1921 | Publié intégralement pour la première fois en 1963 dans Le Xe Congrès du P.C.(b)R. 8-16 mars 1921. Compte rendu sténographique Œuvres t. 32, pp. 173-216, 219-251, 260-274, 278-286, Paris-Moscou. Traduction revue. |
Lénine Xe CONGRÈS DU P.C. (b)R. (8-16 MARS 1921) |
RAPPORT SUR L'UNITÉ DU PARTI
ET LA DÉVIATION ANARCHO-SYNDICALISTE
LE 16 MARS
Camarades, il me semble qu'il serait superflu de s'arrêter longuement à cette question, puisque notre congrès a déjà examiné sur tous les points les sujets à propos desquels il faut maintenant se prononcer officiellement, au nom du congrès du parti, donc au nom de tout le parti. En ce qui concerne la résolution «sur l'unité [1]», elle présente dans sa majeure partie une caractéristique de la situation politique. Vous avez évidemment tous lu le texte imprimé de cette résolution qui vous a été remis. Le point sept qui institue une mesure exceptionnelle ne sera pas publié : le droit d'exclure du Comité central, à la majorité des deux tiers de l'assemblée générale, des membres du Comité central, des suppléants et des membres de la Commission centrale de contrôle. Cette mesure a été discutée à maintes reprises dans les conférences particulières où se sont prononcés les représentants de tous les courants. Espérons, camarades, qu'il n'y aura pas lieu de l'appliquer, mais elle est indispensable dans la situation nouvelle qui est la nôtre, au moment où va s'opérer un tournant assez brusque, où nous voulons effacer les traces de division.
Je passe à la résolution sur les déviations syndicalistes et anarchistes. C'est la question qui a fait l'objet du point quatre de l'ordre du jour au congrès. Toute la résolution est axée sur la définition de notre attitude à l'égard de certains courants ou déviations de pensée. En disant «déviations» nous soulignons que nous n'y voyons encore rien de définitivement constitué, rien d'absolu et d'entièrement défini, mais seulement le début d'une orientation politique que le parti ne peut s'abstenir de juger. Au point trois de la résolution sur la déviation syndicaliste et anarchiste, que vous possédez probablement tous, il y a apparemment une coquille (comme le montrent les remarques, elle a été relevée). Il faut lire: «La thèse suivante (c'est-à-dire celle de l'«opposition ouvrière»), par exemple, est suffisamment éloquente :
« L'organisation de la gestion de l'économie nationale appartient au congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui élisent un organisme central dirigeant l'ensemble de l'économie nationale de la République [2].»
Nous en avons déjà parlé plus d'une fois, tant aux conférences particulières qu'aux séances plénières du congrès. Il me semble que nous avons déjà établi qu'on ne peut en aucun cas défendre ce point en se référant à ce qu'Engels dit de l'association des producteurs car il est absolument évident, et une note précise l'indique à cet endroit, qu'Engels évoque la société communiste où il n'y aura plus de classes. Pour nous tous, c'est indiscutable. Quand il n'y aura plus de classes dans la société, il ne restera plus que des producteurs-travailleurs, il n'y aura pas d'ouvriers et de paysans. Et nous savons parfaitement que dans toutes leurs œuvres, Marx et Engels distinguent de la façon la plus nette l'époque où les classes existent encore de celles où elles n'existeront plus. Les pensées, discours et hypothèses envisageant la disparition des classes avant le communisme ont été raillés sans merci par Marx et Engels qui disaient que seul le communisme marque la disparition des classes.
Notre situation est désormais la suivante : nous sommes les premiers à avoir posé dans la pratique la question de la disparition des classes, et nous sommes restés maintenant dans un pays paysan avec deux classes principales : la classe ouvrière et la paysannerie. Il existe à côté d'elles des groupes entiers de résidus et survivances du capitalisme.
Notre programme dit nettement que nous faisons les premiers pas, que nous aurons à franchir toute une série d'étapes transitoires. Mais les activités de nos Soviets et toute l'histoire de la révolution nous ont montré constamment et de la manière la plus évidente qu'on a tort de donner des définitions théoriques comme celles que présente, en l'occurrence, l'opposition. Nous savons parfaitement que les classes subsistent et subsisteront longtemps encore chez nous, que dans un pays à prédominance paysanne, elles existeront inévitablement de nombreuses années. Le délai minimum dans lequel on pourrait mettre sur pied une grande industrie capable de créer un fonds pour se soumettre l'agriculture, est évalué à dix ans. Ce délai est un minimum dans des conditions techniques exceptionnellement favorables. Or, nous savons que nos conditions sont exceptionnellement défavorables. Le plan d'édification de la Russie sur la base d'une grande industrie moderne nous l'avons, c'est le plan d'électrification mis au point par des savants. Le délai minimum y est évalué à dix ans, mais il suppose des conditions tant soit peu proches de conditions normales. Nous savons parfaitement qu'elles n'existent pas. Cela signifie que dix ans sont pour nous un délai très court ; il est superflu d'en parler. Nous voici au cœur du problème : une situation où demeurent des classes hostiles au prolétariat est possible ; aussi, ne pouvons-nous pas, actuellement, créer dans la pratique ce dont parle Engels. Il y aura la dictature du prolétariat. Ensuite, il y aura une société sans classes.
