1932

Des communistes, anciens du KAPD, veulent contester, en 1932, la vision de l'avenir envisagée par Trotsky à propos de la marche de Hitler vers le pouvoir.
Une brochure des "Roten Kämpfer" (Combattants rouges). Auteur Arthur Goldstein ?
Traduction : Jean-Pierre Laffitte ; notes (à l'exception de la 8) : Philippe Bourrinet
Cf. Olaf Ihlau, Die Roten Kämpfer, ein Beitrag zur Geschichte der Arbeiterbewegung in der Weimarer Republik und im Dritten Reich, Politladen, Erlangen 1969.

[Collectif "Roten Kämpfer" : Alexander Schwab,
Karl Schröder, Arthur Goldstein]

Le trotskysme peut-il réellement vaincre ?

Kann der Trotzkismus wirklich siegen ?

LE TROTSKYSME PEUT-IL RÉELLEMENT VAINCRE ? 1

Les perspectives

Trotski s’est toujours exprimé avec générosité, mais ses perspectives se sont révélées erronées. C’est ainsi qu’en 1921, lors du IIIe Congrès du Komintern, il prédisait, à une date indiquée avec précision, l’affrontement entre l’Angleterre et l’Amérique :

« Nous avions la paix armée avant la guerre. L’on se disait qu’il y avait deux trains ferroviaires qui roulaient à la rencontre l’un de l’autre sur la même voie et qu’ils allaient obligatoirement entrer en collision. Mais la station de chemin de fer n’était pas connue, et l’heure n’était pas notée dans le calendrier. Ici, nous l’avons déjà inscrite dans le calendrier mondial de l’histoire. Cela se produira nécessairement en 1923 ou 1924. Ou bien l’Angleterre dit : je serai écartée et je deviens une puissance de second ordre, ou bien l’Angleterre doit jeter maintenant toute la force héritée de son grand passé dans un jeu cruel et mettre toute la mise de son destin en une seule carte dans un temps tout à fait limité. » (Procès-verbal, p. 86) 2 .

Entre-temps, ce ne sont pas trois, mais onze années, qui se sont écoulées : l’Angleterre n’a pas mené la guerre contre l’Amérique, n’a pas été reléguée non plus au rang de « puissance de second ordre » dans le sens que Trotski lui donnait.

L’appréciation de Trotski sur la situation allemande nous rappelle l’ancienne. Son diagnostic il vient de le publier en mars 1932 dans l’écrit : Et maintenant ? 3 :

« Les contradictions du capitalisme allemand sont arrivées à présent à une telle tension qu’elle doit être suivie inévitablement par une explosion. La capacité d’adaptation de la social-démocratie a atteint la limite où son autodestruction se dessine déjà. Les erreurs de la bureaucratie stalinienne en sont arrivées à un terme où s’annonce la catastrophe. C’est la formule trinitaire qui caractérise la situation de l’Allemagne. Tout ne tient qu’à un fil. » (p. 6).

Aujourd’hui la révolution ou bien demain la victoire du fascisme de Hitler :

« La bataille générale doit être livrée avant que la dictature bureaucratique de Brüning ne soit remplacée par le régime fasciste… ». (p. 22).

Entre-temps, le SPD mettait à exécution la manœuvre du “front de fer” afin de renforcer sa position parmi les masses, le gouvernement Papen-Brüning 4 prenait la relève, et les chances très élevées des nationaux-socialistes s’amenuisaient. Au lieu de l’“explosion”, c’est une situation de consolidation sans relâche de la dictature capitaliste-monopoliste qui se développait. Trotski doit prolonger le délai en association avec les dirigeants du KPO 5 et du SAP 6 qui partageaient ses perspectives. Il le fait non sans s’engager aussitôt une fois de plus sur une nouvelle date. C’est ainsi qu’il prévoit dans son écrit daté de la mi-septembre 1932, La seule voie 7 , la fin rapide du gouvernement Papen-Brüning. Si le gouvernement ne s’unit pas avec le Centre et les nationaux- socialistes, il devrait gouverner de manière dictatoriale. Pendant combien de temps ? :

« Pas pendant cent jours, car ce serait une estimation trop large. La Reichswehr ne tranche pas, Schleicher ne suffit pas. La dictature extra-parlementaire des junkers et des magnats du capital financier est assurée seulement par les méthodes d’une guerre civile de longue durée et impitoyable. » (p. 11).

Le gouvernement von Papen a commencé ses « cent jours » au moins depuis les élections du 31 juillet. Fin octobre, début novembre 1932, il devrait - selon Trotski - être remplacé par un régime de guerre civile national-socialiste. Mais Trotski devra de manière vraisemblable fixer simplement un nouveau délai à ce moment-là, car, premièrement, la bourgeoisie d’Allemagne, par suite de l’état réel du mouvement ouvrier, n’a aucune raison, sans nécessité ultime, de prendre le risque d’une effroyable guerre civile, et, deuxièmement, elle ne songerait pas, même en cas de la mise en place de la terreur national-socialiste, à livrer à Hitler par exemple l’appareil d’État dans une mesure décisive. Mais Trotski conteste cela avec la plus grande véhémence. Il ne veut pas reconnaître que la dictature qui grandit en Allemagne est la dictature du capital des monopoles. Il présente le fascisme comme une force autonome à côté de la bourgeoisie à laquelle « elle a recours » pour pouvoir « se débarrasser complètement de la pression des organisations ouvrières » :

« C’est ici que commence la fonction historique du fascisme. Il remet sur pied les classes qui s’élèvent au-dessus du prolétariat et qui craignent d’être précipitées dans ses rangs, il les organise et les militarise avec les moyens du grand capital, sous couverture de l’État officiel, et il les aiguille vers la destruction des organisations prolétariennes, des révolutionnaires aux plus modérées » (Et maintenant ?, p. 5).

« Le fascisme est un système d’État particulier fondé sur l’éradication de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. […] Cela signifie détruire toutes les organisations indépendantes et volontaires, supprimer tous les points d’appui du prolétariat et éradiquer les résultats de trois-quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats » (Et maintenant ?, p. 5).

« … le fascisme n’a pas besoin de cet article ; il n’a pas besoin de tolérance, mais il a besoin de se débarrasser de la social-démocratie » (La seule voie, p. 19).

Le fascisme commence d’après Trotski là où toutes les organisations ouvrières sont détruites, et donc, à côté de la social-démocratie et des syndicats libres, apparemment aussi les organisations chrétiennes, etc. Cette conception est si grossière et rudimentaire qu’elle sied mal à un homme qui parle sur un ton de la plus grande arrogance de l’“ignorance” de certains, mais qui ignore pourtant les véritables éléments constitutifs de base de l’évolution allemande.

Toujours est-il que c’est là vraiment la méthode généralement habituelle des bolcheviks. Trotski se différencie ici bien moins qu’il ne le croit de Staline, à qui il reproche sa méconnaissance de la situation allemande et son ignorance. Tous les bolcheviks, y compris Lénine, ne se sont jamais efforcés de parvenir à un examen attentif, patient et consciencieux, des conditions de la révolution dans les pays européens hautement développés. Ils ont toujours rendu encore plus grossier leur jugement déjà en soi rudimentaire sur ces conditions par des attaques mal fondées, mais violentes.

Le fascisme allemand et le schéma italien

Nous désirons conserver la patience que Trotski n’a pas et discuter encore une fois de l’énorme différence qui existe entre l’évolution allemande et l’évolution italienne : en Italie, le fascisme a vaincu avec l’établissement provisoire de la dictature des classes moyennes parce que la bourgeoisie considérablement plus faible était épuisée et sans volonté après les convulsions de la crise d’après-guerre, tandis que le prolétariat s’était vidé de son sang dans une insurrection perdue. La classe ouvrière italienne était déjà vaincue lorsque Mussolini s’est emparé du pouvoir qui était littéralement à ramasser dans le ruisseau. Mais la résurgence de la bourgeoisie a transformé la dictature petite-bourgeoise en une dictature par intérim du grand capital. Le fascisme italien est aujourd’hui, d’après son contenu de classe, une dictature qui a été transmise au capital monopoliste. La liaison étroite entre la politique économique de l’État et la structure capitaliste a créé un appareil d’État de type monopoliste et avec une articulation étatique- économique stricte, qui (…) incarne la dictature du grand capital. Trotski lui-même ne peut pas contester que le régime italien soit arrivé, dans ses répercussions, au même contenu social que le régime allemand actuel que Trotski, dans son penchant insurmontable pour les fausses analogies historiques, qualifie de “bonapartiste”.

« Le fascisme aboutit en effet en fin de compte, comme l’exemple italien le montre, à une dictature militariste-bureaucratique de type bonapartiste » (La seule voie, p. 9).

Bien que le gouvernement Papen-Schleicher soit désigné par Trotski comme une “forme cultivée” du bonapartisme, il doit, à son avis, être mis à bas par un coup d’État de Hitler dans le style de celui de Mussolini. Le fascisme de Hitler doit, selon Trotski, remplacer le “bonapartisme” de Papen pour en arriver, après “une série d’années”, au bonapartisme. C’est dans ce cercle vicieux que Trotski se déplace parce qu’il ne veut pas ou ne peut pas reconnaître la position historique et sociale de la bourgeoisie allemande.

En dépit des secousses provoquées par la crise mondiale, la bourgeoisie d’Allemagne est incomparablement plus solide que la bourgeoisie italienne. Elle s’oriente vers la consolidation de sa dictature sans abandonner le pouvoir. Certes, la crise a laissé de fortes traces sur le capital monopoliste allemand. Mais c’est précisément pour cela qu’il exploite tous les moyens de l’appareil d’État qui est à sa disposition pour se redresser grâce une politique monstrueuse d’avantages fiscaux et de subventions, ainsi qu’à l’offensive durable de réduction des salaires présentée par l’État au détriment non seulement du prolétariat, mais justement aussi des couches moyennes et des couches de la petite et moyenne propriété capitaliste. Étant donné que le prolétariat a disparu pour le moment présent comme facteur sérieusement agissant, la bourgeoisie monopoliste représente, par rapport aux couches brisées du petit et moyen capitalisme, le groupe de loin de plus puissant, qui, en dépit de tout le changement de personnel, continue de consolider avec pas mal de détermination, position après position, sa dictature, qui ne considère pas les fils juridiques retors de la Constitution de Weimar comme des obstacles et qui laisse la démocratie parlementaire dépérir d’elle-même.

