1867

Cet article fut �crit en mai-juin 1895. Dans sa lettre � Kautsky du 21 mai 1895, Engels faisait part de son intention de publier dans la revue th�orique de la social-d�mocratie allemande, la Neue Zeit, un compl�ment au livre III du Capital sous la forme de deux articles.

Le premier, � Loi de la valeur et taux de profit � a �t� r�dig� pour r�pondre au bruit soulev� par certains �conomistes � propos de pr�tendues contradictions entre les livres I et III et ne fut publi� qu’apr�s la mort d’Engels.


Le Capital - Livre troisi�me

Le proc�s d'ensemble de la production capitaliste

Karl MARX

Compl�ment et suppl�ment au livre III du Capital
F. Engels (1)


Depuis que le Livre III du Capital est soumis au jugement du public, il a d�j� donn� mati�re � des interpr�tations nombreuses et vari�es. Il fallait s'y attendre. Dans cette �dition, j'ai tenu avant tout � �tablir un texte aussi authentique que possible, � pr�senter, chaque fois que je le pouvais, les derniers r�sultats des recherches de Marx dans ses propres termes et � n'entrer en sc�ne que quand c'�tait absolument in�vitable ; dans ce cas, il importait que le lecteur n'ait aucun doute sur la personne qui s'adressait � lui. On m'en a bl�m�, pensant que j'aurais d� transformer la documentation qui �tait � ma disposition en un livre syst�matiquement �labor� en faire un livre comme disent les Fran�ais ; bref, j'aurais d� sacrifier l'authenticit� du texte � la commodit� du lecteur. Mais ce n'est pas ainsi que j'avais compris ma t�che. Rien ne justifiait un tel remaniement ; un homme tel que Marx peut pr�tendre � �tre entendu lui-m�me, � voir ses d�couvertes scientifiques livr�es � la post�rit� dans toute l'authenticit� de son propre expos�. De plus, je n'avais aucune envie de porter atteinte, comme je l'ai vu faire dans d'autres cas, � l’œuvre posthume d'un homme aussi sup�rieur que Marx ; cela m'e�t sembl� un parjure. Enfin, cela n'aurait pr�sent� aucune utilit�. Il ne sert absolument de rien de se mettre en frais pour des gens qui ne peuvent ni ne veulent lire et qui, d�s le Livre I�, se sont donn� plus de peine � le mal comprendre qu'il n’en fallait � le bien comprendre. Mais pour ceux qui veulent v�ritablement comprendre, c'est justement l'original qui �tait le plus important. Pour eux, mes remaniements auraient eu, tout au plus, la valeur d'un commentaire, et encore d'un commentaire sur quelque chose d'in�dit, d'inaccessible ; � la premi�re controverse, il aurait fallu confronter avec l'original ; � la seconde et � la troisi�me sa publication in extenso aurait �t�, de toute fa�on, in�vitable.

Or de pareilles controverses vont de soi � propos d'une œuvre apportant tant de choses nouvelles et qui, en outre, n'est qu'un travail de premier jet, rapidement esquiss� et comportant parfois des lacunes. C'est ici que mon intervention peut avoir quelque utilit� pour apporter des �claircissements, pour mettre mieux en valeur des points de vue importants dont la signification ne ressort pas de fa�on assez convaincante dans le texte et pour ajouter au texte �crit en 1865 divers compl�ments importants, n�cessit�s par l'�tat des choses en 1895. En fait, il y a deux questions d�j� o� une courte explication me para�t n�cessaire.

I : Loi de la valeur et taux de profit

Il �tait � pr�voir que la solution de la contradiction apparente entre ces deux facteurs entra�nerait des discussions aussi bien apr�s qu'avant la publication du texte de Marx. Beaucoup s'�taient attendus � un pur miracle et se sont trouv�s d��us en constatant qu'au lieu des tours de passe‑passe attendus la contradiction y est r�solue de fa�on simplement rationnelle, prosa�que et sens�e. Le plus joyeux de ces d��us est naturellement l'illustre M.Loria bien connu. Il a enfin trouv� le point d'appui d'Archim�de gr�ce auquel m�me un nain de son calibre peut soulever la construction gigantesque et solide de Marx et la pulv�riser. Quoi ! s'exclame‑t‑il, indign�, est‑ce l� une solution ? Mais c’est une pure mystification ! Quand les �conomistes parlent de valeur, ils pensent � celle qui s'�tablit effectivement dans l'�change.

