1922 |
Source : numéro 5 du Bulletin communiste
(troisième année), 2 février 1922. |
Syndicalistes et communistes en France
Le problème à la fois le plus important et le plus délicat qui soit posé actuellement à la pensée révolutionnaire française est, sans nul doute, la question syndicale. Ce n'est pas tellement le problème de l'activité du Parti dans les syndicats que celui des rapports entre le Parti Communiste et les syndicalistes réellement révolutionnaires. Comment réaliser l'entente, l'union et la coopération féconde de tous les éléments révolutionnaires communistes en France ? Question difficile à résoudre, parce que sur elle pèse tout le passé, toute la tradition d'un vieux mouvement ouvrier. Pour étudier et chercher la solution de ce problème, il est nécessaire de tenir compte de cette tradition dont les révolutionnaires, malgré tout, ne sont pas complètement émancipés.
Le Parti Communiste est jeune, né de la scission de Tours. Il a commencé une œuvre d'épuration et de redressement, qui lui a acquis la sympathie de la masse ouvrière et de tous les révolutionnaires. Mais l'œuvre de Tours devait être un commencement, le début d'une ère nouvelle. Dans sa première année, le Parti n'a pas réalisé les espérances que les révolutionnaires avaient fondées sur lui ; il a piétiné, hésité, tâtonné dans sa politique ; sur lui pesait le passé réformiste du Parti Socialiste de Jaurès, de Renaudel et de Longuet. Il a, certes, depuis Tours, accompli un sérieux et grand travail d'organisation pour regrouper ses 130 000 adhérents, pour assurer et répandre sa presse, pour développer sa propagande. Mais il a manqué de direction politique. Le Comité directeur, absorbé par de petites besognes d'organisation et d'administration, n'a pas été un organe politique dirigeant au jour le jour la pensée et l'action du Parti ; le Parti Communiste a manqué, dans cette première année d'existence, de discipline et de conscience collective.
Dans la C. G. T., les politiciens de guerre sont restés les maîtres, mais contre eux s'est levée et a grandi la minorité syndicaliste révolutionnaire qui, à chaque congrès, marquait une très sensible avance. Avant le Congrès de Lille, déjà, la majorité confédérale cherchait à se débarrasser de la minorité et à provoquer la scission en excluant les syndicats minoritaires. Jouhaux et ses lieutenants ont battu en retraite, au Congrès de Lille, devant l'hostilité de la masse ouvrière à l'égard de leur politique de division du mouvement syndical. Mais, depuis Lille, la politique de scission continue, la majorité confédérale craint d'affronter un nouveau congrès où elle sera battue et cherche, en saisissant tous les prétextes, à obliger la minorité à la scission. Les exclusions de syndicats minoritaires se multiplient, la minorité risque ainsi de s'émietter et de s'user avant le prochain congrès. Il ne faut pas oublier que si la C. G. T. avait, pendant la guerre, groupé plus de deux millions d'adhérents, elle n'est pas restée sur ses positions. L'échec des grèves de mai 1920, dû à la trahison des chefs confédéraux, a vidé les organisations dont il ne subsiste plus guère que les cadres.
Ceux qui ont mené au sein de la C. G. T. la lutte âpre et tenace contre le réformisme» et qui sont groupés aujourd'hui dans l'organisation des C. S. R., ne se sont donné jusqu'à présent aucun programme positif. Ils sont dominés par la tradition syndicaliste révolutionnaire de l'ancienne C. G. T. Leur but, plus ou moins clair et conscient, est de remettre la C. G. T. sur la voie révolutionnaire où elle cheminait et bataillait avant la guerre. Sans doute, les syndicalistes sentent tous que des événements historiques considérables se sont produits dans le monde, qui doivent attirer l'attention et la réflexion de tons les révolutionnaires. Ils savent que ces événements nécessitent une mise au point de la pensée et de la tactique révolutionnaires. Les C. S. R. n'ont pas accompli ce labeur de pensée indispensable. Groupés sur le programme essentiellement négatif de la lutte contre Jouhaux, Merrheim et le réformisme confédéral, ils se sont contentés, au point de vue positif, de se réclamer de la tradition et du passé du syndicalisme révolutionnaire.
