie de leur plus-value excédentaire dans la section I. Récemment encore, la même suggestion a été faite, dans une perspective différente, par Joan Robinson dans la préface à la traduction anglaise de l’Accumulation du capital : pourquoi faut-il a priori, écrit-elle, que l'accroissement de capital à l'intérieur de chaque section à la fin de l'année soit égale à l' « épargne » réalisée dans la même section au cours de cette année écoulée ? Si les capitalistes de la section Il pouvaient investir une partie des sommes épargnées dans le capital de la section I, on éviterait ainsi l'effondrement du système (Cf. The Accumulation of Capital, by Rosa Luxemburg, translated... from Agnes Schwarzs­child with an Introduction by Joan Robinson, London 1963, p. 25).

Il est facile de répliquer  [3] que la plus-value ne se présente pas de prime abord sous la forme d'argent, mais qu'elle est liée à une forme concrète qui rend sa réalisation parfois difficile (il importe donc de distinguer entre réalisation, ou transformation en argent et capitalisation) : « On ne peut pas acquérir des actions de mines de cuivre avec un lot de chandelles invendables. » (Critique des critiques, p. 429.)

Une objection plus fondée est celle formulée par Boukharine d'abord, puis par Sternberg  [4] : pour Rosa Luxemburg, c'est la totalité de la plus-value capitalisable qui ne peut être réalisée dans le capitalisme pur. Or cette conclusion ne découle pas logiquement de l'analyse des schémas de Marx; des schémas on peut seulement déduire qu'une fraction de la plus-value capitalisable de la section II est irréalisable, c'est-à-dire qu'il reste un excédent invendable de moyens de consommation. S'il en était autrement, si, dans une économie purement capitaliste, la totalité de la plus-value destinée à l'accumulation était irréalisable, il y aurait crise non plus périodique, mais permanente - et l'on voit mai comment le capitalisme aurait pu y survivre avant l'ère de la grande expansion impérialiste.

Boukharine et Sternberg apportent un autre correctif important à la thèse centrale de l'Accumulation : Rosa Luxemburg avait implicitement admis que le revenu global de chaque année  [5] sert de base à la production de l'année suivante. D'où l'obligation de réaliser la plus-value dans sa totalité à la fin de la période de production, sinon la production ne peut se poursuivre sur une base élargie. La critique de Boukharine porte surtout sur la fonction et l'importance de l'argent dans le processus de l'accu­mu­lation; si l'on se représente, comme le fait Rosa Luxemburg dans la « Critique des critiques » l'ensemble de la production annuelle comme un « monceau » indifférencié de marchandises, il est faux de dire qu'à côté de la portion correspondant au surproduit, il doit y avoir un tas d'or équivalent; une quantité d'argent bien inférieure suffit. En effet, s'il est vrai que la plus-value accumulée doit absolument passer par le stade de l'argent, « elle n'est pas cependant réalisée en une seule fois, mais peu à peu, non pas comme un monceau compact de marchandises, mais par le détour d'une infi­nité d'opérations commerciales au cours desquelles une seule et même unité d'argent réalise successivement une portion après l'autre d'une masse de portions de marchan­dises... » (Boukharine, loc. cit. p. 42). Boukharine évoque en particulier, et à juste titre, le rôle du crédit comme élément régulateur.

Sternberg estime lui aussi que le capitalisme produit à travers une série de « dé­tours », si bien que les produits, en particulier les moyens de production, ne parviennent à la consommation qu'au bout de plusieurs années (les moyens de production étant considérés comme des moyens de consommation latents). Or si, pendant cette période, « la capacité de consommation de la population s'accroît proportionnellement, la réalisation de la plus-value, sauf le reste de la section II, est possible dans le capitalisme pur » (Sternberg, loc. cit. p. 118). Sternberg constate en effet que, pendant toute la période des débuts de l'impérialisme en Europe, le pouvoir d'achat de la classe ouvrière a augmenté de manière réelle, ce qui est un facteur d'atté­nuation des crises. L'hypothèse de Rosa Luxemburg, selon laquelle les salaires réels restent constants a été démentie par les faits - ce que souligne également Joan Robinson (p. 28 de la préface citée).