� Mais se pr�occuper d'une valeur � laquelle les marchandises ne sont pas vendues ni ne peuvent jamais l’�tre (n� possono vendersi mai),aucun �conomiste ayant un grain d'intelligence ne l'a fait ni ne le fera jamais... Lorsque Marx affirme que la valeur � laquelle les marchandises ne sont jamais vendues est d�termin�e proportionnellement au travail qu'elles contiennent, que fait‑il d'autre que de r�p�ter en l'inversant, l'assertion des �conomistes orthodoxes, � savoir que la valeur � laquelle les marchandises sont vendues n'est pas proportionnelle au travail qu'elles ont n�cessit� ? ... Rien ne sert non plus de dire, comme Marx, que, malgr� l'�cart des prix individuels par rapport aux valeurs individuelles, le prix global de l'ensemble des marchandises co�ncide toujours avec leur valeur globale, ou encore avec la quantit� de travail contenue dans l'ensemble des marchandises. Car, puisque la valeur n’est pas autre chose que le rapport dans lequel une marchandise s'�change contre une autre, la simple notion d'une valeur globale est d�j� une absurdit�, un non‑sens... une contradictio in adjecto. �

D'apr�s Loria, d�s le d�but de son œuvre, Marx dit que l'�change ne pourra poser comme �gales deux marchandises que si elles renferment un �l�ment de m�me nature et de m�me grandeur qui est pr�cis�ment la quantit� identique de travail contenue en elles. Et maintenant Marx se renie solennellement lui‑m�me en pr�tendant que les marchandises s'�changent dans un rapport tout diff�rent de celui qui r�git les quantit�s de travail qu'elles contiennent.

� A‑t‑on jamais vu une si parfaite r�duction � l'absurde, une plus grande faillite th�orique ? A‑t‑on jamais commis suicide scientifique avec plus de pompe et de solennit� ? � (Nuova Antologia, 1� f�vrier 1895, p. 477-479).

Notre Loria, on le voit, est tout heureux. N'avait‑il pas raison de traiter Marx comme son semblable, c'est‑�‑dire comme un vulgaire charlatan ? Voyez vous‑m�me : Marx se moque de son public, tout comme Loria ; il vit de mystifications, tout comme le plus petit professeur italien d'�conomie. Mais tandis que Dulcamara peut se le permettre, parce qu'il conna�t son m�tier, Marx, par contre, ce lourdaud nordique, tombe de maladresse en maladresse, entasse non‑sens sur absurdit�, si bien qu'il ne lui reste plus que le suicide solennel.

R�servons pour plus tard l'affirmation que les marchandises n'ont jamais �t� vendues aux valeurs d�termin�es par le travail, ni ne peuvent l'�tre. Tenons‑nous ici � l'affirmation de M. Loria que

� la valeur n'est pas autre chose que le rapport dans lequel une marchandise s'�change contre une autre et que, par cons�quent, la simple notion d'une valeur globale des marchandises est une absurdit�, un non‑sens, etc. �.

Donc, le rapport dans lequels s'�changent deux marchandises, leur valeur, est quelque chose de tout � fait fortuit, venu de l'ext�rieur, et pouvant varier du jour au lendemain. Qu'un quintal m�trique de froment s'�change contre un gramme ou un kilogramme d'or, cela ne d�pend pas le moins du monde de conditions inh�rentes au froment ou � l'or, mais de circonstances totalement �trang�res � tous deux. S'il n'en �tait pas ainsi, en effet, ces conditions devraient intervenir aussi dans l'�change, le dominer dans l'ensemble et avoir une existence autonome, ind�pendamment m�me de l'�change, de sorte qu'il pourrait �tre question d'une valeur globale des marchandises. Cela, pour notre illustre Loria, est une absurdit�. Le rapport dans lequel s'�changent deux marchandises, c'est cela leur valeur, un point, c'est tout. La valeur est donc identique au prix et chaque marchandise a autant de valeurs que de prix possibles. Le prix est d�termin� par l'offre et la demande, et celui qui veut en savoir davantage est un imb�cile, s'il compte sur une r�ponse.