Ce manque de pensée et de programme révolutionnaire positifs est la grande faiblesse de la minorité. Au fond, il paralyse son action parce que, dès qu'elle quitte le terrain étroit de la lutte contre les majoritaires et qu'elle aborde les grands problèmes de la pensée révolutionnaire, elle rencontre en elle des oppositions et des courants divers qui, demain, si elle devenait majorité, empêcheraient tout labeur fructueux.
On peut distinguer, dans les C. S. R., quatre grands courant dont la force et l'influence sont diverses, mais variables, parce que ces tendances, comme l'organisme lui-même, cherchent encore l'expression de leur pensée et n'ont pas de programme précis, clairement exprimé. Dans la confusion générale des esprits, un groupement d'affinités se cristallise autour de quatre pôles principaux :
Inspirés par le Libertaire, ils sont nettement contre-révolutionnaires. Attachés à leur idéologie comme des croyants à leurs dogmes, fanatisés comme les dévots d'un rite, ils n'ont rien appris et ne veulent rien apprendre de l'expérience et de l'histoire. Ils s'en vont, répétant les formules apprises avant la guerre et la Révolution russe, comme le prêtre répète les formules du catéchisme ou de la liturgie. Comme tous les dogmatiques, ils sont incapables de renouveler leur pensée. Ils ne sont révolutionnaires qu'en formules. En réalité, ils ne comprennent rien à la révolution, et ils en sont devenus les ennemis, parce que les principes du vieux libéralisme bourgeois qui survivent dans leur idéologie libertaire les empêchent de comprendre les nécessités de la révolution sociale. Leur influence dans les C. S. R. est minime, mais il est certain que les tentatives faites par quelques camarades communistes pour subordonner le mouvement syndical au Parti tendent à la renforcer.
C'est ainsi que se nomment les anarcho-syndicalistes qui représentent l'ancien courant de la C. G. T. d'avant-guerre. Leurs porte-parole sont aujourd'hui Verdier, Besnard, Quinton, inspirés eux-mêmes par Griffuelhes. Moins figés que les anarchistes dans les formules du passé, plus en contact avec la vie et avec les luttes de la classe ouvrière, hommes d'action avant tout, ils sentent bien que l'histoire de ces dix dernières années a apporté quelque chose de nouveau dont les révolutionnaires doivent tenir compte. Mais ils n'ont pas entrepris ce travail de renouvellement de leur pensée ; ils trouvent plus commode de répéter les vieux clichés et d'en appeler à la tradition et au passé. La Charte d'Amiens, l'autonomie syndicale, le fédéralisme, l'anti-étatisme, le syndicalisme qui suffit à tout, sont tout autant de mots « tabou » qu'on répète à tout propos pour s'éviter la peine de penser et de formuler sa pensée. Mais sous ces formules du passé, la pensée de ces camarades est inquiète, hésitante. Entre quatre yeux, ils affirment volontiers que la Charte d'Amiens est vieillie et que l'histoire nécessite une révision, une mise au point des théories d'avant-guerre. Cependant, lorsque leur pensée se cherche et s'affirme, ils retombent dans l'ornière de la tradition, ils nient le rôle révolutionnaire du Parti Communiste. Pour eux, l'agent révolutionnaire reste la minorité agissante groupée dans la C. G. T., qui doit s'organiser pour être apte à diriger toute l'œuvre révolutionnaire.,
Ces camarades laissent au Parti, dans la lutte ouvrière, une étroite bande de terrain pour la lutte politique, ce qui signifie, dans leur phraséologie, la lutte parlementaire. Pour eux, le rôle du Parti est tout à fait secondaire, sinon superflu. Dans cette tendance se cristallisent certainement les théories du syndicalisme français d'avant-guerre, théories profondément révolutionnaires, théories d'avant-garde, au moment où elles étaient formulées et répandues par la C. G. T., en opposition au socialisme réformisme et votard, mais théories qui, après les expériences de la Révolution russe et des mouvements révolutionnaires subséquents à la guerre sont, sur bien des points, démolies par l'histoire. Chercher à faire revivre dans des circonstances historiques nouvelles et différentes un passé qui fut révolutionnaire n'est pas toujours faire preuve d'esprit vraiment révolutionnaire.