Ces correctifs une fois admis, on se trouve placé devant une alternative : ou bien l' « excédent invendable » de produits de la section Il est un facteur de crise tel qu'à la longue le capitalisme « pur » ne peut manquer de s'effondrer - c'est la thèse de Sternberg; ou bien le capitalisme a en lui-même ou plutôt par le secours de l'État des moyens de régulation qui lui permettent de résister aux « convulsions » économiques : c'est la théorie développée par Keynes.


Autour des années 1890, les marxistes se demandaient si l'on devait attendre un effondrement du capitalisme par l'effet de ses propres lois économiques, par l'aggra­vation et la répétition de plus en plus fréquente des crises et l'explosion inévitable de la guerre ou si on assistait au contraire à la stabilisation du capitalisme : marquée par l'atténuation des crises et une élévation relative du niveau de vie des ouvriers. Le phénomène nouveau de l'impérialisme reçut plusieurs interprétations à l'intérieur même du camp marxiste.

Nous avons vu que, pour Rosa Luxemburg, l'impérialisme découle de l'impossi­bilité pour le capitalisme de réaliser la plus-value à l'intérieur d'un système composé uniquement de capitalistes et d'ouvriers. Il est donc une nécessité économique inéluc­table et provient d'un défaut de fonctionnement inhérent au système.

Dans la troisième partie du livre, Rosa Luxemburg décrit les luttes historiques du capital pour pénétrer et détruire les formations économiques précapitalistes en les rendant aptes à lui servir de débouché et de fournisseur de matières premières et de main-d'œuvre : destruction de l'économie naturelle et introduction forcée de l'écono­mie marchande simple, ruinée à son tour et cédant la place à l'économie capitaliste, qui tend à étendre au monde entier sa domination absolue. C'est cette dernière étape qui constitue la phase impérialiste de l'accumulation, ou phase de la concurrence mondiale du capital autour des derniers territoires non encore pénétrés par l'économie capitaliste. Rosa Luxemburg analyse Le rôle de l'emprunt international - qui escomp­te la future pénétration capitaliste dans les pays à structure économique arriérée - du protectionnisme, et enfin, dans le dernier chapitre, la fonction économique essentielle du militarisme, qui est d'absorber une partie de la plus-value dans un domaine d'investissement extérieur à la production pour la consommation des capitalistes et des ouvriers, constituant ainsi un champ d'accumulation privilégié.

Mais en même temps, le capitalisme précipite sa propre ruine puisqu'il fait entrer dans son système les dernières formations non encore capitalisées, se privant ainsi des sphères d'accumulation indispensables. Il n'est pas nécessaire du reste qu'il se heurte à ces limites mécaniques, il s'effondrera sans doute bien avant de les avoir atteintes, du fait de l'explosion inévitable de la guerre et du déclenchement de la révolution. Telle est, résumée, la théorie luxemburgienne de la « catastrophe ».

Elle se heurte à la fois à la critique violente des « révisionnistes » groupés autour de Bernstein et à l'hostilité du « centre marxiste » officiel, dont le théoricien le plus illustre était Kautsky et dont se réclamait la direction du parti  [6]. Chacun de ces deux groupes avait sa propre conception de l'impérialisme. Celle des révisionnistes - qui la partageaient avec un certain nombre de professeurs allemands  [7] - mettait l'accent sur la division du monde moderne en pays industriels et pays agraires, et estimait indispensable la création d'un empire colonial capable d'assurer l'autarcie économique de l'Allemagne, d'après le modèle de l’Empire britannique. Les colonies serviraient ici avant tout de réservoirs de matières premières et de produits agricoles. Les « révisionnistes » soulignent le fait que l'ensemble de la nation (et non seulement les capitalistes mais aussi la classe ouvrière) tire le plus grand avantage des ressources fournies par les pays d'outre-mer.