Trotski déclarait en revanche que le gouvernement Brüning était « la dictature de l’impuissance bureaucratique » (Et maintenant ?, p. 22). Et il considère le gouvernement Papen comme « encore plus faible que son prédécesseur » (La seule voie, p. 9). Il devrait se renseigner auprès des prolétaires allemands pour savoir s’ils ressentent le fouet de la faim et le poing de la police comme une « impuissance bureaucratique » et non pas comme des expressions d’une dictature d’intérêts systématique du grand capitalisme.

L’une des erreurs principales de Trotski est qu’il met sur le même pied la bourgeoisie allemande et les bourgeoisies italienne et russe, alors qu’il existe, entre les bourgeoisies globalement faibles et économiquement arriérées de la Russie de la guerre et de l’Italie de l’après-guerre et le capitalisme monopoliste allemand développé, la même différence qu’entre l’entreprise capitaliste individuelle et le trust de grande envergure. Trotski ne voit que le “capital financier” qui soutient Hitler, et il considère les changements dans l’État et l’économie, qui sont qualifiés de fascisation, comme des changements ayant un « caractère mineur » ! (Et maintenant ?, p. 17).

La coalition de la bourgeoisie financière avec la petite-bourgeoisie sociale et idéologique se tenant sous le commandement de Hitler, coalition qui se place justement sous la direction de cette même petite-bourgeoisie, apparaît à Trotski comme primordiale ; en revanche, le regroupement économique-politique de la bourgeoisie lui apparaît comme “mineur” ! En réalité, le “capital financier”, le seul dont il parle, c’est-à-dire le capital bancaire qui domine l’industrie, est dans l’ensemble une étape dépassée de l’évolution du capitalisme allemand. En Allemagne, c’est le capital monopoliste qui domine, c’est-à-dire le capital des trusts qui absorbe les branches décisives du crédit et de la banque de même qu’également le capital commercial. Dans le capital monopoliste, les différentes branches du capital qui étaient auparavant autonomes ont maintenant fusionné. Et par voie de conséquence, les différentes fractions politiques de la bourgeoisie sont elles aussi pratiquement abolies. Seuls les grands propriétaires terriens sous direction féodale ont encore conservé un degré effectif d’autonomie, et ce principalement pour des raisons politiques. La bourgeoisie n’est encore aujourd’hui dans sa partie déterminante que l’une des fractions du capital monopoliste, c’est-à-dire celle qui annexe l’État pour sa politique économique directe. Étant donné qu’elle a besoin du soutien des grands agrariens pour cette politique, elle doit accorder à la noblesse féodale la place d’une seconde fraction dans l’espace étroit de la dictature du capitalisme des monopoles. Ce qui s’avère être sur le plan économique l’émergence des formes d’un capitalisme d’État se manifeste sur le plan politique par la formation d’un État économique monopoliste dans lequel le capital des trusts concentre les fonctions de son pouvoir politique et de sa politique économique. Il est certain que ce processus de fascisation du capital monopoliste n’est pas encore clos, mais il s’impose avec un rythme de plus en plus rapide. Pour la bourgeoisie capitaliste monopoliste, il n’y a plus de nécessité de maintenir le parlementarisme qui existait auparavant comme forme de pouvoir alors qu’elle passe en même temps, afin de dissimuler son attaque économique sur les travailleurs, à la dictature directe. Mais cela, c’est le fascisme.

Si le maintien de la démocratie formelle des bulletins de vote s’est effectué de manière objective sous Brüning essentiellement pour des raisons de camouflage du régime en voie de fascisation, il a eu lieu sous le cabinet qui a suivi afin qu’il se discrédite et s’anéantisse lui-même. La politique parlementaire du KPD, soutenue par Trotski, permet du reste à la bourgeoisie de maintenir quand même encore devant de larges milieux d’ouvriers allemands ayant des sentiments révolutionnaires la fiction du bulletin de vote.

La dictature capitaliste monopoliste développée n’est pas encore un état achevé en Allemagne. Toute politique monopolistique accentue les méthodes de dictature et de pression dirigées contre le prolétariat, mais elle fait ressortir en même temps de manière de plus en plus claire la suprématie grand-capitaliste vis-à-vis des autres couches de la société. Les différences entre Hitler et la bourgeoisie monopoliste, qui se sont développées après les élections au Reichstag du 31 juillet, ne sont en réalité que des phases dans la lutte pour le reclassement du mouvement hitlérien dans le système de la dictature grand-capitaliste. La bourgeoisie allemande veut dicter à Hitler ses conditions capitales, récuser ses prétentions au pouvoir les plus mégalomanes, afin d’avoir à sa disposition son armée de guerre civile comme réserve de terreur permanente contre le prolétariat sans livrer à Hitler la totalité du pouvoir d’État. Vraisemblablement, le NSDAP est encore directement ou indirectement incorporé au gouvernement dictatorial, mais selon la même manière “légale” avec laquelle la dictature capitaliste monopoliste s’est imposée jusqu’ici. Ce n’est pas le national-socialisme qui l’emporte en rompant avec la grande bourgeoisie, mais celle-ci impose ses tendances fascistes dans la continuation et le perfectionnement du processus de réorganisation économique-politique de ses méthodes de domination et de gestion de l’économie. Le national-socialisme est seulement la base de masse la plus importante de cette dictature grand-capitaliste et cette menace permanente de terreur contre les travailleurs.

Les évènements politiques depuis l’élection du président du Reich ont fait clairement apparaître dans quelle disproportion se trouvent la force effective du NSDAP et ses prétentions au pouvoir. Hitler a perdu dans la lutte du bulletin de vote contre Hindenburg. Le gouvernement du Reich a supprimé le cabinet prussien à moitié social-démocrate pour retirer au NSDAP l’appareil administratif du grand État allemand. Le NSDAP a pris son élan pour s’opposer à la dissolution du Reichstag nouvellement élu. Mais à la fin il s’est soumis, de même qu’il a battu en retraite dans le conflit en Prusse relatif à la question de la discipline des fonctionnaires. Même Trotski doit reconnaître ces événements. Dans La seule voie, il essaie de s’ouvrir la ligne d’une retraite par rapport à sa théorie de la dernière heure :

« En outre, il n’est pas exclu que le point culminant de Hitler soit déjà derrière lui. La période bien trop longue de l’expectative et la nouvelle barrière sur son chemin sous forme du bonapartisme affaiblissent indubitablement le fascisme, renforcent ses frictions internes et peuvent diminuer sa pression de manière significative. » (p. 45).

Qu’était-il dit déjà dans Et maintenant ? : « Tout ne tient qu’à un fil ! ». En revanche, la postface à La seule voie, conformément aux événements réels qui sont intervenus, doit constater :

« Le fait que les différentes fractions de la grande, moyenne et petite, bourgeoisie mènent une lutte déclarée pour le pouvoir sans craindre un conflit extrêmement risqué démontre que la bourgeoisie ne se voit pas menacée dans l’immédiat par le prolétariat. » (p. 60).

À notre avis, qui avait déjà évalué quelque peu avant Trotski les faits allemands tels qu’ils étaient, Trotski oppose, avec le grand geste de l’homme supérieur, les mots suivants : «Marx a déjà expliqué il y a longtemps à Weitling que l’ignorance de mène à rien de bon» (Et maintenant ?, p. 48, en note). Mais cela concerne non seulement Weitling 8 , mais aussi Trotski. S’il s’était efforcé de comprendre et d’évaluer de manière plus consciencieuse les rapports véritables en Allemagne, il ne se serait pas mis dans la situation du prophète qui doit lui-même remettre en cause ou révoquer dans les plus brefs délais ses propres prévisions qui avaient été exposées avec un aplomb autoritaire.

Petite-bourgeoisie et dictature capitaliste

Le fait que la physionomie politique d’une époque soit déterminée par la classe économiquement dominante fait partie des révélations fondamentales du marxisme. Il reste réservé au réformisme de nier ce fait et de prendre les événements qui se déroulent dans la salle des pas perdus du parlement pour des forces déterminantes de l’évolution politique. C’est la raison pour laquelle, logiquement, il a dû fixer sans cesse son regard sur la démocratie formelle et voir uniquement dans les succès du NSDAP une mise en danger de cette démocratie. Le fascisme et le national-socialisme, c’est du pareil au même - telle a été la formule constante de la social-démocratie, grâce à laquelle elle a détourné la plus grande partie des ouvriers d’œuvrer réellement au changement des méthodes capitalistes de domination. Le regroupement des forces du grand capitalisme débouche sur le processus de fascisation dans lequel la bourgeoisie des monopoles se servait aussi bien des gouvernements se détachant du parlementarisme que de leurs organes, comme précédemment du parlementarisme “démocratique”. La dictature démocratique du capital s’est transformée en dictature fasciste tandis que les masses ouvrières réformistes laissaient distraire leur attention des mouvements décisifs de leur ennemi de classe et n’opposaient, dans l’intérêt du “combat” parlementaire contre le NSDAP, pas la moindre résistance au fascisme légal de la bourgeoisie.

Il reste réservé à Trotski et à une série d’autres bolcheviks d’opposition de couvrir ce reniement du point de vue de classe dans la question du fascisme du fait de la mise en équivalence du fascisme et du national-socialisme. Cette position signifie pourtant, pas plus et pas moins, le fait que les petits-bourgeois et les couches paysannes, qui dépendent toujours d’autres classes dans la société bourgeoise avancée, pourraient parvenir à s’élever de manière dictatoriale au-dessus de la bourgeoisie et du prolétariat, c’est-à-dire à devenir donc, indépendamment de la répartition des forces, de leur obéissance à des lois économiques et sans base économique de pouvoir, le facteur déterminant de la société capitaliste monopoliste. Trotski prend très sérieusement cette position-là quand il parle : « de l’importance décisive que l’autodétermination des masses populaires petites-bourgeoises possède pour le destin de l’ensemble de la société bourgeoise » (La seule voie, p. 12).

Il constate que les « magnats du capital financier » sont dans l’impossibilité « de venir à bout du prolétariat uniquement par leurs propres forces » (La seule voie, p. 13). Naturellement, les « magnats du capital financier » ne réussissent à obtenir absolument rien « que par leurs propres forces ». Pour cela, ils ont leurs organes du pouvoir d’État, et pour cela ils se servent également de la petite-bourgeoisie, aujourd’hui sous la forme du fascisme de Hitler. Mais ce qui est essentiel, c’est que justement ils se servent et peuvent se servir de la petite-bourgeoisie parce qu’ils sont les plus forts au sens économique et politique de classe. Trotski renverse ce rapport avec la constatation suivante :

« Alors même qu’elle se sert du fascisme, la bourgeoisie le craint » (La seule voie, p. 13).