Marx et Engels ont combattu sans merci ceux qui oubliaient la distinction des classes, qui parlaient des producteurs, du peuple ou des travailleurs en général. Qui connaît tant soit peu les œuvres de Marx et d'Engels ne saurait oublier que partout ils raillent ceux qui parlent des producteurs, du peuple, des travailleurs en général. Il n'y a pas de travailleurs en général, ou de gens travaillant en général, mais il y a, soit un petit patron possédant des moyens de production, dont toute la mentalité et toutes les habitudes sont capitalistes, et ne peuvent être autres, soit l'ouvrier salarié, à la mentalité toute différente, l'ouvrier salarié de la grande industrie, en antagonisme, en contradiction, en lutte contre les capitalistes.
Si nous avons abordé cette question après trois ans de lutte, après avoir mis à l'épreuve le pouvoir politique du prolétariat, alors que nous connaissons les immenses difficultés qui existent dans les rapports entre classes, alors que ces classes subsistent et que des survivances du régime bourgeois s'observent tout au long de notre vie, dans les administrations soviétiques, c'est que, dans ces conditions, l'apparition d'un programme contenant les thèses dont je vous ai donné lecture constitue une déviation anarcho-syndicaliste manifeste et évidente. Ces paroles ne sont pas démesurées, elles sont mûrement réfléchies. La déviation n'est pas encore un courant achevé. Une déviation peut être corrigée. Certains se sont un peu égarés ou commencent à s'égarer, mais on peut encore les remettre sur la bonne voie. C'est ce qu'exprime, à mon avis, le mot russe de «déviation». Il souligne qu'il n'y a là rien encore de définitif, que l'erreur est aisée à rectifier, il exprime le désir de mettre en garde, de poser le problème dans toute son ampleur et sur le plan des principes. Si quelqu'un trouve un mot russe exprimant mieux cette idée, qu'il le propose ! J'espère que nous n'allons pas nous disputer sur des mots mais que nous examinerons cette thèse à fond, en tant qu'essentielle, pour éviter la multitude d'idées du même genre si abondantes dans le groupe de «l'opposition ouvrière». Nous laisserons à nos publicistes et aussi aux dirigeants de ce courant le soin d'en débattre car, à la fin de la résolution, nous disons expressément qu'on peut et qu'on doit accorder une place dans les publications et recueils spéciaux à un échange de vues plus circonstancié entre les membres du parti sur tous les problèmes indiqués. Nous n'avons guère envie d'ajourner cette question. Nous sommes un parti qui lutte au milieu de graves difficultés. Nous devons nous dire que pour que l'unité soit solide, il faut qu'une déviation déterminée soit condamnée. Puisqu'elle est ébauchée, il faut la mettre en évidence et en discuter. Mais s'il faut une discussion circonstanciée nous l'accueillions à bras ouverts, nous trouverons des gens qui citeront tous les textes voulus ; s'il le faut, et si c'est opportun, nous poserons aussi ce problème à l'échelle internationale, car vous en avez entendu parler à l'instant, dans le rapport du représentant de l'Internationale Communiste, et vous connaissez tous l'existence d'une certaine déviation gauchiste dans le mouvement ouvrier et révolutionnaire international. La déviation qui nous occupe actuellement est la même que la déviation anarchiste du Parti ouvrier communiste allemand, contre lequel la lutte s'est manifestée nettement au précédent congrès de l'Internationale communiste [3]. Les termes employés pour la qualifier ont souvent été plus violents que celui de «déviation». Vous savez que c'est là une question internationale. C'est pourquoi il ne serait pas juste de clore le débat en disant : ne discutez plus et c'est tout. Mais la discussion théorique est une chose, et la ligne politique du parti, la lutte politique, en est une autre. Nous ne sommes pas un club de discussion. Nous pouvons, certes, éditer des recueils, des publications spéciales, et nous le ferons, mais nous devons avant tout lutter dans des conditions extrêmement difficiles, c'est pourquoi nous devons former un tout uni. Si dans ces conditions des propositions comme celle d'organiser un «Congrès des producteurs de Russie » interviennent au cours d'une discussion politique, de la lutte politique, nous ne pourrons alors agir à l'unisson, en rangs serrés ; ce n'est pas là la politique que nous nous sommes fixée pour plusieurs années. C'est une politique qui compromettrait le travail concerté du parti ; non seulement elle est erronée du point de vue théorique, mais elle l'est également du fait qu'elle donne une définition inexacte des rapports entre les classes, principe fondamental et majeur sans lequel il n'est pas de marxisme, et à propos duquel le IIe Congrès de l'Internationale Communiste a adopté une résolution. A l'heure actuelle, l'élément sans-parti cède aux hésitations petites-bourgeoises inévitables dans l'état économique actuel de la Russie. Nous ne devons pas oublier que le danger intérieur est, à certains égards, plus grand que celui de Dénikine et de Ioudénitch et que nous devons faire preuve d'une cohésion non seulement formelle, mais beaucoup plus profonde. Pour assurer cette cohésion, nous ne pouvons nous passer d'une résolution de ce genre.