Une seconde conception de l'impérialisme, et de beaucoup la plus répandue dans la social-démocratie allemande, est celle qui s'appuie sur l'analyse de Hilferding dans le Finanzkapital, paru en 1910, et que Lénine a prise pour base économique de L'Im­pé­rialisme stade suprême du capitalisme. Pour Hilferding, le phénomène essentiel du capitalisme au XX° siècle, c'est la concentration croissante du capital. Influencé par le développement industriel extrêmement rapide de l'Allemagne, il tendait à voir, com­me un certain nombre de banquiers (Riesser) ou de professeurs d'économie politique allemands (Schultze-Gaevernitz), la marque essentielle de révolution dans la cartel­li­sa­tion croissante, et la racine de l'impérialisme moderne dans l'exportation de capitaux  [8]. Il définissait une nouvelle forme de capitalisme, le « capital financier » - ou capital bancaire au service de l'industrie et lié à lui par une fusion quasi organique - et insistait sur l'influence de celui-ci sur la politique nationale. L'impérialisme, l'expansion mondiale du capital dans les colonies ou les sphères d'influence sont l'expression politique moderne d'un fait économique nouveau, tout à fait opposé au libéralisme du XIX° siècle. Il ne s'agit pas d'abord, pour le grand capital financier, de s'assurer des ressources en matières premières, mais de se réserver des domaines d'investissement privilégiés dans des pays industriellement peu développés, où l'aide de l'État, le bon marché de la main-d'œuvre, etc., garantissent un « super-profit ». L'analyse de Hilferding met donc l'accent sur l'exportation de capitaux bancaires, sur la recherche du super-profit, sur la politique de protectionnisme, la volonté de s'assurer des monopoles mondiaux, le transfert de la concurrence à l'échelle interna­tio­nale. Mais celle théorie ne prend en considération que les pays à industrie relative­ment jeune et fortement monopolisée, tels que l'Allemagne et les États-Unis. Elle n'explique pas la politique impérialiste de pays à industrie ancienne et moins concentrée comme l'Angleterre.

Par ailleurs, si l'impérialisme naît uniquement de la quête d'un super-profit, s'il est le fait d'un petit groupe d'industries cartellisées ou de banques, on peut alors affirmer qu'il n'est pas nécessaire à la classe capitaliste dans son ensemble. Il ne provient pas, comme pour Rosa Luxemburg, d'une impossibilité pour le système de fonctionner en milieu clos, mais constitue une sorte de « luxe » ne profitant qu'à certains milieux très restreints. De cette théorie on a déduit à l'époque deux conséquences pratiques : ou bien, le monopolisme continuant à se développer à l'échelle mondiale, on aboutira à une sorte de « super-monopolisme » ou « super-impérialisme » abolissant la concur­rence entre les États impérialistes - et par là garantissant la paix mondiale; ou bien il est possible d'isoler la « clique » des grands capitalistes de la haute finance ou des industries d'armement du reste de la nation, et de gagner une partie de la bourgeoisie, pour qui non seulement l'impérialisme ne représente pas une source de profits particulière, mais constitue un danger de guerre, à une alliance avec le prolétariat pour la cause de la paix. Ces deux thèses ont été soutenues, successivement ou con­cur­remment, par le « centre marxiste » officiel, en particulier par Kautsky, à la veille de la première guerre mondiale. Elles vont dans le même sens que l'idée de Schumpeter selon laquelle l'impérialisme est une sorte de maladie, d' « abcès » du capi­talisme, et qu'un capitalisme « sain » peut parfaitement fonctionner sans colonies ou sphères extérieures d'investissement de capitaux  [9]. Contre cette conception pacifiste, Rosa Luxemburg s'élève avec violence, dans la Critique des critiques, essai écrit en prison, en 1915, en réponse aux attaques lancées contre l'Accumulation du capital par les théoriciens marxistes  [10].

Outre un résumé, destiné à un large public, de l'Accumulation, et une réponse aux objections des principaux critiques - en particulier à celles d'Otto Bauer - l'essai donne des lumières intéressantes sur les liens entre la théorie et la pratique dans la social-démocratie allemande autour de 1914. Si l'on affirme, écrit-elle (p. 474 et suiv.), que le « capitalisme est concevable également sans expansion », et surtout sans expansion violente, alors il faut préconiser une alliance électorale avec la bourgeoisie libérale, en appeler à des cours d'arbitrage, réclamer le désarmement partiel - tactique effectivement prônée par la direction du S.P.D. à partir de 1911. Or, s'écrie-t-elle, on a vu à quel « silence », à quelle paralysie menait en 1914 une telle tactique de com­pro­mis. Si l'on estime au contraire - avec l'ensemble de la « gauche radicale » - la guerre et la « catastrophe » inévitables, si l'on reconnaît le caractère inéluctable de l'impérialisme et sa nécessité économique impérieuse pour l'ensemble de la classe capi­ta­liste, alors le prolétariat est seul dans sa lutte, et l'unique alternative à l'impé­rialisme est le socialisme. De la guerre pourra surgir la révolution.