Cependant, il y a ici une petite difficult�. A l'�tat normal, offre et demande co�ncident. Partageons donc toutes les marchandises existant dans le monde en deux moiti�s : le groupe de la demande et celui, qui lui est �gal, de l'offre. Supposons que chaque moiti� represente un prix de mille milliards de marks, de francs, de livres sterling ou ce que l'on voudra. D'apr�s Adam Riese, cela fait au total un prix ou une valeur, de deux mille milliards. Non‑sens, absurdit�, dit M. Loria. Les deux groupes peuvent bien repr�senter ensemble un prix de deux milliards, mais, pour la valeur, c'est autre chose. Si nous parlons prix, 1 000 + 1 000 = 2 000 ; mais, si nous parlons valeur, 1 000 + 1 000 = 0. Du moins dans notre cas, o� il s'agit de la totalit� des marchandises. Car ici la marchandise de chacun des deux �changistes ne vaut 1 000 milliards que parce que chacun veut et peut donner cette somme pour la marchandise de l'autre. Mais, si nous r�unissons la totalit� des marchandises de l'un et de l'autre dans la main d'un troisi�me, le premier ne d�tient plus aucune valeur, l'autre pas davantage et le troisi�me encore moins. A la fin, personne ne poss�de plus rien. Nous admirons � nouveau la sup�riorit� avec laquelle notre Cagliostro m�ridional a si bien liquid� la notion de valeur qu'il n'en reste pas la moindre trace. Voil� bien le summum de l'�conomie vulgaire [1] !

Dans les Archiv f�r soziale Gesetzgebung [2] de Braun, VII, cahier 4, Werner Sombart donne un expos�, dans l'ensemble excellent, des grandes lignes du syst�me de Marx. C'est la premi�re fois qu'un professeur d'universit� allemand se montre capable de voir, en gros, dans les �crits de Marx ce que celui‑ci y a r�ellement dit, au point de d�clarer qu'une critique du syst�me de Marx ne peut consister � la r�futer, � que s'en chargent ceux qui ont des ambitions politiques �, mais seulement � le d�velopper plus avant. Il va de soi que Sombart, lui aussi, se pr�occupe de notre sujet. Il examine le probl�me suivant : quelle signification poss�de la valeur dans le syst�me de Marx ? Il aboutit � ce r�sultat que la valeur n'appara�t pas dans le rapport d'�change des marchandises produites suivant le mode capitaliste. Les agents de la production capitaliste n'en ont pas conscience. Elle n'est pas un fait empirique, mais un fait de pens�e, un fait logique. La notion de valeur, dans sa d�finition mat�rielle, chez Marx, n'est rien d'autre que l'expression �conomique du fait que constitue la force productive sociale du travail comme base de la vie �conomique, ; la loi de la valeur domine, en derni�re instance, les processus �conomiques dans un r�gime d'�conomie capitaliste. Elle y a d'une fa�on tr�s g�n�rale le contenu suivant : la valeur des marchandises est la forme sp�cifique et historique sous laquelle s'impose la force productive du travail qui domine, en dernier ressort, tous les processus �conomiques. ‑ Ainsi parle Sombart ; on ne peut affirmer que cette fa�on de concevoir la signification de la loi de la valeur pour le mode de production capitaliste soit inexacte. Elle nie para�t toutefois con�ue de fa�on un peu trop large et susceptible d'�tre saisie d'une mani�re plus serr�e et plus pr�cise ; � mon avis, elle n'�puise nullement toute la port�e de la loi de la valeur pour les phases de d�veloppement �conomique de la soci�t� r�gies par cette loi.

Dans le Sozzialpolitisches Centralblatt de Braun du 25 f�vrier 1895, n� 22, se trouve un article �galement excellent de Conrad Schmidt sur le Livre III du Capital. Au sujet de cet article, soulignons surtout qu'il montre comment la fa�on dont Marx d�duit le profit moyen de la plus‑value r�pond pour la premi�re fois � une question que, jusqu'alors, l'�conomie n'avait m�me pas soulev�e, � savoir : comment se d�termin� la grandeur du taux moyen de profit et comment se fait‑il que celui‑ci s'�l�ve � 10 ou 15 % par exemple, plut�t qu'� 50 ou 100% ? Depuis que nous savons que la plus‑value que s'approprie le capitaliste industriel de premi�re main est la seule et unique source d'o� d�coulent le profit et la rente fonci�re, cette question se r�sout d'elle‑m�me. Cette partie de l'article de Schmidt pourrait �tre directement �crite pour des �conomistes � la Loria, si ce n'�tait peine perdue que de vouloir ouvrir les yeux � ceux qui refusent de voir.

