Lénine
Le développement du capitalisme en Russie
Chapitre VI : LA MANUFACTURE CAPITALISTE ET LE TRAVAIL A DOMICILE POUR LE CAPITALISTE
VI. LE CAPITAL COMMERCIAL ET INDUSTRIEL DANS LA MANUFACTURE,
LE �REVENDEUR� ET LE �FABRICANT�
Les donn�es que nous avons analys�es plus haut montrent qu'� c�t� des gros ateliers capitalistes on trouve toujours, � ce stade de d�veloppement du capitalisme, un nombre consid�rable de petites entreprises. En r�gle g�n�rale, ces petites entreprises sont m�me pr�dominantes au point de vue num�rique, mais elles ne jouent qu'un r�le enti�rement subalterne dans le volume total de la production. Dans la manufacture, ce maintien (et m�me, comme nous l'avons vu plus haut, ce d�veloppement) des petites entreprises est un ph�nom�ne absolument normal. Tant que la production reste bas�e sur le travail � la main, les grands �tablissements n'ont pas un avantage d�cisif sur les petits; de plus, en cr�ant des op�rations de d�tail extr�mement simples, la division du travail favorise l'apparition de petits ateliers. C'est pourquoi la coexistence d'un petit nombre d'entreprises relativement importantes et d'un nombre consid�rable de petites est un ph�nom�ne typique de la manufacture capitaliste. Existe-t-il un lien entre ces deux sortes d'entreprises? Les donn�es que nous avons examin�es ne laissent planer aucun doute � ce sujet: il y a effectivement un lien et ce lien est extr�mement �troit; ce sont pr�cis�ment les petits �tablissements qui donnent naissance aux grands; il arrive que les petits ateliers ne soient pas autre chose que des filiales ext�rieures de la manufacture; dans la grande majorit� des cas la liaison est assur�e par le capital commercial qui appartient aux gros patrons et auquel les petits sont subordonn�s. Les patrons des grandes entreprises se trouvent dans l'obligation d'acheter les mati�res premi�res et d'�couler les produits en grande quantit�. Plus leur chiffre d'affaires est important, moins ils ont de frais d'achat, de vente, de triage, d'entrep�t, etc., etc. (par unit� de produit). Ensuite, ils revendent au d�tail les mati�res premi�res aux petits patrons, dont ils rach�tent le produit fini qu'ils �coulent comme le leur [1]. Si, � ces op�rations de vente de mati�res premi�res et d'achat du produit fini viennent s'ajouter (comme c'est souvent le cas) l'asservissement et l'usure, si le petit patron prend du mat�riel � cr�dit et livre ses produits pour payer ses dettes, le gros manufacturier retire de son capital des profits si importants comme il n'aurait jamais pu en obtenir avec des ouvriers salari�s. La division du travail donne une nouvelle impulsion au d�veloppement de ces rapports de d�pendance qui lient les petits patrons aux gros. De deux choses l'une: ou bien ces derniers distribuent les mati�res premi�res � domicile pour qu'elles soient trait�es (ou pour que soient r�alis�es certaines op�rations parcellaires) ou bien ils ach�tent aux �koustaris� certaines parties du produit, certaines vari�t�s particuli�res du produit, etc. En un mot, le capital commercial est li� au capital industriel de la fa�on la plus �troite et la plus indissoluble et cette liaison constitue l'une des particularit�s les plus typiques de la manufacture. Dans presque tous les cas, le revendeur ne fait qu'un avec le manufacturier (ou avec le �fabricant�, pour reprendre l'expression erron�e employ�e couramment, qui classe abusivement parmi les �fabriques� tous les ateliers plus ou moins importants) . Cela explique que dans l'�crasante majorit� des cas, les donn�es concernant le volume de la production des grosses entreprises ne donnent aucune id�e de leur r�le v�ritable dans nos �industries artisanales� [2]. Leurs patrons, en effet, exploitent non seulement le travail des ouvriers qu'ils emploient dans leurs propres ateliers, mais �galement celui de la masse des ouvriers � domicile et m�me (de facto) des petits patrons quasi ind�pendants � qui ils servent de �revendeurs� [3]. On voit que les donn�es concernant la manufacture russe viennent confirmer de fa�on �clatante la loi d�couverte par l'auteur du Capital, selon laquelle le niveau de d�veloppement du capital commercial est inversement proportionnel au niveau de d�veloppement du capital industriel [4]. Et effectivement, nous pouvons caract�riser toutes les petites industries que nous avons d�crites au paragraphe II de la fa�on suivante: �la revente� y est d'autant plus d�velopp�e que les gros ateliers y sont moins nombreux et vice versa; la seule chose qui change c'est la forme du capital qui joue le r�le dirigeant dans un cas comme dans l'autre, et qui place le �koustar� �ind�pendant� dans une situation souvent infiniment plus mauvaise que celle de l'ouvrier salari�.