Cette conception de l'impérialisme, que Rosa Luxemburg est à son époque seule à soutenir à l'intérieur du camp marxiste, n'est pas sans présenter des affinités avec la théorie du libéral anglais Hobson. Celui-ci évoquait dans son ouvrage Imperialism, paru en 1902, non pas tant les difficultés de la « réalisation » de la plus-value que les dangers de l' « oversaving » ou excès de capitaux épargnés qui ne trouvent pas de placement dans leur pays d'origine. D'où stagnation et crise générale. L'exportation de capitaux n'a pas pour Hobson la même fonction que pour Hilferding : elle ne répond pas uniquement à la recherche d'un « super-profit » mais est indispensable pour sauver l'économie entière du désastre.

Sans doute la théorie de Rosa Luxemburg fournit-elle - si l'on fait abstraction de certaines faiblesses dans l'argumentation, en particulier du rôle excessif qu'elle assi­gne à l'argent - une explication de l'impérialisme plus profonde que celle des théori­ciens qui voient dans l'impérialisme un phénomène « marginal », « accessoire » ou même une « maladie » du capitalisme. Aujourd'hui encore, ses thèses sont contestées par beaucoup d'économistes marxistes  [11] qui, après Lénine et Boukharine, se réfèrent plus volontiers à la théorie des monopoles de Hilferding.

Cependant - Fritz Sternberg et Joan Robinson le constatent tous deux, bien que dans une perspective très différente - pour la période précédant la première guerre mon­diale, ce que Rosa Luxemburg a magistralement expliqué, ce n'est pas tant l' « effon­drement » du capitalisme - qui a bel et bien survécu à la guerre - que l'im­men­se essor, le grand « boom » de prospérité accompagnant l'expansion impérialiste du début du siècle.

Si les prévisions luxemburgiennes ne se sont pas accomplies, si le capitalisme, malgré la grande crise de l'entre-deux-guerres, s'est stabilisé, c'est que de nouveaux facteurs, tels que l'intervention de l'État dans l'économie capitaliste, ont joué un rôle régulateur  [12]. Mais le noyau même de la théorie de Rosa Luxemburg, son analyse du mécanisme capitaliste - présenté comme un système essentiellement dynamique et condamné par son dynamisne même à chercher des exutoires en dehors de lui-même - ne semble pas avoir perdu son actualité.


Il faut ajouter quelques remarques à propos, de la traduction. L'ouvrage de Rosa Luxemburg n'était connu du public français que par l'excellent résumé qu'en a donné Lucien Laurat en 1930  [13], et par la traduction de la première partie de l'Accumulation du capital (« Le problème de la reproduction ») fournie par Marcel Ollivier en 1935  [14]. Nous avons reproduit telle quelle cette très bonne traduction, gardant même, pour les passages cités de Marx, la traduction de Molitor (édition Costes), seule existante alors. Pour le reste de l'ouvrage nous avons préféré suivre la traduction, plus complète et plus exacte, des Éditions Sociales pour les trois premiers livres du Capital, conti­nuant à nous appuyer sur l'édition Molitor pour l'Histoire des Doctrines écono­mi­ques, seule traduction française des Theorien über den Mehrwert, en la complétant ou la corrigeant quand c'était nécessaire. Cependant certaines difficultés sont appa­rues à propos du livre I du Capital : Rosa Luxemburg citait d'après la quatrième édition de l'ouvrage; or la traduction française de Joseph Roy s'appuie sur la deuxième édition, et Marx a repris certains passages, tantôt renversant l'ordre des chapitres ou des paragraphes, tantôt modifiant complètement le texte (c'est vrai en particulier du XXV° chapitre de l'édition française). Nous avons été obligés soit de compléter ou de revoir la traduction de Roy, soit de traduire entièrement un passage cité qui ne se trouve pas, ou se trouve sous une forme trop abrégée, dans l'édition de Roy.