Pour changer, Trotski, pour justifier la peur que la bourgeoisie monopoliste a du coup d’État fasciste, fait référence à Pilsudski ! Il ne veut pas voir qu’il existe une différence fondamentale entre la nature et la structure ainsi que la voie des dictatures dans des pays à prédominance agraire-petite-bourgeoise, qui ont une bourgeoisie faible et économiquement dépendante, et celles de la dictature du capital monopoliste hautement développé dans un pays industriel avancé. C’est pourquoi il ramène toutes ces dictatures à un schéma unique et il modèle ce schéma sur les méthodes politiques des luttes en Russie, c’est-à-dire à nouveau dans un pays avec une grande majorité de paysans, qui a donc des conditions incroyablement arriérées de la lutte de classe.

Trotski constate que la réalité de l’“alliance de classe” a existé entre les ouvriers et les paysans dans la Révolution d’Octobre. C’est la raison pour laquelle il croit que les travailleurs peuvent eux aussi arriver à une alliance de classe identique dans les pays hautement capitalistes. Comme les réformistes qui se défilent devant la révolution, il attribue par conséquent à la petite- bourgeoisie « une importance décisive » pour le « destin de la société bourgeoise dans son ensemble » et il nie la question de savoir si la petite-bourgeoisie « est condamnée à rester jusqu’à la fin de sa vie un instrument entre les mains du capital » (La seule voie, p. 15). Cela veut dire pour lui : elle peut devenir le support d’une dictature fasciste par-delà la bourgeoisie et le prolétariat, ou bien elle peut devenir l’alliée de classe des travailleurs. Il ne voit même pas là que la voie des petits-bourgeois et des couches paysannes allemandes conduit forcément sur le plan économique au national-socialisme par le fait de la destruction de la base d’existence de ces couches liées à la propriété privée par le développement du capitalisme des monopoles. Le fascisme hitlérien est précisément la forme de la rébellion réactionnaire de la petite-bourgeoisie contre son déclin économique. En tant que couche sociale, elle doit se montrer réactionnaire et devenir ainsi inconsciemment le bastion de cette bourgeoisie monopoliste qui est la cause de sa ruine économique. En effet, elle lutte pour le rétablissement de sa base de propriété privée, et non pas pour la suppression de la propriété privée en général. Il est évident à ce propos que, étant donné la situation instable des classes à l’heure actuelle, des éléments peuvent changer dans un sens ou dans l’autre. Mais ce qui importe, c’est la petite-bourgeoisie dans son ensemble. Même la paysannerie russe n’est allée avec les bolcheviks que parce que leur révolution garantissait leur base de propriété privée qu’il fallait récréer.

Pour Trotski, il n’y a ni de nécessités économiques de ce type ni d’une obéissance semblable à des lois économiques. Le fait que la petite-bourgeoisie et la paysannerie soient séduites par le national-socialisme n’est pas pour lui un fait sociologique, mais simplement le résultat de la politique erronée du SPD et du KPD. Il troque le point de vue marxiste avec le point de vue bourgeois-subjectif :

« … il faut que la petite-bourgeoisie parvienne à croire en la capacité du prolétariat à conduire la société sur une nouvelle voie » (La seule voie, p. 15).

Le SPD ne peut pas l’aider à le faire :

« La social-démocratie enseigne au travailleur à être un laquais. La petite- bourgeoisie ne suivra pas un laquais. » (La seule voie, p. 16).

Mais le KPD pourrait le faire s’il se « montre à la hauteur de la situation ». La bureaucratie centriste a empêché le KPD de mettre le prolétariat en mesure « d’entraîner les masses opprimés de la petite-bourgeoisie derrière lui ».

« C’est la bureaucratie stalinienne qui porte la responsabilité directe et immédiate de la croissance du fascisme devant l’avant-garde prolétarienne. » (La seule voie, p. 17).

Dans un certain sens objectivement historique, le SPD et le KPD sont en commun “responsables” de l’état d’impuissance de la classe prolétarienne. Leur politique a empêché jusqu’à présent avec succès un rassemblement des forces de classe des travailleurs sur une ligne véritablement révolutionnaire. Et pourtant l’objectivité marxiste impose de ne pas leur mettre sur le dos la “responsabilité” d’états de fait sociaux-objectifs. Ce ne sont pas eux qui ont provoqué la rébellion national-socialiste des classes moyennes. Mais ils ont tous deux mis en commun le prolétariat hors d’état de combattre non seulement le national-socialisme, mais aussi le fascisme capitaliste-monopoliste.

Avec sa position, Trotski proclame que les couches moyennes fascistes seront les alliées futures de la révolution prolétarienne. Il répète vraiment ainsi l’erreur fondamentale des bolcheviks qui ont fermé obstinément les yeux sur cette vérité première que le prolétariat des pays capitalistes développés n’a en fin de compte pas d’alliés, qu’il doit, en tant que classe prolétarienne, lutter seul, c’est-à-dire ne compter que sur lui et sur ses propres forces.

Hitler est-il Kornilov ?

En plus du schéma italien, Trotski, afin de justifier sa tactique, fait appel à l’exemple du putsch de Kornilov. À notre objection, selon laquelle la comparaison de la situation d’août 1917 en Russie avec celle du printemps 1932 en Allemagne est fausse étant donné qu’il s’agissait de forces de classe tout à fait différentes, Trotski répond (Et maintenant ?, p. 47-48) en reprochant aux représentants de cette opinion « de ne connaître ni la situation russe ni la situation allemande». Le putsch de Kornilov aurait été «la contre-révolution bourgeoise, et en aucun cas une contre-révolution “féodale”». Pour renforcer cette opinion, Trotski attire l’attention sur le fait que la bourgeoisie a soutenu Kornilov et que celui-ci se “qualifiait” de républicain, de fils de paysan, etc. La question n’est toutefois pas de savoir comment Kornilov se qualifiait, mais ce qu’il était, c’est-à-dire quelles forces de classe et quels buts de classe il représentait. Trotski reconnaît lui-même que le mouvement de Kornilov n’était « pas un mouvement fasciste » puisque Kornilov ne s’appuyait pas sur la petite-bourgeoisie, mais « sur la sympathie de l’ensemble de la bourgeoisie et sur la complicité militaire du corps des officiers et de l’ensemble des junkers, c’est-à-dire de la jeune génération de cette même bourgeoisie » (p. 47).

Le corps des officiers et les junkers de la Russie tsariste sont utilisés comme preuve par Trotski :

« (…). Or il y a des livres dans lesquels nous avons appris que, pour la Prusse-Allemagne comme pour la Russie des tsars, le corps des officiers ainsi que les junkers comptaient parmi la classe féodale ».

Kornilov et sa camarilla militaire représentent la grande propriété terrienne et la réaction tsariste. En revanche, cela ne veut pas dire non plus que la bourgeoisie ne le soutenait pas. Il s’est avéré plus d’une fois que la bourgeoisie a abandonné ses propres positions politiques de pouvoir ou bien n’a pas lutté pour elles, mais qu’elle s’est jetée dans les bras de la réaction féodale par peur du prolétariat (la bourgeoisie de la Prusse-Allemagne !). Ce n’est pas Kornilov qui est venu à la bourgeoisie, mais c’est la bourgeoisie qui est venue à Kornilov, car elle voulait à tout prix la liquidation des débuts vigoureux de la réelle démocratie prolétarienne des conseils. La question décisive est en effet la suivante : en faveur de quelle classe Kornilov luttait-il pour le pouvoir ? Lui qui “se qualifiait” « de partisan de la réforme agraire et de l’assemblée constituante » voulait-il remettre le pouvoir à la bourgeoisie faible et lâche de la Russie ? Ou bien ne voulait-il pas plutôt restaurer le tsarisme, le pouvoir de la classe des propriétaires fonciers ?

« Fin août, le soulèvement de Kornilov a ensuite provoqué un nouveau changement dans la révolution en montrant clairement à tout le peuple que les cadets, en alliance avec les généraux contre-révolutionnaires, aspiraient à disperser les conseils et à restaurer la monarchie. ».

Est-ce que la monarchie était quelque chose de différent de la réaction tsariste-féodale ? Que cette citation ait été ou non tirée des “bons livres” dont Trotski a recommandé si instamment l’étude à ses critiques, c’est à lui d’en décider. En tout cas, elle est tirée de la remarque finale d’un long article de Lénine sur les « Leçons de la révolution » (Gesammeltte Werke vol. 31, p. 96).

Si les bolcheviks ont “soutenu” le gouvernement social-révolutionnaire-menchevik contre Kornilov, ils l’ont fait dans le cadre de la lutte qui opposait les formations bourgeoises de gauche à la contre-révolution féodale. Leur tactique ne peut pas être mise sur la même ligne que la tactique employée par le prolétariat allemand contre le fascisme allemand, c’est-à-dire contre la bourgeoisie capitaliste-monopoliste, avec son point d’appui réformiste de type social-démocrate et son organisation de terreur national-socialiste.

Bonapartisme ou fascisme ?

La position de Trotski par rapport au fascisme allemand se conformait principalement dans ses écrits antérieurs au schéma italien ou à des exemples russes. Dans La seule voie, il met au premier plan cette comparaison avec le bonapartisme : Et maintenant ? qualifiait déjà le gouvernement Brüning de « caricature du bonapartisme ». La seule voie corrige déjà à nouveau cette façon de voir :

« Si nous voulions être exacts, nous devrions effectuer une rectification de notre ancienne dénomination : le gouvernement Brüning était un gouvernement pré- bonapartiste. Brüning n’était qu’un précurseur. Le bonapartisme est entré en lice dans sa forme développée avec le gouvernement Papen-Brüning. » (p. 7).

Par bonapartisme, Trotski comprend un « régime de dictature militaro-policière » qu’il décrit comme suit :

« Dès que la lutte des deux camps sociaux - les possédants et les sans biens, les exploiteurs et les exploités - atteint une tension très forte, les conditions pour le pouvoir de la bureaucratie, de la police, de la soldatesque, sont données. Le gouvernement devient “indépendant” de la société. » (p. 7).

(…) 1°) Qu’est-ce que le bonapartisme ? 2°) Le gouvernement Papen correspond-il à un régime bonapartiste ? 3°) Le gouvernement von Papen est-il conforme à la définition du bonapartisme fournie par Trotski ?

