1916 |
L�nine s'oppose � R. Luxemburg sur la question nationale... |
Bilan d'une discussion sur le droit des nations � disposer d'elles-m�mes
1. Le socialisme et le droit des nations � disposer d'elles-m�mes
Nous avons affirm� que ce serait trahir le socialisme que de ne pas appliquer, en r�gime socialiste, le droit des nations � disposer d’elles-m�mes. L'on nous r�pond : "le droit d'autod�termination n'est pas applicable � la soci�t� socialiste." C'est l� une divergence radicale. Quelle en est l'origine ?
"Nous savons, d�clarent nos contradicteurs, que le socialisme abolira toute oppression nationale, �tant donn� qu'il abolit les int�r�ts de classe qui conduisent � cette oppression"... Que vient faire ici ce raisonnement sur les conditions �conomiques, connues de longue date et incontestables, de l'abolition du joug national, alors que la discussion porte sur l'une des formes du joug politique, � savoir le maintien par la violence d’une nation dans les fronti�res d’Etat d’une autre nation ? C'est l�, tout simplement, une tentative d’�luder les probl�mes politiques ! Et les raisonnements qui suivent ne font que nous confirmer dans cette id�e : "Nous n'avons aucune raison de croire que, dans une soci�t� socialiste, la nation aura le caract�re d’une unit� �conomique et politique. Selon toute probabilit�, elle n'aura que le caract�re d’une unit� culturelle et linguistique, car la division territoriale d’un groupe culturel socialiste, pour autant qu'elle existera, ne saurait se faire que par suite des n�cessit�s de la production, le probl�me de cette division devant naturellement �tre tranch�, non par des nations isol�es, une par une, et poss�dant la pl�nitude de leur propre pouvoir (ainsi que l'exige le "droit des nations � disposer d'elles-m�mes"), mais par tous les citoyens int�ress�s, qui en d�cideront en commun"...
Ce dernier argument, qui substitue la d�cision en commun � l'autod�termination, flatte tellement le go�t des camarades polonais qu'ils le r�p�tent trois fois dans leurs th�ses ! Mais la fr�quence des r�p�titions ne transforme pas cet argument octobriste et r�actionnaire en un argument social-d�mocrate. Car tous les r�actionnaires et tous les bourgeois accordent aux nations maintenues par la violence � l'int�rieur des fronti�res d’un Etat donn� le droit de "d�cider en commun" de son sort, au sein d’un parlement commun. Guillaume Il accorde, lui aussi, aux belges le droit de "d�cider en commun" du sort de l’Empire allemand au sein d’un parlement commun � toute l'Allemagne.
C'est justement le point litigieux, le seul qui soit pr�cis�ment l'objet de la discussion, � savoir le droit de libre s�paration, que nos contradicteurs s'efforcent d'�luder. Cela pr�terait � rire, si ce n'�tait pas si triste
Il est dit dans la premi�re de nos th�ses que la lib�ration des nations opprim�es suppose, dans le domaine politique, une double transformation :
1) l'�galit� absolue en droits des nations. Pas de discussion sur ce point, qui ne se rapporte qu'� ce qui se passe au sein de l'Etat;
2) la libert� de s�paration politique [1].
Cela concerne la d�termination des fronti�res de l'Etat. C'est le seul point litigieux. Et c'est lui, pr�cis�ment, que nos contradicteurs passent sous silence. Ils ne veulent songer ni aux fronti�res de l'Etat, ni m�me � l'Etat en g�n�ral. C'est l� une sorte d'"�conomisme imp�rialiste" analogue au vieil "�conomisme" des ann�es 1894-1902, qui raisonnait ainsi : le capitalisme a triomph�; par cons�quent, il n'y a plus � s'occuper des questions politiques ! L'imp�rialisme a triomph�; par cons�quent, il n'y a plus � s'occuper des questions politiques! Une pareille th�orie apolitique est fonci�rement hostile au marxisme.
Marx a �crit dans sa critique du programme de Gotha : "Entre la soci�t� capitaliste et la soci�t� communiste se situe la p�riode de transformation r�volutionnaire de celle-l� en celle-ci. A quoi correspond une p�riode de transition politique o� l'Etat ne saurait �tre autre chose que la dictature r�volutionnaire du prol�tariat." Jusqu'� pr�sent, cette v�rit� �tait hors de discussion pour les socialistes; or, elle implique la reconnaissance de l'Etat jusqu'au moment o� le socialisme victorieux sera pass� au communisme int�gral. On sait ce qu'a dit Engels sur l'extinction de l'Etat. Nous avons soulign� � dessein dans la premi�re th�se que la d�mocratie est une forme d'Etat qui s'�teindra, elle aussi, quand s'�teindra l'Etat. Et tant que nos contradicteurs n'auront pas remplac� le marxisme par un point de vue nouveau, "a-�tatique", leurs raisonnements ne seront qu'un tissu d’erreurs.
Au lieu de parler de l'Etat (et, par cons�quent, de la d�termination de ses fronti�res !) ils parlent d’un "groupe culturel socialiste", c'est-�-dire qu'ils choisissent � dessein une expression vague en ce sens que toutes les questions relatives � l'Etat sont supprim�es! Il en r�sulte une tautologie ridicule : naturellement, s'il n'y a pas d'Etat, il ne peut �tre question de ses fronti�res. En ce cas, tout le programme politique d�mocratique devient superflu. Quand l'Etat "s'�teindra", il n'y aura pas non plus de r�publique.
