1917 |
"Dans l'histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place.
Il faut ou avancer ou reculer. Il est impossible d'avancer dans la Russie du XX° siècle (...) sans marcher au socialisme (...).
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La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer
Peut-on aller de l’avant si l’on craint de marcher au Socialisme ?
Chez le lecteur nourri des idées opportunistes qui ont cours parmi les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ce qui précède peut aisément susciter l'objection que voici : au fond, la plupart des mesures décrites ici ne sont pas démocratiques, ce sont déjà des mesures socialistes !
Cette objection courante, habituelle (sous une forme ou sous une autre) dans la presse bourgeoise, socialiste-révolutionnaire et menchévique, est un argument réactionnaire pour défendre un capitalisme arriéré, un argument qui porte la livrée de Strouvé. Nous ne sommes pas encore mûrs, dit-on, pour le socialisme; il est trop tôt pour l'« instaurer »; notre révolution est bourgeoise; C'est pourquoi il faut se faire les valets de la bourgeoisie (bien que les grands révolutionnaires bourgeois de France aient assuré la grandeur de leur révolution, il y a de cela 125 ans, en exerçant la terreur contre tous les oppresseurs, seigneurs terriens aussi bien que capitalistes ! ).
Les pseudo-marxistes, auxquels se sont joints les socialistes-révolutionnaires, qui se font les serviteurs de la bourgeoisie et qui raisonnent ainsi, ne comprennent pas (si l'on considère les bases théoriques de leurs conceptions) ce qu'est l'impérialisme, ce que sont les monopoles capitalistes, ce qu'est l'État, ce qu'est la démocratie révolutionnaire. Car, si on a compris cela, on est obligé de reconnaître que l'on ne saurait aller de l'avant sans marcher au socialisme .
Tout le monde parle de l'impérialisme. Mais l'impérialisme n'est autre chose que le capitalisme monopoliste.
Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu monopoliste, voilà ce qu'attestent assez le « Prodougol », le « Prodamet », le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre nous fournit un exemple saisissant de la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d'État.
Or, qu'est-ce que l'État ? C'est l'organisation de la classe dominante; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux et des capitalistes. Aussi, ce que les Plékhanov allemands ( Scheidemann, Lansch et autres) appellent le « socialisme de guerre » n'est-il en réalité que le capitalisme monopoliste d'État du temps de guerre ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne militaire pour les ouvriers en même temps que la protection militaire des profits capitalistes.
Eh bien, essayez un peu de substituer à l'État des capitalistes et des hobereaux, à l'État des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, l'État démocratique révolutionnaire, c'est-à-dire un État qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu'ils soient, qui ne craigne pas d'appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que dans un État véritablement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme monopoliste d'État signifie inévitablement, infailliblement, un pas, ou des pas en avant vers le socialisme !
Car, si une grande entreprise capitaliste devient monopole, c'est qu'elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue monopole d'État, c'est que l'État (c'est-à-dire l'organisation armée de la population et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans, si l'on est en régime démocratique révolutionnaire) dirige toute l'entreprise. Dans l'intérêt de qui ?
Ou bien dans l'intérêt clos grands propriétaires fonciers et des capitalistes; et nous avons alors un État non pas démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire, une république impérialiste.
Ou bien dans l'intérêt de la démocratie révolutionnaire; et alors c'est ni plus ni moins un pas vers le socialisme.
Car le socialisme n'est autre chose que l'étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d'État. Ou encore : le socialisme n'est autre chose que le monopole capitaliste d'État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d'être un monopole capitaliste.
Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement est tel qu'on ne saurait avancer, à partir des monopoles (dont la guerre a décuplé le nombre, le rôle et l'importance), sans marcher au socialisme.
Ou bien l'on est réellement démocrate révolutionnaire. Et alors on ne saurait craindre de s'acheminer vers le socialisme.
Ou bien l'on craint de s'acheminer vers le socialisme et l'on condamne tous les pas faits dans cette direction, sous prétexte, comme disent les Plékhanov, les Dan et les Tchernov, que notre révolution est bourgeoise, qu'on ne peut pas « introduire » le socialisme, etc. Dans ce cas, l'on en arrive fatalement à la politique de Kérensky, Millioukov et Kornilov, c'est-à-dire à la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations « démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et paysannes.
Il n'y a pas de milieu.
Et c'est là la contradiction fondamentale de notre révolution.
Dans l'histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer, ou reculer. Il est impossible d'avancer dans la Russie du XX° siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans progresser vers le socialisme (progression conditionnée et déterminée par le niveau de la technique et de la culture : il est impossible d'« introduire » en grand le machinisme dans les exploitations paysannes comme il est impossible de le supprimer dans la production du sucre).
Et craindre d'avancer équivaut à reculer. C'est ce que font messieurs les Kérensky, aux applaudissements enthousiastes des Milioukov et des Plékhanov, avec la sotte complicité des Tsérételli et des Tchernov.
La dialectique de l'histoire est précisément telle que la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d'État, a par là même considérablement rapproché l'humanité du socialisme.
La guerre impérialiste marque la veille de la révolution socialiste. Non seulement parce que ses horreurs engendrent l'insurrection prolétarienne - aucune insurrection ne créera le socialisme s'il n'est pas mûr économiquement - mais encore parce que le capitalisme monopoliste d'État est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l'antichambre du socialisme, l'étape de l'histoire qu'aucune autre étape intermédiaire ne sépare du socialisme.
Nos socialistes-révolutionnaires et nos mencheviks envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de vue d'une doctrine qu'ils ont apprise par cœur et mal comprise. Ils présentent le socialisme comme un avenir lointain, inconnu, obscur.
Or, aujourd'hui, le socialisme est au bout de toutes les avenues du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît directement et pratiquement dans chaque disposition importante constituant un pas en avant sur la base de ce capitalisme moderne.
Qu'est-ce que le service de travail obligatoire ?
C'est un pas en avant, sur la base du capitalisme monopoliste moderne, un pas vers la réglementation de toute la vie économique d'après un certain plan d'ensemble, un pas vers l'économie du travail national afin de prévenir son gaspillage insensé paf le capitalisme.
Les junkers (grands propriétaires fonciers) et les capitalistes instituent en Allemagne le service de travail obligatoire, qui devient fatalement un bagne militaire pour les ouvriers.
Mais considérez la même institution et réfléchissez à la portée qu'elle aurait dans un État démocratique révolutionnaire. Le service de travail obligatoire institué, réglé, dirigé par les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, ce n'est pas encore le socialisme, mais ce n'est déjà plus le capitalisme. C'est un pas immense vers le socialisme, un pas après lequel il est impossible, toujours en démocratie intégrale, de revenir en arrière, de revenir au capitalisme, à moins d'user des pires violences contre les masses.