Schmidt fait, lui aussi, des r�serves formelles sur la loi de la valeur. Il l'appelle une hypoth�se scientifique, �mise pour expliquer le proc�s d'�change r�el et qui se r�v�le �tre le point de d�part th�orique in�vitable, �clairant m�me les ph�nom�nes de concurrence entre les prix qui pourtant paraissent la contredire totalement ; d'apr�s Schmidt, sans la loi de la valeur, il n'y a plus de compr�hension th�orique possible du mouvement �conomique de la r�alit� capitaliste. Dans une lettre priv�e qu'il m'autorise � citer, Schmidt soutient que la loi de la valeur, dans les limites du syst�me de production capitaliste, est tout bonnement une fiction, bien qu'elle soit une n�cessit� th�orique. A mon avis, cette opinion n'est point du tout justifi�e. Pour la production capitaliste, la loi de la valeur a une port�e infiniment plus grande et plus pr�cise que celle d'une simple hypoth�se, et � plus forte raison que celle d'une fiction, m�me n�cessaire.

Aussi bien Sombart que Schmidt ‑ l'illustre Loria ne trouve sa place ici que comme repoussoir comique caract�ristique de l'�conomie vulgaire ‑ ne tiennent pas assez compte qu'il ne s'agit pas ici d'un processus purement logique, mais historique, et de son reflet explicatif dans la pens�e, de la recherche logique de ses rapports internes.

Le passage crucial se trouve chez Marx � la page 154 du Livre III :

�Toute la difficult� provient de ce que les marchandises ne sont pas �chang�es simplement en tant que telles, mais en tant que produits de capitaux qui pr�tendent participer � la masse totale de la plus‑value proportionnellement � leur grandeur et, � grandeur �gale, r�clament une participation �gale. �

Pour illustrer cette diff�rence, Marx suppose que les ouvriers en possession de leurs moyens de production, qu'ils travaillent en moyenne avec une intensit� �gale et pendant un m�me laps de temps et enfin qu'ils �changent directement leurs marchandises entre eux. Dans ces conditions, pendant une journ�e, deux ouvriers auraient ajout� par leur travail une m�me valeur nouvelle � leur produit, mais le produit de chacun poss�derait une valeur diff�rente suivant le travail ant�rieur d�j� mat�rialis� dans les moyens de production. Cette derni�re fraction de valeur repr�senterait le capital constant de l'�conomie capitaliste, le capital variable serait cette fraction de la valeur nouvellement ajout�e qui a �t� consacr�e aux moyens de subsistance de l'ouvrier, enfin le reliquat de la valeur nouvelle repr�senterait la plus-value qui, dans notre cas, appartiendrait � l'ouvrier. Les deux ouvriers recevraient donc des valeur �gales apr�s d�duction de ce qui est destin� � remplacer la fraction � constante � de valeur qu'ils ont simplement avanc�e ; le rapport entre la fraction repr�sentant la plus-value et la valeur des moyens de production ‑ ce qui correspondrait aux taux de profit capitaliste ‑ serait diff�rent pour chacun d'eux. Mais comme chacun d'eux r�cup�re, au cours de l'�change, la valeur des moyens de production, ce serait l� une circonstance absolument indiff�rente.