Dans des articles que nous avons mentionn�s en note � la th�se 5, le chauvin allemand Lensch cite un passage int�ressant de l'ouvrage d'Engels: Le P� et le Rhin. Engels y dit notamment que les fronti�res "des grandes nations viables de l'Europe" se sont de plus en plus d�termin�es, au cours de leur d�veloppement historique qui a englouti toute une s�rie de petites nations non viables, "en fonction de la langue et des sympathies" de la population [2]. Engels qualifie ces fronti�res de "naturelles". Il en �tait ainsi, en Europe, � l'�poque du capitalisme progressif, vers 1848-1871. Maintenant, le capitalisme imp�rialiste r�actionnaire brise de plus en plus ces fronti�res d�mocratiquement d�termin�es. Tous les indices attestent que l'imp�rialisme l�guera au socialisme qui le remplacera des fronti�res moins d�mocratiques, une s�rie d’annexions en Europe et dans les autres parties du monde. Qu'est-ce � dire ? Le socialisme vainqueur, r�tablissant et r�alisant jusqu'au bout la d�mocratie int�grale sur toute la ligne, se refuserait � une d�termination d�mocratique des fronti�res de l’Etat ? Il se refuserait � tenir compte des "sympathies" de la population ? Il suffit de poser ces questions pour voir que, de toute �vidence, nos coll�gues polonais glissent du marxisme vers l’"�conomisme imp�rialiste".
Les vieux "�conomistes" enseignaient aux ouvriers, faisant du marxisme une caricature, que "seul" l'"�conomique" importait pour les marxistes. Les nouveaux "�conomistes" pensent ou bien que l’Etat d�mocratique du socialisme victorieux pourra exister sans fronti�res (dans le genre d’un "complexe de sensations" sans mati�re), ou bien que les fronti�res seront d�termin�es "seulement" en fonction des besoins de la production. En fait, ces fronti�res seront d�termin�es d’une fa�on d�mocratique, c'est-�-dire conform�ment � la volont� et aux "sympathies" de la population. Le capitalisme violente ces sympathies, cr�ant ainsi de nouvelles difficult�s au rapprochement des nations. Le socialisme, en organisant la production sans oppression de classe, en assurant le bien-�tre de tous les membres de l'Etat, permet par l� m�me le libre essor des "sympathies" de la population et, par suite, facilite et acc�l�re prodigieusement le rapprochement et la fusion des nations.
Pour reposer quelque peu le lecteur des balourdises et des maladresses de l’’"�conomisme", nous rappellerons le raisonnement d’un auteur socialiste �tranger � notre discussion. Il s'agit d'Otto Bauer qui, lui aussi, a sa "marotte" : l'"autonomie nationale culturelle", mais qui raisonne tr�s justement sur toute une s�rie de questions essentielles. Par exemple, au � 29 de son livre La question nationale et la social-d�mocratie, il d�nonce on ne peut plus justement la man�uvre consistant � camoufler la politique imp�rialiste sous le masque de l'id�ologie nationale. Au � 30 "Le socialisme et le principe de la nationalit�", il dit :
"Jamais la communaut� socialiste ne sera en mesure d’incorporer de force en son sein des nations enti�res. Repr�sentez-vous des masses populaires assur�es de tous les bienfaits d'une culture nationale, prenant une part enti�re et active � la l�gislation et � la direction des affaires, et enfin pourvues d'armes - serait-il possible de plier par la force des nations de ce genre � la domination d’un organisme social �tranger ? Tout pouvoir d’Etat repose sur la force des armes. Gr�ce � un m�canisme ing�nieux, l’arm�e populaire actuelle reste jusqu'� pr�sent un instrument aux mains d'un individu, d'une famille, d'une classe d�termin�e, exactement comme les troupes de chevaliers et de mercenaires des temps pass�s. Par contre, l'arm�e de la communaut� d�mocratique de la soci�t� socialiste n’est rien d’autre que le peuple en armes, parce qu’elle est compos�e d’hommes hautement cultiv�s, travaillant de leur plein gr� dans les ateliers sociaux et prenant une part enti�re � toutes les activit�s de I'Etat. Dans ces conditions dispara�t toute possibilit� de domination nationale �trang�re."
Cela est tr�s juste. En r�gime capitaliste, il est impossible de briser le joug national (et le joug politique, en g�n�ral). Pour cela, il est n�cessaire de supprimer les classes, c'est-�-dire d’instaurer le socialisme. Mais, tout en reposant sur l'�conomie, le socialisme ne se r�duit nullement � ce seul facteur. La suppression du joug national exige un fondement, la production socialiste, mais sur ce fondement il est encore indispensable d’�difier une organisation d�mocratique de l'Etat, une arm�e d�mocratique, etc. En transformant le capitalisme en socialisme, le prol�tariat rend possible l'abolition compl�te de l'oppression nationale; mais cette possibilit� se transformera en r�alit� "seulement" - "seulement" ! - avec l'instauration int�grale de la d�mocratie dans tous les domaines, jusques et y compris la d�limitation des fronti�res de l'Etat selon les "sympathies" de la population jusques et y compris la pleine libert� de s�paration. A partir de l� se r�alisera � son tour pratiquement la suppression absolue des moindres frictions nationales et s'op�reront le rapprochement acc�l�r� et la fusion des nations, qui aboutiront � l'extinction de l'Etat. Telle est la th�orie du marxisme, dont se sont �cart�s bien � tort nos coll�gues polonais.
Notes
[1] Voir "La r�volution socialiste et le droit des nations � disposer d'elles-m�mes".
[2] Voir "La r�volution socialiste et le droit des nations � disposer d'elles-m�mes", section V : "le marxisme et le proudhonisme dans la question nationale".
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