Cette tendance, bien qu'elle soit défendue par les secrétaires des C. S. R., n'est pas celle qui domine la minorité confédérale. Mais comme la tendance anarchiste, elle est renforcée par les tentatives de subordonner les syndicats au Parti.
Groupés autour de la Vie Ouvrière et inspirés par Monatte, Monmousseau, Rosmer, ils ont la direction spirituelle de la minorité syndicale. Sincèrement révolutionnaires, hommes de pensée et d'action, ils ont profondément renouvelé leur pensée révolutionnaire au contact de l'histoire. Le communisme s'est greffé sur le vieux tronc sain et vivace du syndicalisme révolutionnaire. Quand ils précisent leur pensée sur tous les grand problèmes de la révolution, ils le font dans le sens où les Congrès de l'Internationale Communiste l'ont fait. N'étant emprisonnés dans aucune idéologie, ils sont prêts à accepter sans préjugés tout ce qui est nécessaire au triomphe de la révolution. Cependant1, eux aussi se sentent les héritiers du passé et de la tradition confédérale, et, jusqu'à présent, ils n'ont pas fait l'effort nécessaire pour préciser complètement leur pensée actuelle, pour l'affirmer au dehors de petits cercles d'intimes, publiquement, dans la masse, dans un programme positif, clairement exprimé et largement déployé. Leur pensée s'est renouvelée sur tous les grands problèmes de la révolution, mais n'en a pas exploré tous les recoins. Ils hésitent et redoutent peut-être de tirer les conséquences nécessaires et logiques de leur révolution théorique sur le terrain tactique. Soucieux avant tout de vaincre la majorité confédérale, ils ont évité, au sein des C. S. R., de préciser leur pensée pour ne pas affaiblir la lutte minoritaire par des discussions intestines de tendances.
L'Exécutif de l'Internationale Communiste, à l'occasion du 3e Congrès, a critiqué l'activité ou plutôt l'inactivité du Parti français sur le terrain syndical, réclamant de lui qu'il prenne position et qu'il fasse pénétrer, par l'intermédiaire de ses membres syndiqués, les idées communistes dans les organisations professionnelles comme les anarchistes ou les syndicalistes y font pénétrer et défendent les leurs. Un certain nombre de camarades, parmi lesquels Loriot, Tommasi, par suite d'une interprétation, à mon sens erronée, des critiques et des décisions de l'Exécutif, ont répandu l'idée d'une subordination du mouvement syndical au Parti Communiste. Cette tendance a soulevé une vive émotion et des discussions passionnées dans les C. S. R. sur l'autonomie ou la subordination du mouvement. Ces velléités de subordonner le mouvement syndicaliste à la direction du Parti n'ont eu pour, résultat que de renforcer les tendances anarchistes et syndicalistes pures et de semer la dispute et la division parmi les syndicalistes communistes.
Quelle a été, quelle est l'attitude du Parti dans ces luttes de tendances et dans cette grave question syndicale ?
Le Parti s'est tu. Il n'a pris aucune directive. Il a largement ouvert les colonnes de l'Humanité à toutes les tendances, même à celles qui nient son rôle révolutionnaire. On trouve du reste des membres du Parti dans toutes les tendances, à l'exception peut-être de la tendance anarchiste. Il est encore des membres du Parti Communiste qui soutiennent Jouhaux et votent pour lui dans les congrès confédéraux. Tous les leaders en vue de la tendance syndicaliste pure : Verdier, Quinton, Griffuelhes lui-même, sont membres du Parti. La majorité des membres du Parti forme cependant le gros des troupes des syndicalistes communistes. Il est certain que cette attitude du Parti ne peut durer et, au Congrès de Marseille, en décembre, le Parti discutera la question syndicale et se donnera un programme, une politique syndicale. Quelle doit être cette politique ? Quelle doit être la tactique de l'Internationale Communiste à l'égard de ce problème ?