Premièrement : qu’est-ce que le bonapartisme ? Historiquement, le bonapartisme a été le coup d’État de Louis Bonaparte, coup d’État qui avait conclu de manière dictatoriale la période de la contre-révolution bourgeoise qui avait commencé avec l’effroyable défaite de juin du prolétariat. Au cours de cette période-là, les différents partis bourgeois se trouvaient en pleine déconfiture. Les plus réactionnaires de cette époque relayaient les plus radicaux dans un régime parlementaire :

« Le parti prolétarien apparaît comme une simple annexe du parti petit-bourgeois démocrate… Le parti démocrate, de son côté, s’appuie sur les épaules du parti républicain bourgeois. À peine ce dernier pense-t-il avoir une base solide qu’il se débarrasse de son compagnon inopportun et s’appuie lui-même sur le parti de l’ordre. Ce dernier se dérobe, fait faire la culbute aux républicains bourgeois et s’appuie à son tour sur les épaules de la force armée. Il croit y être encore lorsqu’il remarque un beau matin que ces épaules se sont transformées en baïonnettes. » (Marx, Der achtzehnte Brumaire des Louis Napoleon Bonaparte, Dietz Verlag, Band 5, 1922, p. 30).

Le parti de l’ordre, qui était encore royaliste, réunissait la fraction légitimiste de la propriété terrienne et la fraction orléaniste de la bourgeoisie. Lorsque cette coalition de classes s’est disloquée, le président Louis Bonaparte, qui était devenu de plus en plus indépendant et puissant au cours de toutes ces luttes parlementaires, a procédé à l’instauration de sa dictature illimitée. Si nous ne voulons pas répéter l’erreur permanente de Trotski consistant à travailler avec des analogues historiques schématiques, nous devons, en tant que marxistes, poser la question : quelles forces de classe jouaient dans la période pré-bonapartiste et quelles forces de classe ont permis la dictature de Bonaparte ?

Avec la boucherie de juin de Cavaignac, la révolution bourgeoise de 1848 avait éliminé le prolétariat comme facteur politique. Le régime parlementaire qui s’est ensuivi s’est enlisé parce que la bourgeoisie française, par suite de la situation économique générale, était trop faible pour instaurer son régime exclusif. Les forces de la classe des propriétaires terriens ont paralysé son pouvoir politique, ils l’ont ankylosé. Dans la situation d’un équilibre impuissant entre les fractions de la bourgeoisie capitaliste et de la propriété foncière féodale - et donc non pas entre « possédants et sans biens » -, le pouvoir d’État, qui était concentré chez le président, s’est rendu indépendant des deux classes possédantes. « La classe la plus nombreuse de la société française, à savoir les paysans parcellaires », est devenue selon Marx la couche sociale sur laquelle la dictature bonapartiste s’est instaurée. Celle-ci incarnait donc la dictature transposée, la dictature par intérim au nom et dans l’intérêt des couches sociales moyennes.

QU’EST DONC LE BONAPARTISME ?

Le bonapartisme est la dictature par intérim qui s’instaure comme conclusion de la période de la contre-révolution bourgeoise sur le terrain social des couches moyennes de la société, en tant qu’autonomisation du pouvoir d’État par rapport aux classes de la grande propriété terrienne et de la bourgeoisie qui sont politiquement paralysées du fait d’un état d’équilibre des forces impuissant, après que le prolétariat lui-même a déjà été réprimé.

DEUXIÈMEMENT : LE GOUVERNEMENT VON PAPEN CORRESPOND-IL À UN RÉGIME BONAPARTISTE ?

On ne peut pas attribuer une seule des caractéristiques du bonapartisme à ce gouvernement : il n’est pas une dictature par intérim qui s’appuie sur les couches moyennes de la société. Il est fondamentalement un instrument du capital monopoliste allemand.

(…) Il est tout au plus une coalition à deux acceptée par la bourgeoisie pour des motifs politiques et dans laquelle le capital monopoliste possède la direction incontestée.

En outre le gouvernement du Reich n’est pas non plus le résultat d’un coup d’État qui aurait mis un terme à une période de contre-révolution. Selon les trotskistes, l’on est précisément encore avant ce coup d’État, lequel sera commis par Hitler. Ce gouvernement doit être le régime qui précède le coup d’État de Hitler. Si Trotski s’en tenait seulement aux détails superficiels de ses comparaisons, il devrait également désigner ce gouvernement comme le dernier cabinet du parti de l’ordre avant le coup d’État, c’est-à-dire donc comme “pré-bonapartiste”.

Mais, au bout du compte, ce régime ne s’est pas instauré sur la base d’une défaite sanglante du prolétariat, et cette défaite doit bien sûr se produire, d’après Trotski, uniquement par l’entremise de Hitler. Si Trotski voulait absolument demeurer dans la métaphore, il ne pourrait, avec une certaine légitimité superficielle, comparer Hitler qu’avec Bonaparte, car celui-ci est effectivement un représentant des couches moyennes et veut, selon l’opinion de Trotski, s’élever, en s’appuyant sur leurs épaules, au-dessus de la bourgeoisie et du prolétariat. Les analogies de Trotski sont donc erronées et au surplus inversées.

TROISIÈMEMENT : LE GOUVERNEMENT VON PAPEN EST-IL CONFORME À LA DÉFINITION DU BONAPARTISME FOURNIE PAR TROTSKI ?

L’on a déjà répondu pour l’essentiel à cette question par les remarques faites au point deux. Ce gouvernement du Reich n’est pas « un pouvoir de la bureaucratie, de la police et de la soldatesque » qui s’est rendu “indépendant” de la société. Mais il est l’expression de la dictature capitaliste-monopoliste fasciste en cours de déploiement, de même que le gouvernement Brüning a été l’expression de cette dictature en devenir. Le changement de personnes a certes abouti à un nouveau degré de fascisation, mais cela n’a absolument rien changé à la base de classe monopoliste du régime capitaliste en Allemagne. C’est un rétrécissement dangereux et non marxiste du champ visuel politique si, comme Trotski le fait, l’on accorde une importance décisive aux personnes agissant à chaque fois au nom de la bourgeoisie et non pas au contenu social de cette action. Un remplacement de von Papen par un autre représentant des intérêts capitalistes ne changera rien à la situation interne de la dictature. Cela est et reste la dictature du capital monopoliste ; cela n’est pas la dictature de la bureaucratie sur les travailleurs et le capital monopoliste. Et s’il s’avère donc que ni les analogies superficielles de Trotski ne sont concluantes, et ni les conditions de sa définition ne sont fondées, il faut alors constater qu’il est absurde de mettre sur le même plan une période de dictature qui a résulté des conséquences de la contre-révolution bourgeoise dans une époque de montée sociale du capital et à un certain moment historique de faiblesse, avec la dictature grandissante du capital monopoliste à l’époque du déclin de la société bourgeoise.

Le fascisme n’est pas le bonapartisme, mais la dictature de la bourgeoisie des monopoles qui essaie, avec les méthodes du pouvoir social exclusif, de la préserver socialement du déclin de son système condamné, qui modifie, “fascise”, l’appareil d’État dans ce but, et qui soumet et intègre à ce but les autres forces sociales, aussi bien les classes moyennes déchaînées que le réformisme.

Mais Trotski rend très clairement inconsistante sa position lorsqu’il oppose le bonapartisme en tant que « régime, s’appuyant sur une dictature militaire-policière, de la paix civile » - entre la bourgeoise et le prolétariat ! - au « régime de la guerre civile déclarée contre le prolétariat.» (…) Les ouvriers, concernant les bienfaits de cette “paix civile”, seront certainement d’un autre avis que Trotski : en effet, pour eux, le “paix civile” est une attaque permanente et impitoyable du capital par tous les moyens et dans tous les domaines.

Il ne faut du reste en aucun cas affirmer que le gouvernement actuel en Allemagne serait le “dernier mot” d’un régime fasciste. Au contraire, afin de s’adapter de manière permanente à la situation qui se modifie sans cesse du point de vue économique et social, la bourgeoisie allemande essaiera d’ajuster, d’aménager, de remanier ou de parfaire, ses méthodes. Elle remplacera les personnes. Dans une situation s’aggravant, elle appliquera des moyens renforcés, elle aura recours à la réserve de terreur national-socialiste ou elle développera d’autres formes de la terreur la plus vive. Le régime fasciste ne peut pas signifier un état abouti : il est plutôt un processus d’adaptation de la bourgeoisie aux conditions du pouvoir politique dans la crise de son système, laquelle se développe au milieu des contradictions de sa période de déclin.

Il semble du reste être devenu clair aux partisans allemands de Trotski, du moins dans un moment de lucidité, que ce n’est pas la petite-bourgeoisie, mais la bourgeoisie monopoliste qui détermine l’évolution allemande. Contrairement à l’autre position des trotskistes, un éditorial de Die Permanente Revolution de la cinquième semaine d’août 1932 rapporte une position qui s’oppose directement à celle de Trotski. Il y est dit :

« La partie décisive de la bourgeoisie allemande des trusts et de la finance a refusé de livrer le pouvoir à Hitler. Il est clair pour les détenteurs du pouvoir en Allemagne que le prolétariat, même s’il est atomisé, opposera, dans le cas d’une prise du pouvoir par les fascistes, une résistance sérieuse et de longue haleine dont l’issue est incertaine. Mais ce n’est pas seulement cela qui retient la bourgeoisie de livrer le pouvoir aux fascistes. Les rois des trusts et de la finance n’ont pas entretenu le fascisme pour se faire gouverner par lui. Ils ont besoin du fascisme pour réprimer la masse ouvrière, mais ils se chargent eux-mêmes de gouverner. ».

Le même article continue : « Une chose est claire, c’est qu’un certain répit est intervenu dans la lutte entre le prolétariat et le fascisme. ». Il semble donc qu’un certain nombre de trotskistes, comme le KPO et le SAP, aient abandonné les cris d’orfraie sur l’urgence de la dernière heure et ajouté quand même un délai de vingt-quatre heures.

Le fascisme et les syndicats

L’idée que Trotski se fait du rapport du fascisme avec les syndicats est nettement aussi fausse que son idée de la « victoire du fascisme » sous la forme du putsch national-socialiste :

« Le fascisme a pour vocation fondamentale et unique de détruire jusqu’à la base toutes les institutions de la démocratie prolétarienne » (Et maintenant ?, p. 20).

« L’essence et la vocation du fascisme consistent à supprimer complètement toutes les organisations ouvrières et à empêcher leur constitution. » (Et maintenant ?, p. 18).