� L'�change de marchandises � leur valeur, ou � peu pr�s, n�cessite un degr� de d�veloppement moindre que l'�change aux prix de production qui requiert un d�veloppement capitaliste plus avanc�... M�me si l'on ne tient pas compte du fait que les prix et leur mouvement sont domin�s par la loi de la valeur, il est donc tout � fait conforme � la r�alit� de consid�rer que la valeur des marchandises pr�c�de, du point de vue non seulement th�orique, mais aussi historique, leur prix de production. Ceci est valable pour les cas o� les moyens de production appartiennent � l'ouvrier; ceci est le cas, dans l� monde ancien comme dans le monde moderne, pour le paysan poss�dant son fonds et cultivant lui-m�me et pour l'artisan. Ceci concorde �galement avec notre opinion �mise pr�c�demment, � savoir que la transformation des produits en marchandises r�sulte de l'�change entre diff�rentes communaut�s et non pas entre membres d'une seule et m�me commune. Ce qui vaut pour ces conditions primitives vaut �galement pour les conditions ult�rieures, fond�es sur l'esclavage et le servage, de m�me que pour les corporations artisanales, aussi longtemps que les moyens de production immobilis�s dans chaque branche ne peuvent �tre transf�r�s que difficilement d'une branche � l'autre, et que, dans certaines limites, les diff�rentes sph�res de production se comportent entre elles comme le feraient des pays �trangers ou des communaut�s communistes. � (Marx : Le Capital, Livre III, I, p. 155, 156.)

Si Marx avait eu le temps de revoir encore le Livre III, il aurait sans aucun doute donn� � ce passage un d�veloppement plus important. Tel que nous le voyons ici, il ne donne qu'une �bauche � peine indiqu�e de ce qu'il y aurait � dire sur le sujet. Etudions‑le donc d'un peu plus pr�s.

Nous savons tous qu'aux commencements de la soci�t� les produits sont consomm�s par les producteurs eux‑m�mes et ceux‑ci s'organisent tout naturellement en communes plus ou moins communistes; nous savons aussi que l'�change avec des �trangers de l'exc�dent de ces produits, inaugurant la transformation des produits en marchandises, est survenu plus tard, n'ayant d'abord lieu qu'entre communes isol�es de tribus diff�rentes pour s'instaurer par la suite � l'int�rieur de la commune contribuant ainsi essentiellement � sa d�sagr�gation en groupes familiaux, plus ou moins importants. M�me apr�s cette dissolution, les chefs de famille, pratiquant l'�change, restaient des paysans travaillant eux‑m�mes, produisant presque tout ce dont ils avaient besoin avec l'aide de leur famille et sur leur propre terre. Ils n'acqui�rent qu'une petite fraction des objets qui leur sont n�cessaires par l'�change de leur propre produit exc�dentaire. La famille ne cultive pas seulement sa terre et �l�ve son b�tail, elle en transforme aussi les produits en articles de consommation, moud elle‑m�me encore par endroits � l'aide du moulin � bras, fait le pain, file, teint et tisse le lin et la laine, tanne le cuir, �l�ve et r�pare des constructions en bois, fabrique des ustensiles et des outils, menuise et forge assez souvent, en sorte que la famille ou le groupe familial se suffit pour l'essentiel.

Le peu de choses qu'une telle famille �tait conduite � acqu�rir par �change ou � acheter consistait surtout jusqu'au d�but du XIX� si�cle, en Allemagne, en objets de production artisanale, c'est‑�‑dire dont la fabrication �tait bien connue du paysan, et s'il ne les produisait pas lui‑m�me, c'est soit que la mati�re premi�re ne lui en �tait pas accessible, soit que l'article achet� �tait bien meilleur et bien moins cher. Le paysan du Moyen Age connaissait donc assez exactement le temps de travail n�cessaire � la fabrication des objets qu'il acqu�rait par �change. Le forgeron, le charron du village travaillaient sous ses yeux; de m�me le tailleur et le cordonnier qui, dans ma jeunesse encore, visitaient nos paysans rh�nans les uns apr�s les autres et transformaient en v�tements et en chaussures les mat�riaux que les paysans avaient eux‑m�mes produits. Le paysan ainsi que ceux � qui il achetait �taient eux-m�mes des ouvriers (producteurs directs) et les articles �chang�s �taient les propres produits de chacun. Qu'avaient‑ils d�pens� pour la fabrication de ces produits ? Du travail et seulement du travail : pour remplacer les outils, ou pour produire la mati�re premi�re et la travailler, ils n'avaient d�pens� rien d'autre que leur propre force de travail ; comment pourraient‑ils alors �changer leurs produits contre ceux d'autres producteurs travaillant eux-m�mes autrement que dans le rapport du travail fourni ? Non seulement le temps de travail employ� � ces produits �tait la seule mesure propre � �valuer quantitativement les grandeurs � �changer, mais il n'y en avait pas d'autre possible. Peut‑on croire que le paysan ou l'artisan aient �t� assez stupides pour �changer le produit de dix heures de travail de l'un contre celui d'une seule heure de travail de l'autre ? Pour toute la p�riode de l'�conomie naturelle paysanne, il n'y a pas d'autre �change possible que celui o� les quantit�s de marchandises �chang�es tendent � se mesurer de plus en plus d'apr�s les quantit�s de travail qu'elles mat�rialisent. Du moment o� l'argent p�n�tre dans cette forme d'�conomie, la tendance � se conformer � la loi de la valeur (et, notez bien, telle que Marx l'a formul�e) devient, d'une part, plus manifeste, mais de l'autre elle est d�j� troubl�e par les interventions du capital usuraire et de la rapacit� fiscale, les p�riodes o� les prix co�ncident en moyenne � peu de chose pr�s avec les valeurs sont d�j� plus longues.