Il est nécessaire que le Parti affirme clairement et hautement son droit et son devoir de s'occuper activement de toutes les questions qui touchent à la vie et au développement du mouvement ouvrier, donc le droit et devoir de dire sa pensée dans les questions syndicales. Il doit faire front contre toutes les tendances, à l'exception de celles des syndicalistes communistes ; il doit les combattre avec énergie et sans merci, en mettant à la disposition de cette lutte, d'une façon exclusive, l'arme puissante et redoutable de sa presse quotidienne.
Il faut qu'après Marseille il n'y ait plus de place dans le Parti, ni dans ses organes, pour les majoritaires confédéraux et pour les syndicalistes purs qui nient ou réduisent a rien le rôle révolutionnaire du Parti. Le Parti doit nettement s'affirmer aussi contre la tendance qui veut la subordination des syndicats. Nous devons, sur ce point, préciser notre pensée et dissiper tout malentendu. Comme toutes les formules, les mots de subordination et d'autonomie syndicales ont pris en France un caractère absolu. On se bat sur ces mots, sans les définir, sans clairement exprimer la pensée qu'ils devraient traduire.
Pour nos camarades de la Vie Ouvrière, la subordination signifie une soumission mécanique, organique de l'organisme syndical à la direction du Parti. Il est nécessaire d'affirmer nettement que la subordination des syndicats au Parti n'a jamais été, à aucun moment et dans aucun pays, la pensée de l'Internationale Communiste. Ce que l'Internationale Communiste a réclamé de tous ses Partis, c'est que, par l'intermédiaire de leurs membres syndiqués, ils fassent pénétrer dans le mouvement syndical les idées révolutionnaires du communisme, que les communistes restent dans les syndicats, comme dans toute leur vie, des membres disciplinés et conscients du Parti. C'est donc par le travail, par la propagande, par le dévouement des communistes à la cause syndicale, que nous avons toujours compris que le Parti gagnerait la confiance de la classe ouvrière et l'influence dans les milieux syndicaux. C'est là une question de confiance et non une question d'autorité. Si le Parti, par sa politique révolutionnaire intelligente, sait donner à la classe ouvrière en lutte des directives judicieuses qui la renforcent et la mènent à la victoire, il gagnera sans nul doute la confiance des grandes masses et l'autorité morale, qui est faite de confiance et non d'autorité mécanique sur elles et sur leurs organisations professionnelles. Nous pensions qu'en France, comme dans d'autres pays, ce travail de propagande pourrait se faire par de petits comités ou noyaux communistes dans les organisations professionnelles. Mal interprétée et mal comprise, notre pensée a provoqué l'opposition d'une grande partie des camarades syndicalistes communistes. Le « noyautage » est devenu un de ces mots « épouvantails » qu'on prononce à tout propos, non pour préciser une idée, mais pour effrayer. Nous pensons que devant ce malentendu, le Parti français et l'Internationale Communiste doivent abandonner l'idée du « noyautage » et que leur politique doit tendre à une entente et à une collaboration aussi étroites que possible avec les syndicalistes communistes.
Nous l'avons dit déjà : sur tous les grands problèmes de la révolution sociale, les syndicalistes sont en accord avec nous. Toute la collection de la Vie Ouvrière en est déjà un témoignage sincère et éloquent. Dans des conversations privées, dans des discussions entre camarades, nous avons abordé avec Monatte, Monmousseau et d'autres camarades de cette tendance, les questions sur lesquelles nous aurions pu avoir des divergences sensibles : dictature du prolétariat, centralisme révolutionnaire, armée rouge, police révolutionnaire, suppression des libertés pour tous les contre-révolutionnaires ; sur toutes ces questions, nous n'avons rencontré aucune divergence. Nous nous sommes sentis profondément d'accord sur la base des thèses votées par les congrès de l'Internationale Communiste. Volontiers, ces camarades admettent que leur pensée d'aujourd'hui est beaucoup plus proche de la nôtre que du vieux syndicalisme révolutionnaire imprégné d'anarchisme. Nous devons leur demander, dans l'intérêt de notre cause commune, de ne pas affirmer cette pensée nouvelle seulement dans des cercles restreints ou incidemment dans un article, mais de la poser clairement, hardiment, comme une base sur laquelle, eux et nous, pourrons nous appuyer pour aller plus loin dans la confrontation de notre pensée et pour discuter en bons camarades les problèmes de tactique que posent les relations entre les syndicalistes révolutionnaires et les communistes.