Le fascisme signifie par conséquent pour Trotski la suppression non seulement des organisations radicales, révolutionnaires, mais aussi des organisations réformistes, et en particulier des syndicats.

Or, en réalité, la politique du capital monopoliste revient à parvenir à non seulement la destruction de tout le mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire, mais aussi à l’intégration du réformisme dans son système de dictature. L’exemple italien lui aussi ne parle que partiellement en faveur de la conception de Trotski. La dictature italienne a tout d’abord brisé une grande partie des organisations réformistes en plus des organisations révolutionnaires et radicales. Cependant, elle a déjà repris dès le départ quelques-unes des organisations syndicales réformistes et elle a créé de nouveaux syndicats sous la forme d’associations parce qu’elle voulait et devait canaliser l’inévitable lutte pour l’existence des travailleurs au moyen d’un contrôle organisé. Le plus grand danger en Allemagne n’est pas le fait que le mouvement ouvrier réformiste soit détruit, mais c’est le danger de la trahison et de la vente historiques des grandes organisations ouvrières à l’ennemi de classe par la bureaucratie d’appareil dans les syndicats. Le capital monopoliste, en tant que support véritable de l’évolution dictatoriale de l’Allemagne, préfère conserver les syndicats et les incorporer en tant qu’instruments de sa politique fasciste. Ce ne sont pas les exilés italiens organisés dans les syndicats qui y trouveront des frères mais les traîtres à la d’Aragona 9 . Et cela pour les raisons suivantes : le fascisme peut certes dissoudre les syndicats, mais il ne peut pas éliminer l’organisation industrielle des ouvriers dans les entreprises. La possibilité de grève ne peut pas être éliminée. Or les grèves peuvent dans certaines circonstances se transformer en luttes révolutionnaires. Pour le régime de dictature, elles sont plus dangereuses que les syndicats muselés par l’État. Le fascisme ne peut pas éviter la question de la réglementation des conditions de travail et de salaire. Ses syndicats obligatoires servent à coincer l’ensemble du prolétariat dans des dispositions relatives au droit du travail et, si ce n’est à étouffer, à compliquer en tout cas considérablement les mouvements spontanés de la lutte salariale par une réglementation tarifaire obligatoire. Les syndicats fascistes sont un moyen fasciste de domination des masses.

Le fascisme italien a effectué le détour de la destruction d’une grande partie des anciens syndicats et de la mise sur pied de nouveaux syndicats qui lui sont propres ; il l’a fait parce que le rapport de force entre les forces réformistes et révolutionnaires dans les syndicats eux-mêmes, de même que le rapport de force entre les entrepreneurs et les syndicats, ont paru rendre cela nécessaire. La bourgeoisie allemande est-elle également contrainte d’effectuer ce détour ? Nous pensons que non car, à l’évidence, elle voit un autre chemin qui correspond à sa situation économique. Elle se montrera vraisemblablement, dans cette question également, maitresse de la situation vis-à-vis du national-socialisme : elle fait en sorte de mettre les syndicats au service de sa politique relative aux salaires et au travail, c’est-à-dire de les utiliser comme des machines destinées à soumettre le prolétariat à sa dictature économique, d’amortir et d’éviter des explosions spontanées. Il n’y a pas non plus de surcroît à douter le moins du monde que l’appareil du réformisme, qui mène une lutte des plus désespérées pour son existence, passe toutes voiles dehors dans le camp de la dictature fasciste du capital monopoliste avec les mots d’ordre du “contrôle étatique de l’économie”, de la “socialisation des banques”, de la “préservation de la législation applicable aux conventions collectives”, de la “création d’emplois”, de l“‘influence des ouvriers sur le pilotage de l’économie” et de l“‘étatisation de la production”.

Le fascisme allemand a d’autant moins de raisons de démolir les syndicats économiquement inaptes au combat que ceux-ci cherchent, en tant que soutiens principaux de la politique social-démocrate, à maintenir les ouvriers à la remorque du capital monopoliste avec tous les moyens de leur direction d’appareil et de leur duperie des masses (le Front de fer !). Ce que les syndicats créés par l’État italien font d’office, c’est le réformisme qui le fait volontairement dans la dynamique du développement hautement capitaliste. La bourgeoisie monopoliste ne peut pas appliquer de meilleure politique “ouvrière” que celle de l’exploitation du mouvement syndical réformiste.

Front unique – Qui avec qui ?

« L’on doit obliger la social-démocratie à accepter le bloc contre les fascistes » (Comment vaincra-t-on le national-socialisme ?, p. 7).

C’est par ces mots que Trotski a caractérisé en décembre 1931 la ligne de son combat contre le fascisme : le front unique entre le KPD et le SPD est la seule voie qui permette d’amener les masses laborieuses au combat. D’après Trotski, il faut absolument gagner le SPD à ce front unique. Cela résulte « de l’absolue incompatibilité entre le fascisme et ces organisations ouvrières grâce auxquelles la social-démocratie se maintient » (Et maintenant ?, p. 6).

Le réformisme est directement mis en danger par le fascisme :

« La domination de la terreur fasciste ne pourra que signifier l’élimination de la social-démocratie » (La seule voie, p. 25).

C’est pour cette raison-là que la social-démocratie est apte à s’allier avec le KPD :

« En tout cas, les “sociaux-fascistes” tiennent à leur peau. La politique communiste du front unique doit compter à présent sur l’inquiétude de la social-démocratie pour sa peau. Voilà la politique la plus réaliste et en même temps la plus révolutionnaire dans ses conséquences. » (Der Einzige Weg, p. 25-26).

Mais cette « politique la plus révolutionnaire » demeure non seulement sans effet étant donné que le KPD ne pense pas à mener la politique trotskiste de front unique - il préfère la mener avec lui-même ! -, mais aussi parce que la condition pour la mener n’existe pas : la peur de la bureaucratie réformiste de son anéantissement. En effet, elle n’a jamais été disposée à combattre, elle capitule déjà devant chaque lutte contre le fascisme. L’incompatibilité absolue dont Trotski parle n’existe pas entre le fascisme capitaliste monopoliste et le réformisme, mais entre le réformisme et la révolution. C’est justement parce que le réformisme sait que la révolution signifie son anéantissement matériel qu’il s’accroche au régime capitaliste et qu’il en arrive à la position exactement opposée à celle que Trotski lui attribue. Il ne s’embarquera dans des actions de lutte que pour pouvoir les saboter si jamais il se laisse embarquer dans une action quelconque. Et il fait cela seulement lorsque la masse se traîne derrière lui, c’est-à-dire si le danger existe qu’il perde la direction. Mais ensuite la masse est déjà en mouvement par elle-même. Une politique de front unique avec lui ne pourrait être conclue que si les ouvriers se trouvaient déjà en lutte. Elle ne pourrait donc pas servir du tout l’objectif de mettre les masses en mouvement. Mais au contraire, le front unique ultérieur viendrait dans les actions en cours soutenir directement la position vacillante de la bureaucratie réformiste dans les masses, et permettre la mise en œuvre de sa manœuvre de duperie destinée à étouffer l’action de masse, comme la tactique de front unique de Brandler l’a montré de manière évidente dans la période de 1923.

La justification de la “politique de front unique” est connue. Trotski la redonne dans La seule voie dans sa formulation classique :

« L’on peut et l’on doit même payer la possibilité de se rapprocher, dans certaines circonstances, des masses social-démocrates par des accords parlementaires au sommet. Mais, pour un bolchevik, ce ne peut être qu’un droit d’entrée. » (p. 33).

Malheureusement, dans tous les accords de front unique conclus en Allemagne, le réformisme est arrivé à escroquer les tacticiens bolcheviks du front unique de ce droit d’entrée. Le “gouvernement ouvrier” en Saxe en l’an 1923 a révélé cela avec une clarté suffisante. Le réformisme n’a pas été démasqué. Il a joui au contraire d’une nouvelle considération parmi les masses. Mais c’est pour cela que les stratèges parlementaires du KPD (…) ont discrédité la cause du communisme.

Mais, dans le moment présent, la bureaucratie réformiste, comme Trotski l’a démontré de manière abstraitement logique en tant que possibilité (Et maintenant ?), n’a ni voté au parlement contre Brüning, et elle a de ce fait déplacé « le rapport de force d’un seul coup », ni est allée « conjointement avec les communistes » à la conquête du pouvoir.

Ce qui importe vraiment, ce n’est pas ce que le réformisme “pourrait” faire, mais ce qu’il fait. Et il fait tout pour non seulement saboter le véritable front unique de la classe dans l’intérêt de la bourgeoisie fasciste, mais aussi pour n’offrir aucun point d’attaque de gauche à la “politique de front unique”.

Mais la direction du KPD ne pense pas non plus de son côté à suivre la tactique trotskiste. Et ce non seulement parce qu’elle ne veut pas effectuer une manœuvre avec le SPD, mais aussi parce qu’elle s’oppose en général à toute unification réelle de la classe ouvrière. Le KPD n’est pour l’essentiel rien d’autre qu’une agence de politique extérieure, drapée de manière révolutionnaire, de la bureaucratie stalinienne qui, avec le cours du “socialisme dans un seul pays”, a exprimé son renoncement à une politique révolutionnaire à l’échelle internationale. Tous les faits contredisent l’argumentation de Trotski. De sa position tactique réelle, il ne reste que son raisonnement : la direction du KPD doit être contrainte « d’en bas » de mener une politique de front unique avec le SPD afin que le SPD puisse être obligé contre sa volonté de fournir le “tremplin” pour la « conquête de la majorité de la classe » par le KPD et marquer ainsi le début de sa propre élimination. Les courts délais que Trotski lui-même fixe démontre déjà le caractère illusoire de cette politique intellectuelle de chef.

La propagande de Trotski en vue d’une telle tactique : conquête du KPD, en ayant pour but la conquête du SPD, agira nécessairement en provoquant une double illusion au vu de la situation effective. Premièrement, elle renforce l’opinion qui n’est justifiée par rien que le KPD est un parti révolutionnaire. Et, deuxièmement, elle déclare que la social-démocratie et la bureaucratie syndicale sont aptes à s’allier avec les forces révolutionnaires ; elle empêche par conséquent dans la pratique de les démaquer en tant que forces contre-révolutionnaires. La position de Trotski doit conduire pratiquement à un soutien du réformisme parmi les masses. Le SPD a si bien compris cela qu’il a déployé une intense propagande en faveur des écrits de Trotski. À Dresde par exemple, la brochure : Le fascisme doit-il vraiment vaincre ? 10 a été distribuée gratuitement par l’appareil à tous les fonctionnaires du SPD. Aurait-il fait cela s’il n’espérait pas de cela un soutien à sa position ?