Ensuite, je considère comme très important le paragraphe quatre de cette résolution, qui fournit l'interprétation de notre programme, l'interprétation authentique, celle qui émane de l'auteur. L'auteur, c'est le congrès, et c'est pourquoi le congrès doit donner une interprétation pour mettre fin aux flottements et parfois même au jeu auquel on se livre avec notre programme qui aurait, parait-il, sur les syndicats la position que certains auraient aimé y voir. Vous avez entendu le camarade Riazanov critiquer le programme du haut de cette tribune ; félicitons l'auteur de cette critique de ses recherches théoriques! Vous avez entendu celle du camarade Chliapnikov. On ne peut passer cela sous silence. Il me semble qu'ici, dans cette résolution, nous avons ce qu'il nous faut actuellement. Au nom du congrès qui ratifie le programme et qui est l'organisme suprême du parti, il faut dire : voilà comment nous comprenons ce programme. Je répète que cela ne coupe pas court aux débats théoriques. On peut proposer des modifications au programme, ce n'est nullement interdit. Nous ne considérons pas ce document excellent au point de n'y rien pouvoir changer, mais à l'heure actuelle nous n'avons pas de propositions formelles, nous n'avons pas consacré du temps à l'examen de cette question. La lecture attentive de ce programme nous signale le passage suivant: «Les syndicats doivent parvenir à concentrer effectivement, etc.»; soulignons-le: « doivent parvenir à concentrer effectivement». Et plus haut, nous lisons que «conformément à la loi, les syndicats sont membres de tous les organismes locaux et centraux de gestion de la production». Nous savons que la production capitaliste, avec le concours de tous les pays avancés du monde, a mis des dizaines d'années à s'édifier. Serions-nous déjà retombés en enfance pour croire que, à un moment d'extrême misère et d'immense appauvrissement, dans un pays où les ouvriers sont en minorité, dans un pays dont l'avant-garde prolétarienne est exténuée, exsangue, et où les paysans constituent la masse, nous puissions si rapidement achever ce processus ? Nous n'avons même pas encore posé les fondements, nous avons à peine commencé à envisager, sur la base de notre expérience, comment gérer la production avec la participation des syndicats. Nous savons que l'obstacle principal, c'est la misère. Il n'est pas exact que nous n'attirons pas les masses ; au contraire, tout don quelque peu apparent, toute aptitude aussi minime soit-elle, rencontrée dans la masse ouvrière, bénéficient du soutien le plus sincère. Il faut seulement que la situation s'améliore un tout petit peu. Nous avons besoin d'un an ou deux au moins de répit, à l'abri de la faim. Du point de vue de l'histoire, c'est insignifiant, mais dans nos conditions, c'est long. Une année ou deux de répit à l'abri de la faim, une année ou deux d'approvisionnement normal en combustible pour que les fabriques fonctionnent, et la classe ouvrière nous soutiendra cent fois plus ; un nombre nettement supérieur de travailleurs doués en sortiront. Nul n'en doute, nul n'en peut douter. Actuellement, si nous n'obtenons pas ce soutien, ce n'est pas parce que nous ne le voulons pas. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour l'obtenir. Nul ne pourra dire que le gouvernement, les syndicats, le Comité central du parti ont laissé échapper la moindre possibilité ; mais nous savons que la misère est atroce, que partout la famine et l'indigence règnent, et que bien souvent la passivité naît sur ce terrain. Ne craignons pas d'appeler par leur nom le mal et le malheur. Voilà ce qui freine la montée de l'énergie des masses. Dans une telle situation, quand les statistiques nous apprennent que 60% d'ouvriers siègent dans les directions, il est absolument impossible d'essayer d'interpréter ces termes du programme : «les syndicats doivent parvenir à concentrer effectivement », etc., comme l'a fait Chliapnikov.