Nous sommes d'accord avec eux aussi et sans aucune espèce de réserves, pour affirmer que les relations entre le Parti Communiste et le syndicalisme révolutionnaire ne sauraient être la subordination de l'un à l'autre. Mais il ne suffit pas de proclamer l'autonomie organique du mouvement syndical à l'égard des partis politiques pour solutionner le problème. Que nos camarades le veuillent ou non, le Parti Communiste existe, qui s'efforce de devenir un parti révolutionnaire, qui a une presse puissante et une influence incontestable sur la masse ouvrière et sur des couches importantes de la petite paysannerie. Les syndicalistes ne peuvent ignorer ce Parti révolutionnaire. Tout révolutionnaire comprendra la nécessité de coordonner et d'unir aussi étroitement que possible toutes les forces révolutionnaires contre la bourgeoisie coalisée. Dans la Vie Ouvrière, à plusieurs reprises, les camarades syndicalistes ont affirmé cette nécessité pour eux de tenir compte du Parti Communiste. Dans la Vie Ouvrière (numéro 120, 19 août 1921), un article de Sémard affirme entre autres :
Le Parti Communiste n'est pas la propriété de quelques politiciens, c'est l'organisation dans laquelle sont groupés des milliers d'ouvriers et de paysans non syndicables, qui ont secondé et seconderont encore les syndicalistes dans leurs mouvements sociaux.
Le syndicalisme se suffit à lui-même, mais il ne peut dédaigner les forces organisées susceptibles de l'aider dans l'œuvre de transformation sociale ; il ne doit pas combattre le communisme, qui est un moyen d'émancipation, une étape vers une transformation plus profonde ; le combattre, c'est combattre la révolution.
Dans le même numéro, Monatte lui-même, parlant de la Charte d'Amiens, après avoir déclaré « qu'elle ne répond pas » à tous les problèmes qui se posent aujourd'hui, affirme :
Depuis 1906, les situations respectives des syndicats et du Parti se sont modifiées. Nous avons une C. G. T. millerandiste et un Parti Communiste faisant effort pour devenir un parti révolutionnaire.
...Le syndicalisme pourra-t-il ignorer et faire fi des autres forces révolutionnaires ? C'est impossible.
Ainsi donc, dans les milieux syndicalistes révolutionnaires, on compte avec l'existence du Parti Communiste, mais la confusion la plus absolue règne quant au rôle que peut et doit jouer, le Parti Communiste dans la révolution sociale. Or, on ne peut solutionner la question des rapports entre syndicalistes et communistes que si l'on jette de la clarté sur ce point du débat. Beaucoup de syndicalistes communistes ont adhéré au Parti après le Congrès de Tours. Mais ils sont restés comme en marge de son organisation et de son action. C'est dans le milieu des syndicalistes appartenant au Parti que j'ai entendu les critiques les plus vives et les plus passionnées de l'activité du Parti. Ces camarades considèrent le Parti comme quelque chose d'étranger à eux, comme la propriété privée de quelques politiciens et de journalistes de profession. Ils ne sentent pas que le Parti, c'est eux, et que ses faiblesses sont le fruit de leurs faiblesses à eux. Pourquoi ont-ils adhéré au Parti s'ils ne voulaient pas prendre part à sa vie, s'ils ne voulaient pas employer toute leur influence à poursuivre l'épuration commencée à Tours et à accentuer son caractère révolutionnaire ? Dans une rencontre d'une trentaine de ces camarades, plusieurs ont répondu à cette question en affirmant qu'ils n'avaient adhéré au Parti que pour lui prouver leur sympathie au moment où il accomplissait son œuvre de redressement, ou dans le but d'étendre par lui la propagande révolutionnaire dans les milieux que le syndicalisme ne peut atteindre. Eux aussi, tout en adhérant au Parti, ignorent ou nient son rôle d'agent actif de la révolution. Cette tâche reste pour eux celle du syndicalisme révolutionnaire.