Il en est de m�me pour l'�change entre les produits des paysans et ceux des artisans citadins. Au d�but il se fait directement, sans intervention du commer�ant, les jours de march� dans les villes, o� le paysan vend et fait ses achats. Ici encore, non seulement les conditions de travail de l'artisan sont connues du paysan, mais celles du paysan le sont aussi de l'artisan. Car celui‑ci est encore un peu paysan. Il ne poss�de pas seulement son jardin potager et son verger, mais souvent un petit champ, une vache ou deux, des porcs, de la volaille, etc. Les gens du Moyen Age �taient donc capables de calculer assez exactement les frais de production des uns et des autres en mati�re premi�re, mat�riaux auxiliaires, temps de travail, ‑ du moins en ce qui concernait les articles d'usage courant et g�n�ral.

Mais comment fallait‑il calculer, ne serait‑ce que de fa�on indirecte et relative, la quantit� de travail servant de mesure dans les �changes, quand il s'agissait de produits qui demandaient un travail assez long, interrompu � intervalles irr�guliers, d’unrapport peu s�r, comme par exemple le bl� et le b�tail ? Et, par dessus le march�, pour des gens ne sachant pas calculer ? Evidemment par un long proc�s d'approximation en zigzag, de nombreux t�tonnements dans le noir o�, comme toujours, on n'apprenait qu'� ses d�pens. Cependant, la n�cessit� pour chacun de rentrer finalement dans ses frais remit toujours les choses dans le bon chemin, et le petit nombre d'esp�ces diff�rentes d'objets en circulation ainsi que l'immuabilit� souvent s�culaire de leur mode de production rendaient le but plus facile � atteindre. Ce qui prouve qu'il ne fallut pas un temps tr�s long pour que la valeur relative de ces produits soit �tablie avec une approximation suffisante, c’est que la marchandise qui semble devoir s'y pr�ter le moins facilement � cause de la longue dur�e de production de chaque individu, je veux dire le b�tail, fut la premi�re marchandise mon�taire assez g�n�ralement reconnue. Pour en arriver l�, il �tait n�cessaire que la valeur du b�tail, son rapport d'�change avec toute une s�rie d'autres marchandises aient d�j� atteint une fixit� assez exceptionnelle, reconnue sans conteste sur le territoire de nombreuses tribus. Les gens d'alors �taient certainement assez intelligents ‑ aussi bien les �leveurs de b�tail que leurs pratiques ‑ pour ne pas faire don du temps de travail qu'ils avaient d�pens�, sans obtenir un �quivalent en �change. Bien au contraire : plus les gens sont proches de l'�tat primitif de la production marchande ‑ les Russes et les Orientaux, par exemple ‑ plus ils gaspillent de temps, encore maintenant, pour obtenir par un marchandage dur et opini�tre la contrepartie parfaite de ce que leur produit a co�t� de temps de travail.