Trotskisme : le Parti au-dessus de la classe

L’une des racines des conclusions erronées de Trotski, c’est la négation du rôle autonome déterminant du capital monopoliste fasciste ; une autre en est le jugement qu’il porte sur le KPD. Pour lui, la « clé de la position » (Et maintenant ?) se situe prétendument dans ce parti et uniquement en lui. Or il y a un seul hic, c’est que, avec cette clé, la bureaucratie stalinienne essaie de « fermer la porte vers l’action révolutionnaire » (p. 23). Pour Trotski, le KPD est encore et toujours un parti prolétarien, antibourgeois, « même s’il est mal dirigé » (p. 14). La mauvaise direction doit être éliminée et le KPD doit être réformé. La révolution en dépend absolument :

« si l’on n’y arrivait pas, cela signifierait, dans la situation historique donnée, presque inévitablement la victoire du fascisme » (p. 68), c’est-à-dire, selon Trotski, la défaite du prolétariat peut-être pour des décennies ! C’est pourquoi le KPD doit, en toutes circonstances et tout de suite, être amenée sur la ligne de la tactique bolchevique “juste”. Pour Trotski, « les insuccès et l’échec de cette politique de la tactique du front unique ne résident pas dans la politique, mais dans les hommes politiques » (p. 42). Il faut seulement changer la direction pour pouvoir mobiliser les masses pour la révolution avant la victoire du fascisme.

Cette conception dévoile le point de vue d’un chef bolchevik, celui de Trotski, qui correspond à la situation sous-développée russe de l’avant-guerre. La classe ouvrière « est prise en soi tout simplement pour du matériel d’exploitation ». Elle ne peut arriver à la conscience de classe que par l’intermédiaire du parti :

« Le parti est cet organe historique grâce à la médiation duquel la classe acquiert sa conscience de soi ». - « La marche de la classe vers la conscience de soi, c’est-à-dire l’apparition d’un parti révolutionnaire qui entraîne le prolétariat derrière lui ». (Et maintenant ?, p. 21).

La classe ouvrière est donc “en soi” incapable d’une action de classe autonome. C’est au parti communiste qu’incombe le rôle absolu de dirigeant. Ce parti n’est pas un simple moyen et instrument provisoire et conditionné par l’époque, il n’est pas le regroupement des éléments communistes du prolétariat qui ont la conscience de classe la plus élevée et qui aident la classe dans son ensemble à parvenir à la connaissance de sa situation de classe et à sa propre action révolutionnaire, mais il est placé au-dessus de la classe. Cela se comprend quand les trotskistes, dans une “Lettre ouverte” (Die Permanente Revolution n° 6, 1932), réclament comme condition préalable à la victoire du prolétariat :

« Le rappel des camarades Trotski, Rakovski, et des combattants d’Octobre, à la direction du parti communiste mondial ».

Trotski exprime encore plus clairement son point de vue dans le cadre du traitement de la question des conseils. Selon notre conception marxiste-communiste, les conseils sont les organes dans lesquels le prolétariat s’unit pour le combat révolutionnaire et au moyen desquels il développe à partir de la base sa propre conduite de classe par-delà les fautes et les erreurs. Un parti ne parvient précisément à la direction de la révolution que dans la mesure où il acquiert la confiance de la majorité du prolétariat grâce à ses membres qui travaillent parmi les masses. Au cours de la révolution, les conseils deviennent, à partir du rassemblement du prolétariat, des organes de l’insurrection prolétarienne et finalement des organes de la dictature prolétarienne. L’on ne peut prétendre à une fraction politique en eux que si celle-ci obtient chaque jour à nouveau la confiance des travailleurs à la critique constante desquels elle est soumise. Au cours de l’évolution, c’est-à-dire en particulier après la conquête du pouvoir, après la transformation et la réorganisation dans le détail de la véritable dictature prolétarienne, le rôle du parti commencera à se réduire de plus en plus, tandis que les conseils continueront à se développer en devenant des entités d’organisation de la société sans classes. Mais Trotski ne voit dans les conseils que « la forme supérieure du front unique dans les conditions où le prolétariat entre dans l’époque de la lutte pour le pouvoir » (Et maintenant ?, p. 51). Ils servent simplement de transmission pour le rôle dirigeant du parti :

« Si, dans la période préparatoire, le parti communiste réussissait à évincer tous les autres partis des rangs des travailleurs, à réunir politiquement et organisationnellement la majorité écrasante des travailleurs sous sa bannière, il n’existerait aucune sorte de besoin des soviets. » (Et maintenant ?, p. 54).

Si le parti a, dans un moment historique, la majorité de la classe derrière lui, il n’existe plus « aucune sorte de besoin » des conseils. Ils peuvent tout à fait être généralement liquidés par le parti, comme en Russie.

En tout cas, il est ici clair que Trotski, en dépit de toute son intellectualité et peut-être justement à cause d’elle, reste bloqué dans une conception individualiste qui correspond à la situation russe. Il ne saisit précisément pas le processus de classe dans un cadre social dans lequel le prolétariat est en chemin vers une dictature qui représente la dictature de la majorité sur la minorité. Comme pour tous les bolcheviks, les “masses” sont aussi pour Trotski plus ou moins l’objet et non le sujet de l’évolution historique. Pour ce type de bolchevisme, l’“organisation” au sens des conseils n’est qu’un moyen, un détail superficiel que l’on peut selon les besoins adopter ou abandonner, et par conséquent uniquement un moyen à la disposition d’un parti politique. Avec sa conception, Trotski trahit combien il étroitement apparenté, également dans la question relative aux conseils, avec son ennemi Staline.

L’ambivalence générale, le caractère ambigu et équivoque inévitable de la politique bolchevique, dans la question relative aux conseils, se reflète maintenant dans ses derniers écrits. Sa position d’oppositionnel qui est évincé par le régime de parti le contraint de produire d’autorité à nouveau la revendication de la “démocratie des soviets”, c’est-à-dire d’exiger le contrôle du parti par les ouvriers :

« La démocratie des soviets est avant tout un besoin vital pour l’économie elle- même » (Et maintenant ?, p. 79).

Si cette phrase avait été écrite par nous, Trotski n’aurait pas hésité à nous reprocher notre “mystique des conseils”.

La liquidation du stalinisme

Le stalinisme, c’est-à-dire la dictature du secrétariat général du PCR sur la paysannerie russe et le prolétariat russe, ainsi que sur le Komintern, est la conséquence du développement de la pratique bolchevique dans les conditions de la mise sur pied de l’économie d’État dans un pays agraire arriéré. Voici ce que dit Trotski de ce régime russe :

« C’est sur la base de la dictature prolétarienne dans un pays arriéré, dans une orbite capitaliste, qu’a été créé pour la première fois par les couches supérieures des actifs un appareil puissant qui s’élève au-dessus des masses, qui les commande, qui jouit d’énormes privilèges, qui est solidaire en raison d’une garantie de cercle, et qui introduit ses intérêts particuliers, ses méthodes, ses choix, dans la politique de l’État ouvrier » (Et maintenant ?, p. 73).

Seul un bolchevik pour lequel « l’autocratie bureaucratique » et la dictature prolétarienne ne sont pas des contradictions inconciliables peut écrire cela. Pour le communiste qui compte sur la position de la classe ouvrière, les concepts de “dictature prolétarienne” et d’“État ouvrier” deviennent des formes creuses si le prolétariat n’exerce le pouvoir ni par les conseils, ni au moyen d’autres organes. La bureaucratie toute-puissante et qui s’est autonomisée de la Russie soviétique règne sur les masses et se tient à distance du moindre contrôle, sans parler d’une influence d’une façon ou d’une autre notable sur la ligne étatique et économique. Une dictature qui est entre les mains d’une couche bureaucratique qui est à tous points de vue “parvenue” est le contraire de la dictature prolétarienne, laquelle ne peut être que la démocratie vivante des conseils ouvriers. Une économie dont le pilotage est entre les mains de cette même bureaucratie et qui est dirigée selon les principes du calcul des coûts et de la rentabilité capitalistes, dans laquelle le principe salarial capitaliste et les méthodes négrières capitalistes sont déterminants, une économie qui confère à la direction d’entreprise un pouvoir de commandement illimité sur les ouvriers, n’est pas socialiste. Dans la mesure où elle est organisée bureaucratiquement, elle est capitaliste d’État. Ce capitalisme d’État, bâti sur l’idée du cartel général de Hilferding, c’est-à-dire sur le contraire d’un système des conseils économique prolétarien, est le fondement de la dictature stalinienne. Trotski espère la prochaine « liquidation de l’autocratie bureaucratique » par le prolétariat russe. Effectivement, cette liquidation serait le seul point de départ envisageable pour un changement de ligne du Komintern, lequel est bien sûr lié à la bureaucratie soviétique par les mêmes méthodes du “centralisme bureaucratique”. Mais cette liquidation du stalinisme, en tant que système bien établi de la dictature bolchevique des chefs, ne sera possible qu’à une condition : dans le cas d’une forte déstabilisation de ce système par de grands événements politiques mondiaux. Seule l’irruption révolutionnaire du prolétariat européen donnera aussi la force aux travailleurs russes d’éliminer le système stalinien et d’imposer la démocratie des conseils.

Et c’est la raison pour laquelle le plan stratégique de Trotski évolue dans un cercle vicieux : une droitisation de la ligne du Komintern est d’après lui la condition de la révolution en Europe. Mais ce changement de ligne ne pourrait être que la conséquence du changement du régime soviétique de Staline dont la condition apparaît être justement la déstabilisation révolutionnaire de l’Europe occidentale.