C'est bien là la situation dans laquelle se débat la pensée révolutionnaire de nos camarades syndicalistes. Ils ont conservé du vieux syndicalisme l'idée que le syndicalisme suffit à tout et, bien que tenant compte de l'existence d'un parti révolutionnaire, ils sont fort embarrassés de sa présence, ne savent quel rôle lui attribuer dans la lutte commune et le considèrent presque fatalement comme une espèce de concurrent contre lequel il faudra peut-être batailler.
La pensée de Monatte, qui perce de temps à autre dans ses articles et qu'il a affirmée encore dans nos conversations personnelles, c'est la vieille idée syndicaliste : une minorité révolutionnaire consciente, groupée en syndicats, entraîne la masse ouvrière à la lutte et la prépare à la révolution. Si le syndicalisme ne suffit pas à toute l'œuvre révolutionnaire, il doit chercher à développer ses organismes, à étendre son action pour y suffire le plus possible ; il doit tendre à y suffire complètement. Monatte se rend parfaitement compte que s'il veut être apte à réaliser toute l'œuvre révolutionnaire, le syndicalisme perdra son caractère corporatif, cessera de grouper les grandes masses prolétariennes en lutte pour des avantages économiques pour devenir de plus en plus un groupement d'affinités qui prendra de plus en plus le caractère d'un parti politique. C'est sans doute un parti politique spécial, se recrutant essentiellement parmi les travailleurs syndiqués et ayant comme principal terrain de propagande et d'action, le syndicat. Monatte admet volontiers que ce serait un parti politique, un groupement d'affinités. Mais, comme son programme ne différerait pas essentiellement du programme communiste, ce serait la formation d'un second Parti Communiste. Monatte pense que ce dualisme ne nuirait pas à l'action révolutionnaire et qu'entre les deux Partis Communistes s'établirait une espèce d'émulation toute profitable au développement révolutionnaire. Cette pensée ne résiste pas à la critique. La France n'est pas si riche en forces révolutionnaires et communistes pour pouvoir se payer le luxe d'avoir deux Partis Communistes qui feraient une espèce de concours de vitesse sur la piste révolutionnaire. Celte émulation dégénérerait bien vite en luttes et en conflits douloureux auxquels la classe ouvrière, ne comprendrait pas grand'chose. Comme l'âne de Buridan, elle serait la victime de l'existence de ces deux pôles d'attraction qui se disputeraient sa conquête.
Monatte se trompe du reste étrangement quand il affirme que l'union de tous les travailleurs se fera instinctivement et mécaniquement dans cette C. G. T. révolutionnaire communiste où s'associeraient les tendances diverses. Plus ce parti syndicaliste s'efforcerait de préciser sa pensée et son programme révolutionnaire, plus il se préparerait, à accomplir toute l'œuvre révolutionnaire : plus aussi les tendances opposées qui sont aujourd'hui dans les C. S. R. se heurteraient et violemment s'opposeraient. A elle seule, la question essentielle de la dictature du prolétariat a suffi à dresser les anarchistes et les syndicalistes purs. Et Monatte connaît trop la situation intérieure des C. S. R. pour se faire beaucoup d'illusions sur la tentative de réaliser ce nouveau Parti Communiste syndicaliste. Il est encore loin d'exister et, si même il avait vie, toute la question de ses rapports avec l'autre Parti Communiste resterait ouverte et non résolue, et le devoir de tous les révolutionnaires resterait la coordination de leurs efforts.