L'interprétation authentique du programme nous permettra d'allier la cohésion tactique et l'unité indispensables à l'indispensable liberté de discussion, comme le souligne la fin de la résolution. A quoi se ramène la résolution? Lisons le point six :
«Etant donné ce qui précède, le congrès du P.C.R. rejette résolument ces idées qui traduisent une déviation syndicaliste et anarchiste et juge indispensable 1° d'engager contre elles une lutte inlassable et méthodique ; 2° de reconnaître que la propagande de ces idées est incompatible avec l'appartenance au P.C.R.
Tout en chargeant le Comité central du parti d'appliquer de la façon la plus rigoureuse ces décisions, le congrès signale en même temps qu'on peut et on doit réserver une place dans les publications, recueils spéciaux, etc., à l'échange de vues le plus large entre les membres du parti, sur toutes les questions indiquées.»
Ne voyez-vous donc pas, vous les agitateurs et propagandistes, sous une forme ou sous une autre, ne voyez-vous pas la différence entre la propagande d'idées au sein d'un parti menant une lutte politique, et l'échange d'opinions dans des publications et des recueils spéciaux ? je suis sûr que toute personne désireuse d'approfondir cette résolution voit cette différence. Et nous espérons qu'au Comité central, où nous admettons des partisans de cette déviation, ces derniers auront à l'égard de la décision du congrès l'attitude qui convient à tout militant conscient et discipliné ; nous espérons qu'avec leur aide nous déterminerons au Comité central cette limite sans créer une situation particulière ; nous tirerons au clair ce qui se passe au sein du parti : propagande d'idées à l'intérieur d'un parti menant une lutte politique, ou bien échange d'opinions dans des publications et recueils spéciaux. Si quelqu'un se plaît à étudier méticuleusement les citations d'Engels, qu'il le fasse à sa guise ! Il y a des théoriciens qui donneront toujours au parti un conseil utile. C'est nécessaire. Nous éditerons deux ou trois grands recueils : c'est utile et absolument nécessaire. Mais cela ressemble-t-il à une propagande d'idées, à une lutte de programmes, peut-on confondre ces choses? Tous ceux qui veulent examiner de près notre situation politique ne confondront pas ces deux choses.
Ne freinons pas notre travail politique, surtout à un moment difficile, mais n'abandonnons pas les études scientifiques. Si le camarade Chliapnikov, pour ne citer que lui, veut compléter le premier volume qu'il a récemment consacré à son expérience révolutionnaire du temps de la clandestinité, en utilisant ses loisirs de prochains mois à en rédiger un second où il analysera la notion de «producteur», qu'il agisse à sa guise ! Quant à la présente résolution, elle nous servira de jalon. Nous avons ouvert la discussion la plus large, la plus libre. Le programme de l'«opposition ouvrière» a été publié dans l'organe central du parti à 250000 exemplaires. Nous l'avons soupesé sous tous ses aspects, de toutes les manières, nous avons voté sur la base de ce programme, nous avons enfin réuni le congrès qui fait le bilan de la discussion politique et dit : la déviation s'est affirmée, nous ne jouerons pas à cache-cache, disons-le franchement, une déviation est une déviation, il faut la corriger ; corrigeons-la et que la discussion soit une discussion théorique.
Voilà pourquoi je renouvelle et soutiens la proposition visant à adopter ces deux résolutions, à renforcer l'unité du parti et à donner une définition juste de l'objectif que doivent se poser les réunions du parti, et de ce à quoi les marxistes, les communistes, ceux qui veulent aider le parti, sont libres de consacrer leurs heures de loisirs. (Applaudissements.)
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Il s'agit de l'«Avant-projet de résolution du Xe Congrès du Parti communiste de Russie sur l'unité du parti». [N.E.]
[2] Voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 32, pp. 256-257. [N.E.]
[3] Allusion au groupe anarchiste des «gauches» qui se sépara du Parti communiste d'Allemagne et forma, en avril 1920, le soi-disant Parti ouvrier communiste allemand. Les «gauches» défendaient des conceptions petites-bourgeoises et anarcho-syndicalistes. Au IIe Congrès de l'Internationale Communiste, les délégués du Parti ouvrier communiste allemand n'ayant pas obtenu l'appui de l'Internationale Communiste, quittèrent le Congrès. Par la suite le Parti ouvrier communiste allemand dégénéra en un petit groupe sectaire coupé de la classe ouvrière. [N.E.]