L’attitude bolchevique de Trotski nous contraint à conclure que, même dans le cas d’un succès de sa politique, les conditions pour une victoire révolutionnaire du prolétariat en Europe n’existent pas encore. En effet, la victoire ne peut pas être obtenue avec des méthodes bolcheviques, les méthodes de l’élévation du parti au-dessus de la classe, dans les pays qui comportent un prolétariat avancé qui représente la majorité de la population, et un adversaire de classe qui est dix fois plus dangereux que celui de la révolution russe. Le bolchevisme, c’est-à-dire le principe et la tactique du communisme dans un pays arriéré qui est sorti par la révolution uniquement des chaînes du féodalisme, ne peut pas inspirer la révolution dans les pays capitalistes développés. C’est pourquoi le mouvement communiste n’en viendra pas à une politique révolutionnaire conséquente parce que Staline sera remplacé par Trotski, mais seulement parce que les ouvriers révolutionnaires de l’Europe de l’Ouest développeront contre le capital monopoliste une tactique et une stratégie de lutte des classes qui leur sont propres, c’est-à-dire adaptées aux conditions de la lutte. Tant que ce sera le principe du bolchevisme qui dominera dans le Komintern, c’est la bureaucratie soviétique qui conservera sa direction entre ses mains. C’est pourquoi il n’y aura pas non plus de réorientation révolutionnaire du KPD. En effet, cette bureaucratie préfèrera, comme elle en a fait la preuve à plusieurs reprises dans l’histoire, laisser dépérir un parti plutôt que de céder à la pression des travailleurs venue d’en bas. Les points de départ d’un nouvel élan révolutionnaire du prolétariat européen ne se situeront pas pour toutes ces raisons dans le Komintern, mais pas non plus dans les groupes qui se sont fixé comme but la réforme de ce dernier. Ils ne peuvent être mis en évidence que par la création de nouveaux centres communistes de forces.

La tactique de la Maladie infantile

C’est d’autant plus clair que l’autre ligne de Trotski ne correspond pas aux exigences d’une politique révolutionnaire du prolétariat allemand :

« Lisez La maladie infantile du communisme : c’est maintenant le livre le plus au goût du jour » (Et maintenant ?, p. 33).

En fait, la conception de Trotski, à savoir que la politique de front unique est le point décisif de toute tactique communiste parce que, autrement, il est impossible d’entraîner les masses non communistes dans la lutte (p. 30), est un fruit de la politique préconisée par Lénine en 1920. Logiquement, les autres points de mire de sa vision politique se raccordent à cette tactique :

« Liaison de la lutte pour le pouvoir avec la lutte pour les réformes ; autonomie complète du parti dans la défense de l’unité syndicale ; lutte contre le régime bourgeois en se servant de ses institutions ; critique irréductible du parlementarisme - à partir de la tribune du parlement ; lutte impitoyable contre le réformisme en dépit des accords pratiques avec les réformistes dans toutes les luttes partielles » (Et maintenant ?, p. 30).

Dans tous ces points-là, Trotski est sur la même ligne que les gens du KPO qu’il a l’habitude d’attaquer violemment. Comme eux, il défend la conception illusoire de la possibilité de la conquête des syndicats, de leur “révolutionnarisation”, et cela au moment où le fort et solide appareil réformiste est déjà en train à se transformer en un instrument du fascisme capitaliste monopoliste légal. Comme eux, il prend fait et cause pour le “parlementarisme révolutionnaire” et cela au moment où la bourgeoisie liquide elle-même pratiquement complètement la “tribune du parlement”. Comme eux, il défend le front unique avec les réformistes qui ont abandonné non seulement leur base de classe, mais déjà leur propre politique réformiste.

Quelle est la tactique de la Maladie infantile de Lénine ? C’est une tactique que, en contradiction avec son propre travail révolutionnaire dans la période entre Février et Octobre 1917, il a imposé aux partis du Komintern et cela à un moment où il était clair pour les Russes que la révolution mondiale mettait trop de temps à venir. La reconnaissance qu’ils sauraient venir eux-mêmes à bout de leurs énormes difficultés a mené aux conceptions relatives aux “maladies infantiles”. Ces conceptions étaient de l’opportunisme car elles remplaçaient la cohérence révolutionnaire absolue par une tactique de manœuvres et de compromis, de combines parlementaires et réformistes. Le difficile processus de défrichage des masses ouvrières devait être abrégé par une tactique de louvoiement et d’ambigüité qui a entraîné inéluctablement à leur suite le renforcement des illusions réformistes. La tactique que Trotski recommande à la classe ouvrière allemande, c’est la tactique de l’opportunisme bolchevik, c’est-à-dire une tactique qui, exactement comme la ligne “ultragauche” des staliniens, mène au marais.

Les aiguilleurs du KPD

L’“Opposition de gauche” doit, selon Trotski, en tant qu’“aiguilleuse” « amener le train du Parti Communiste Allemand et le train encore plus lourd du prolétariat allemand à prendre une autre direction » (Et maintenant ?, p. 110).

Or la condition pour ce faire était que ce train du KPD se trouve somme toute en mouvement vers l’avant. Mais ce n’est pas le cas.

En dépit de cela, Trotski recommande à toutes les forces révolutionnaires en Allemagne d’occuper la position d’un aiguilleur du KPD. Il propose aux “éléments de gauche” du SAP de lancer, sur la base des 21 conditions, « une offensive systématique contre le centrisme dans ses propres rangs » et de mener « l’affaire jusqu’à sa conclusion », c’est-à-dire donc de passer au KPD : « Allez-y - face au KPD » (Et maintenant ?, p. 67).

Que les “éléments de gauche” du SAP, c’est-à-dire son aile du Komintern, prennent ce chemin, c’est vraisemblable. Nous pensons seulement qu’ils ne réformeront pas le KPD, mais que c’est le KPD qui les avalera.

La seule voie

« Nous sommes convaincus de façon inébranlable que la victoire sur les fascistes est possible…maintenant, dans les conditions existantes, dans les mois ou les semaines à venir. » (Comment vaincre le national-socialisme ? p. 3).

C’était là la perspective de Trotski au début de décembre 1931. Dix mois plus tard, il doit essayer de concilier sa phrase : « l’on doit envisager un bref délai » avec l’absence de putsch de Hitler, comme avec l’absence de la contre-action révolutionnaire des travailleurs. Dans les dernières parties de son écrit La seule voie, il fait des exposés qui ne sont que difficilement conciliables avec ceux de la première partie. Il remplace les “cent jours” de Schleicher par l’échéance de la faillite qui est à attendre du programme économique de von Papen, lequel doit être ensuite apparemment remplacé par le programme du fascisme :

« Tout compte fait, cela doit signifier une situation révolutionnaire » (p. 47).

Mais Trotski voit aussi d’autres possibilités, « à savoir l’arrivée brusque d’un tournant de la conjoncture » (p. 47). Mais, quoi qu’il en soit, cela revient au même :

« On peut prédire avec la plus grande certitude que le changement de conjoncture donnerait une puissante impulsion à l’activité momentanément réduite du prolétariat. » (p. 47).

« Le régime bonapartiste qui ne peut se maintenir que grâce à la “paix sociale” tombera comme première victime du tournant de la conjoncture. » (p.48).

En tout cas, la révolution est de nouveau à l’ordre du jour :

« Les chances de victoire dépendent dans ces conditions pour les trois quarts de la stratégie communiste » (p. 47), c’est-à-dire « du fait de l’application correcte de la politique de front unique » (p. 49).

Le virage prôné par Trotski dans la politique du KPD est donc toujours la condition préalable de la révolution. Il est dit catégoriquement dans Et maintenant ?, et avec de vives attaques en direction du Leninbund 11 :

« Aujourd’hui, la question de mettre sur pied un troisième parti signifie, à la veille de la grande décision historique, s’opposer aux millions de travailleurs communistes qui sont mécontents de leur direction, mais qui s’accrochent au parti par un sentiment d’auto-préservation. » (p. 111).

Mais les “aiguilleurs” de l’Opposition de gauche se trouvent déjà, dans La seule voie devant une situation critique :

« La petite roue de l’opposition réussira-t-elle à mettre à temps en mouvement la grande roue du parti ? La question est posée. » (p. 57).

Sommes-nous déjà « à la veille de la grande décision historique » ? Au début, les trotskistes se contentent naturellement encore d’un « rôle plus modeste » :

« Nous proposons notre aide à l’avant-garde communiste pour l’élaboration d’une ligne politique juste. Dans ce but, nous recrutons et éduquons nos propres cadres. » (La seule voie, p. 57). En effet : « L’Opposition de gauche a déjà élaboré son orientation marxiste, mais elle n’a pas encore les masses avec elle. » (p. 59). Mais : « Si, malgré tous nos efforts, la pire des variantes devait se réaliser, si la bureaucratie stalinienne menait les partis officiels actuels à leur perte, si, dans un certain sens, il fallait de nouveau tout recommencer, alors la nouvelle Internationale trouverait sa source dans les idées et les cadres de l’Opposition communiste de gauche. » (p. 59).

Si donc la conquête du Komintern par le trotskisme devait échouer, il se dirigerait alors vers l’édification d’une Internationale trotskiste propre. Mais il ne fera cela qu’après la catastrophe qui, selon Trotski, est inévitable, si le KPD ne remplace pas sa tactique “ultragauche” par une tactique trotskiste. Mais, jusqu’à l’effondrement complet du KPD, les trotskistes inviteront les prolétaires allemands à soutenir ce parti stalinien, c’est-à-dire de l’accompagner dans sa course à l’abîme.

Qui est défaitiste ?

Si les ouvriers d’Allemagne ne sont pas aujourd’hui aptes au combat et prêts à la lutte, c’est aussi en grande partie la conséquence de la politique du KPD. Le réformisme a agi intrinsèquement de manière conséquente. Mais le fait que le KPD, commandé depuis la Russie, ait dissimulé sous couvert de gestes révolutionnaires et ultra-révolutionnaires une politique dans la pratique contre-révolutionnaire a aggravé la situation de manière décisive pour les travailleurs allemands. Quand nous disons que le prolétariat allemand se lèvera avec difficulté pour combattre dans les prochaines semaines ou les prochains mois, c’est aussi parce que nous, entre autres, nous devons considérer le KPD comme un facteur qui entrave absolument l’évolution, pas moins que le SPD.

C’est là l’amère vérité : le SPD et el KPD, tous les deux de grands partis, sont des obstacles au démarrage d’une lutte vraiment révolutionnaire, et même à la lutte de classe en général. Le mouvement ouvrier d’Allemagne se trouve devant une réorganisation et un processus de régénération qui ne peuvent être éludés par aucune “tactique”, quelle qu’elle soit, de tel ou tel groupe. C’est seulement lorsque les ouvriers allemands reconnaîtront bien plus que jusqu’à présent que la lutte de classe constitue directement leur propre devoir que le front unique se formera à partir du bas, et que la nouvelle direction de la classe prendra forme.