Les �conomistes populistes ignorent ou dissimulent la liaison qui existe d'une part entre les petites et les grosses entreprises et d'autre part entre le capital industriel et le capital commercial. C'est l� une de leurs erreurs fondamentales. �Les fabricants de la r�gion de Pavlovo, �crit M. Grigoriev (1. c., p. 119), ne sont rien d'autre qu'une vari�t� de revendeur un peu plus complexe.� Cela est valable non seulement pour Pavlovo mais pour la majorit� des industries organis�es sur le mod�le de la manufacture capitaliste; la proposition inverse est tout aussi exacte: dans la manufacture, le revendeur est une vari�t� complexe de �fabricant�; cela constitue d'ailleurs une des principales diff�rences entre le revendeur de la manufacture et celui des petites industries paysannes. Mais, c'est arriver � une conclusion absolument arbitraire et faire violence aux faits en faveur d'une id�e pr�con�ue que de voir (comme le font M. Grigoriev et de nombreux populistes) dans cette liaison entre le �revendeur� et le �fabricant� on ne sait quel argument en faveur de la petite industrie. Toute une s�rie de donn�es nous apprennent en effet que la r�union du capital commercial et du capital industriel provoque une aggravation consid�rable de la situation du producteur direct par rapport � celle de l'ouvrier salari�, qu'elle provoque un allongement de sa journ�e de travail, une diminution de ses gains et qu'elle entrave son d�veloppement �conomique et culturel.
Notes
Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]
[1] Ajoutons un exemple de plus � ceux qui pr�c�dent. Dans l'industrie du meuble de la province de Moscou (renseignements de 1876, emprunt�s au livre de M. Issa�ev) les gros industriels sont les Z�nine qui ont introduit la fabrication du meuble de luxe et ��duqu� des g�n�rations d'habiles artisans�. En 1845, ils ont mont� une scierie (en 1894-1895, elle produisait pour 12000 roubles, employait 14 ouvriers et poss�dait une machine a vapeur). Notons que cette industrie totalisait, estimait-on, 708 �tablissements, 1979 ouvriers dont 846 (soit 42,7%) salari�s et une production de 459000 roubles. D�s apr�s 1860, les Z�nine commencent � acheter la mati�re premi�re en gros, � Nijni-Novgorod. Ils ach�tent les planches par wagons � raison de 13 roubles le cent et les revendent aux petits producteurs autonomes � raison de 18 � 20 roubles. Dans 7 villages (comptant 116 travailleurs), la plupart vendent leurs meubles � Z�nine qui poss�de � Moscou un d�p�t de meubles et de feuilles de placage (fond� en 1874), avec un chiffre d'affaires de 40000 roubles environ. Pr�s de 20 producteurs isol�s travaillent pour les Z�nine.
[2] Voici un exemple pour illustrer ce qui est dit dans le texte. Il existe dans le bourg de N�guino, district de Troubtchevsk, province d'Orel, une huilerie avec 8 ouvriers et une production de 2000 roubles (Index, pour 1890). Cette petite usine para�trait indiquer que le r�le du capital dans l'industrie locale des huiles est tr�s restreint. Mais un faible d�veloppement du capital industriel veut seulement dire qu'il y a un d�veloppement intense du capital commercial et usuraire. Le recueil de la statistique des zemstvos nous apprend que sur les 186 foyers de ce village, 160 sont compl�tement asservis par le patron de l'usine de l'endroit qui acquitte m�me pour eux tous les imp�ts, leur pr�te tout le n�cessaire (et cela depuis de longues ann�es) et prend en remboursement le chanvre � prix r�duit. La masse des paysans de la province d'Orel se trouve dans le m�me �tat d'asservissement. Peut-on dans ces conditions se r�jouir du faible d�veloppement du capital industriel?
[3] On peut se figurer quelle image on donne de l'organisation �conomique de ces �petites industries� si on met de c�t� les grands manufacturiers (quand il s'agit d'eux, ce n'est plus l'industrie artisanale, mais la fabrique et l'usine !), et si on pr�sente les �revendeurs� comme un ph�nom�ne «au fond tout � fait superflu et d� uniquement � la mauvaise organisation de l'�coulement des produits� ( M. V.V. Essais de l'industrie artisanale, p. 150)!
[4] K. Marx, le Capital, livre III, tome II, Editions Sociales. Paris, 1957, pp. 336-338. [N.E.]
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