Quant aux autres auteurs cités, nous nous sommes dans la mesure du possible appuyés sur les traductions françaises déjà existantes : ainsi pour Malthus, Ricardo et James Mill. Les passages cités de Tougan-Baranowsky ne se trouvent pas dans l'édition française de l'Histoire des crises industrielles en Angleterre, édition revue par l'auteur. Nous avons donc traduit d'après l'édition allemande de l'ouvrage, qui est de la plume même de Tougan. Pour l'essai de Lénine « De la caractéristique du romantisme économique », qui est partiellement traduit dans l'annexe à la traduction française du Capital, tome 5 des Éditions sociales, nous avons reproduit cette traduction partout où c'était possible. Nous n'avons pas pu nous procurer l'original des autres auteurs russes cités, qui n'ont du reste pas été traduits en français. Nous avons dû nous appuyer sur la traduction allemande du texte russe donnée par Rosa Luxemburg.


Notes

[1] Voir l'Avant-propos de Rosa Luxembourg.

[2] Rosa Luxemburg reproche à Lénine d'avoir abouti à la même conclusion, tout en analysant beaucoup mieux que Tougan le mécanisme de l'économie capitaliste. Cf. Ilyine (pseudonyme de Lénine) : De la caractéristique du romantisme économique, St-Pétersbourg, 1899.

[3] Rosa Luxemburg l'a fait avec brio dans la « Critique des critiques » en répondant à Otto Bauer.

[4] Bucharin. Der Imperialismus and die Akkumulation des Kapitals. Verlag für Literatur und Politik, Vienne 1926. Fritz Sternberg Der Imperialismus, Berlin Malik 1926.

[5] Il ne s'agit pas tant d'années du calendrier que de périodes de production, Rosa Luxemburg le mentionne à diverses reprises. La division en années date du Tableau économique, où l'agriculture - et donc les saisons - jouaient un rôle prépondérant.

[6] La direction du parti essaya de retarder la publication de l'Accumulation du capital. Rosa Luxemburg s'en plaint dans une correspondance inédite avec Clara Zetkin (mise à notre disposition grâce à la bienveillance de l'Institut für Marxismus Leninismus beim Z. K. der S. E. D., à Berlin).

[7] Voir à ce sujet l'intéressante étude d'Erich Preiser Die Imperialitmusdebatte. Rückschau and Bilanz. ln : Wirtschaft. Geschichte und Wirtschaftsgeschichte. Festschrift zum 65. Geburtstag von Friedrich Litige. Stuttgart, 1904.

[8] Rosa Luxemburg elle-même attache trop peu d'importance à ce phénomène de la concentration croissante du capital. Cf. note 2, p. 374.

[9] Josef Schumpeter, Zur Soziologie der Imperialismen, in Archiv für Sozialwisschschaft, vol. 41, 1918-19, pp. 1-39, 215-310. Pour Schumpeter. l'impérialisme est une survivance du féodalisme, et ne profite qu'à des couches parasitaires de la société (militaires, fonctionnaires prussiens, banquiers).

[10] Cette étude à part, parue pour la première fois à Leipzig en 1921, a été rattachée ici à l'Accumulation du capital dont elle constitue la suite et le complément.

[11] Cf. Paul M. Sweezy. The Theory of Capitalist Development. Principles of Marxien Political Economy. New York 1912.

[12] Cf. Sweezy, op. cit. Voir également Lucien Goldmann, in Recherches dialectiques Gallimard 1959, qui consacre un très important chapitre à l'analyse des théories luxemburgiennes.

[13] Lucien Laurat, L'accumulation du capital d'après Rosa Luxemburg, suivi d'un aperçu sur la discussion du problème depuis la mort de Rosa Luxemburg. Paris, Rivière 1930. Lucien Laurat analyse en détails les controverses autour du livre de Rosa Luxemburg, surtout celles surgies du côté bolchevik.

[14] Librairie du Travail, 1936.


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