L’évolution se fraye un chemin en s’appuyant sur l’irruption de la volonté révolutionnaire des masses. L’exacerbation arrive à maturité. Mais ce serait de l’automystification que de vouloir croire à un tournant décisif dans les prochaines semaines ou les prochains mois et de faire de cette croyance le point de départ de la tactique politique. Trotski se leurre parce qu’il pense à l’évolution russe. La voie en Allemagne est différente et beaucoup plus difficile ; elle exige un combat permanent et une clarification dans la tête des masses. Elles doivent connaître toute la vérité féconde ; elles doivent apprendre à créer un nouveau départ avec leurs propres forces. Et elles ne le feront que dans le feu de nouvelles et difficiles expériences. Les forces révolutionnaires existantes doivent les aider. Dans ce but, elles doivent former partout des cadres qui disent toute la vérité aux travailleurs. Elles n’ont en aucun cas le droit non plus de susciter l’impression que, dans la lutte, l’on pourrait faire ne serait-ce qu’un pas avec les organisations réformistes ; ou que le KPD serait encore de quelque façon que ce soit décisif dans le combat révolutionnaire.

Si la question, ainsi que Trotski et les stratèges du KPO et du SAP, qui ont énormément d’affinités avec lui, l’ont posée partout au cours de l’hiver passé, est : “maintenant ou jamais”, la réponse ne pourra être que : jamais. Si la clé de la lutte révolutionnaire se situe dans le KPD, il n’y aura pas de lutte révolutionnaire. N’est pas défaitiste celui qui essaie d’évaluer les forces réelles, mais celui qui, comme Trotski, dit aux travailleurs : « si Hitler arrive au pouvoir, alors tout est perdu pour des décennies ».

La voie révolutionnaire

L’on peut prouver qu’Hitler n’est ni Mussolini, ni Kornilov. Il est l’instrument du capital monopoliste. Ses différends avec la bourgeoisie reposent sur le fait qu’il ne veut pas être gendarme, mais commandant en chef. Mais la bourgeoisie a encore d’autres gendarmes et avant tout elle a l’argent avec lequel elle le rétribue. C’est pourquoi il devra s’adapter.

Mais, pour le prolétariat, le processus de fascisation de la bourgeoisie monopoliste, mesure de pression après mesure de pression, s’aggravera jusqu’à ce qu’il comprenne les nécessités de la lutte de sa part. Mais dès que cela arrivera, c’est-à-dire dès que de vastes luttes de masse éclateront sur un terrain socialement saccagé, le moment de la mise en route et de la réalisation de sa transformation révolutionnaire commencera pour le mouvement ouvrier le plus large. Les têtes communistes les plus avancées et les plus claires de la classe se présenteront avec leurs cadres au public de la classe en lutte et elles poseront la première pierre de l’organisation communiste révolutionnaire, le “parti” révolutionnaire, sans lequel le prolétariat ne pourra pas terminer son combat victorieusement. Et les masses elles-mêmes abandonneront l’ancien terrain de leurs organisations syndicales dépassées, elles se rassembleront autour de comités d’action et d’organes des conseils et elles passeront ainsi sur une base plus large à la recréation d’organisations de lutte d’entreprise.

Combien de temps le processus d’activation de la classe ouvrière durera-t-il, et par quelle voie créera-t-elle ses organisations de lutte adaptées à la situation et à sa tâche, c’est-à-dire ses instruments de la lutte révolutionnaire, cela ne peut tout simplement pas être prévu. Tout cela va dépendre de toute une série de forces sociales : de l’évolution économique effective, des formes et des méthodes du regroupement politique de la bourgeoisie, de la politique et du processus de décomposition du vieux mouvement ouvrier gravitant autour du SPD et du KPD, du niveau auquel la reconnaissance de sa propre responsabilité croît dans les masses, bref, d’une chaîne de facteurs sociaux objectifs et subjectifs dont l’observation et l’analyse est la tâche permanente des forces révolutionnaires. Il s’agira probablement encore d’un processus assez long.

Les révolutionnaires n’agiront dans la classe ouvrière que comme des forces motrices d’une évolution historiquement inéluctable que si, premièrement, ils s’orientent dans les données objectives et si, deuxièmement, ils se soumettent de manière consciencieuse et obstinée au travail préparatoire de la construction d’un nouveau noyau communiste dans le mouvement de classe, ils élaborent son programme cohérent et ils développent sa tactique dénuée aussi bien de sectarisme que d’opportunisme.

Conclusion

Les illusions et les auto-mystifications, de même que la conscience de chef individuelle, de pure pacotille, ne peuvent pas ouvrir la voie à une tactique révolutionnaire des ouvriers qui s’orientent vers le communisme. La politique des chefs bolcheviks, le mercantilisme d’appareil bolchevik, l’opportunisme bolchevik, ne sont pas des clés pour la révolutionnarisation des travailleurs, mais des verrous pour une croissance des forces de classe du prolétariat.

Le rôle fatal que le Komintern joue depuis longtemps dans le mouvement ouvrier européen ne sera pas supprimé par le remplacement de Staline par Trotski. Et c’est pourquoi le trotskisme est une variante du bolchevisme qui n’a pas vocation à décider de la praxis de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière d’Europe. Au contraire, les masses ouvrières croissantes, sur la base de leurs expériences amères des quinze dernières années, se désintéresseront du bolchevisme de toute sorte et de toute nuance. Elles créeront leurs organes de lutte, elles reconstruiront le mouvement dont elles ont besoin : pas de commandants bolcheviks au-dessus de leurs têtes, mais des communistes dans leurs rangs qui les aideront à suivre elles-mêmes la voie révolutionnaire dans le cours de l’évolution de la classe.

LE TROTSKISME NE VAINCRA PAS ! AU CONTRAIRE LE PROLÉTARIAT EUROPÉEN REMETTRA EN ÉVIDENCE LES LIGNES FONDAMENTALES DU COMMUNISME MARXISTE RÉVOLUTIONNAIRE, SE LIBÉRERA AUSSI BIEN DU RÉFORMISME QUE DU BOLCHEVISME, ET CONDUIRA LA LUTTE, EN SUIVANT SES PROPRES LOIS RÉVOLUTIONNAIRES, EN PLAÇANT CETTE LUTTE SUR LE TERRAIN DES CONDITIONS DE LUTTE QUI LUI SONT IMPOSÉES PAR LA SOCIÉTÉ.

Notes

1 Kann der Trozkismus wirklich siegen ? Grundlinien einer Trozkis Kritik?, automne 1932 : http://www.left-dis.nl/d/trotzkismus.pdf.

2 Protokolle des Dritten Kongress der Kommunistischen Internationale, Verlag der Komintern, Hamburg, 1921 : http://ciml.250x.com/archive/comintern/german/3congress_comintern_protocoll_1921.pdf.

3 Trotzki, Was nun ? Schicksalsfragen des deutschen Proletariats : http://www.marxistsfr.org/deutsch/archiv/trotzki/1932/wasnun/index.htm.

4 Le chancelier Brüning exerce les fonctions de chancelier de 1930 à 1932. Il prononce, pendant son mandat, la dissolution des SS et SA. Le 28 mars 1930, le vieux président Hindenburg le nomme chancelier. Brüning forme un gouvernement minoritaire soutenu par les partis du centre. En juillet 1930, pour contourner le blocage parlementaire, Brüning instaure, conformément à l’article 48 de la Constitution de Weimar, un mode opératoire de décrets-lois. Le Reichstag s’y oppose et Brüning dissout l’assemblée, espérant ainsi trouver un meilleur soutien. Or, après les élections de septembre 1930, au cours desquelles le Parti nazi passe de 14 à 107 députés, Brüning doit former un gouvernement minoritaire avec l’appui du SPD. Le monarchiste von Papen membre du Zentrum catholique, fit échouer Brüning, ce qui lui valut d’être appelé par Hindenburg à la Chancellerie le 1er juin 1932 pour former le « cabinet des barons », favorable aux intérêts des grands industriels. Exclu de son parti, cherchant à rallier à sa majorité les nazis, il légalise les SS et SA, ce qui provoque une recrudescence des bagarres de rue et lui donne le prétexte de proclamer la loi martiale à Berlin. Il dissout le gouvernement local prussien, de centre-gauche-social-démocrate et ouvre à Hitler une voie royale vers le pouvoir.

5 Kommunistische Partei-Opposition: parti issu du KPD stalinien, formé en 1928 et dirigé par August Brandler et Thalheimer.

6 Sozialistische Arbeiter Partei Deutschlands (SAPD), socialistes de gauche, scission du SPD, créé en 1931, 300.000 adhérents ; membre du Bureau de Londres, qui regroupait le Parti travailliste indépendant (ILP), le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) d’Andres Nin, le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) de Marceau Pivert, l’OSP et le RSAP néerlandais. Il proposa un « front unique antifasciste », accepté par le KPD-O et les trotskystes mais rejeté par le KPD et le SPD.

7 Trotzki, Der Einzige Weg, 1932 : https://www.marxists.org/deutsch/archiv//trotzki/1932/09/index.htm.

8 Weitling (1808-1871). Tailleur et militant en vue du mouvement ouvrier d'Allemagne à ses débuts, inspirateur de la Ligue des Justes et théoricien du communisme "chrétien" et "égalitaire" (utopique). Marx loua ses "écrits géniaux" et Engels le qualifia de "fondateur du communisme allemand".

9 Ludovico d’Aragona (1876-1961) fut à la tête de la CGL de 1918 à 1925. Il avait proposé en 1922 une « unité antifasciste » en s’alliant aux partisans de D’Annunzio et aux syndicalistes-révolutionnaires. Après la chute du fascisme, il redevint député puis en 1948 fut nommé sénateur à vie. Comme fondateur en 1947 du parti socialiste des travailleurs italiens (PSLI), social- démocrate, il devint ministre de plusieurs gouvernements démocrates-chrétiens De Gasperi.

10 Trotzki, Soll der Faschismus wirklich siegen ? Deutschland – der Schlüssel zur internationalen Lage, Berlin 1931, Linke Opposition der KPD; Verleger: Anton Grylewicz: sozialistischeklassiker2punkt0/trotzki/1931/leo-trotzki-soll-der-faschismus- wirklich-siegen.

11 Scission du KPD, en avril 1928, dont le chef était Hugo Urbahns (1890-1946). Ce mini-parti passa rapidement de 6.000 à 1.000 membres. Le parti d’Hugo Urbahns était contre la défense de l’union soviétique qu’il qualifiait d’impérialiste. Il fut vivement attaqué par Trotski dans sa brochure : Die Verteidigung der Sowjetrepublik und die Opposition. Die Ultralinken und der Marxismus. Welchen Weg geht der Leninbund ? Berlin 1929.

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