Monmousseau, dans les conversations que nous avons eues, l'a compris ; il admet que le Parti ait un rôle à jouer, tant dans la préparation révolutionnaire que dans la révolution elle-même. Il faudrait, selon lui, qu'il y eut une division du travail et que, tandis que les syndicalistes prépareraient la prolétariat à toute l'œuvre révolutionnaire, le Parti se contentât d'une propagande parmi les intellectuels et les paysans, que les syndicalistes ne peuvent, atteindre, dans le but sinon de les entraîner à la révolution, du moins de les neutraliser dans la lutte. Dans l'œuvre révolutionnaire elle-même, Monmousseau pense que le Parti pourrait fournir au gouvernement prolétarien les diplomates et les financiers du nouveau régime, parce que les syndicats ne pourraient fournir les éléments suffisamment préparés à ces besognes.
Il va sans dire que cette espèce de division du travail, accordant aux syndicats l'activité purement prolétarienne et n'attribuant au Parti que le travail parmi les classes moyennes et les petits paysans, ne saurait être une solution admissible pour nous. Le Parti deviendrait bien vite et fatalement, un parti petit-bourgeois. Jamais un Parti Communiste ne pourrait admettre d'abandonner le travail dans les milieux prolétariens. Son œuvre de neutralisation et d'entraînement des petits paysans et des intellectuels n'aura une portée vraiment révolutionnaire que si elle est faite par un parti prolétarien sous le contrôle et l'inspiration constante du prolétariat des usines. Du reste, la division du travail présuppose une direction unique, une liaison entre les organismes qui collaborent à la même œuvre, et la question reste ouverte. Nous pensons que la seule, l'unique solution du problème est dans l'adhésion réelle et active de tous les syndicalistes communistes au Parti et dans l'abandon par eux de cette idée que le syndicaliste peut suffire à toute l'œuvre révolutionnaire.
C'est la conclusion à laquelle, logiquement, a abouti Rosmer ; c'est celle qu'il discute avec ses vieux amis de la Vie Ouvrière. Nous n'ignorons pas que cette solution se heurte à une espèce de prévention instinctive contre tout ce qui est parti politique. Cette prévention provient sans doute largement de l'héritage de la vieille C. G. T. ; mais des révolutionnaires doivent être prêts à s'affranchir de tous les vieux préjugés, même lorsqu'ils viennent d'un passé cher et qu'ils sont entretenus par l'attitude actuelle du Parti Communiste. Car cette prévention provient aussi du fait que le Parti n'a pas, dans le courant de cette dernière année, justifié toutes les espérances qu'on avait mises en lui. Mais les syndicalistes communistes, au lieu de saisir ce prétexte pour en nourrir leurs vieux préjugés contre le Parti, devraient, au contraire, considérer que leur devoir de révolutionnaires est de faire de ce Parti neuf et jeune, de sa presse puissante et de son influence, un organe véritablement révolutionnaire, le groupe d'affinités où se rencontrent tous les communistes à côté de leurs syndicats professionnels autonomes, où ils rencontreront et combattront le réformisme et les diverses formes de l'anarchie.
Nos camarades de la Vie Ouvrière, que ces problèmes troublent certainement, ont pris l'habitude de se taire et de rester dans l'expectative. Avec eux, nous avons discuté longuement dans des conversations privées. Nous pensons que ces problèmes intéressent toute la classe ouvrière de France et non un cercle restreint de militants seulement ; c'est pourquoi nous engageons aujourd'hui la discussion publique et fraternelle avec eux, espérant qu'ils feront comme nous un effort pour préciser leur pensée et qu'ensemble, sincèrement et cordialement, nous arriverons à une solution d'où les préoccupations de chapelles seront bannies et qui profitera uniquement au développement du mouvement révolutionnaire en France.
Note
1 Les critiques qui vont suivre s'appliquent à Monatte et à Monmousseau, mais non à Rosmer, dont la pensée est en parfait acccord avec celle de l'Internationale Communiste et de l'Internationale syndicale rouge. Au reste, Humbert-Droz le reconnaît lui-même à la fin de son article. — N.D.L.R.