Partant de cette d�termination de la valeur par le temps de travail, s'est alors d�velopp�e la production marchande tout enti�re, et en m�me temps les multiples relations o� les divers aspects de la loi de la valeur s'affirment, tels qu'ils sont expos�s dans la premi�re section du Livre I du Capital et plus particuli�rement les conditions dans lesquelles seul le travail est cr�ateur de valeur. Et de plus, ces conditions se r�alisent sans parvenir � la conscience des int�ress�s, elles ne peuvent �tre abstraites de la pratique quotidienne que par une �tude th�orique difficile; elles agissent donc � la mani�re de lois naturelles, ce que Marx a d�montr� comme d�coulant n�cessairement de la nature m�me de la production marchande. Le progr�s le plus important et le plus marquant fut le passage � la monnaie‑m�tal, mais sa cons�quence fut que la d�termination de la valeur par le temps de travail n'�tait d�sormais plus visible � la surface de l'�change des marchandises. L'argent devint pratiquement la mesure d�cisive de la valeur; cela d'autant plus que les marchandises mises dans le commerce �taient plus diverses, qu'elles venaient de pays plus lointains et qu'il devenait par cons�quent moins facile de contr�ler le temps de travail n�cessaire � leur production. Au d�but, l'argent lui‑m�me provenait en grande partie de l'�tranger; m�me lorsque du m�tal pr�cieux �tait extrait dans le pays lui‑m�me, le paysan ou l'artisan n'�taient pas toujours capables d'�valuer le travail consacr� � cette extraction‑, en outre, l'habitude de compter en num�raire avait obscurci la conscience qu'ils avaient du caract�re du travail en tant que mesure de valeur; dans la conception populaire, l'argent commen�ait � repr�senter la valeur absolue.

Bref, la loi de la valeur de Marx est g�n�ralement valable, pour autant toutefois que des lois �conomiques peuvent l'�tre, pour toute la p�riode de la production simple de marchandises, donc jusqu'au moment o� cette derni�re subit une modification par l'av�nement du mode de production capitaliste. Jusque‑l�, les prix s'orientent vers les valeurs d�termin�es par la loi de Marx et oscillent autour de ces valeurs ; en sorte que, plus se d�veloppe la production marchande simple et plus les prix moyens ayant cours pendant d'assez longues p�riodes, que ne trouble aucun bouleversement violent venu de l'ext�rieur, co�ncident avec les valeurs, dans la limite d'�carts n�gligeables. La loi de la valeur de Marx est donc �conomiquement valable en g�n�ral pour une p�riode allant du d�but de l'�change qui transforme les produits en marchandises jusqu'au XV� si�cle de notre �re. Mais l'�change de marchandises remonte � une �poque pr�historique qui nous ram�ne en Egypte au moins � 2500, peut‑�tre 5 000, � Babylone � 4 000 et peut‑�tre 6 000 ann�es avant notre �re; la loi de la valeur a donc r�gn� pendant une p�riode de 5 000 �7 000 ans. Admirez maintenant le s�rieux de M. Loria qui consid�re que la valeur, ayant eu cours de fa�on directe et g�n�rale pendant toute cette p�riode, est une valeur � laquelle les marchandises ne sont ou ne seront jamais vendues et dont aucun �conomiste poss�dant un grain de bon sens ne se souciera jamais !

Jusqu'ici nous n'avons pas encore parl� du commer�ant. D'ailleurs, il �tait possible de diff�rer son intervention jusqu'au moment du passage de la production marchande simple � la production capitaliste. Le marchand �tait l'�l�ment r�volutionnaire dans cette soci�t� o� tout �tait stable, pour ainsi dire par h�r�dit� ; le paysan recevait par h�ritage et de fa�on presque inali�nable non seulement son arpent, mais aussi sa position de propri�taire libre, de fermier libre ou d�pendant ou de serf; l'artisan de la ville, son m�tier et ses privil�ges corporatifs, chacun d'eux recevait en outre sa client�le, son march�, de m�me son habilet� form�e d�s sa jeunesse pour ce m�tier h�r�ditaire. C'est dans ce monde qu'apparut le commer�ant qui devait �tre � l'origine de son bouleversement. Il n'en fut pas le r�volutionnaire conscient, mais bien au contraire la chair de sa chair, le sang de son sang. Le commer�ant du Moyen Age n'�tait pas du tout individualiste, il �tait avant tout membre d'une association comme tous ses contemporains. A la campagne r�gnait la communaut� de marche (Markgenossenschaft) n�e du communisme primitif. Chaque paysan poss�dait � l'origine le m�me fonds avec d'identiques parcelles de terre de chaque qualit� et par cons�quent une m�me part de droits sur la marche commune. Lorsque la communaut� de marche devint ferm�e, et qu'aucune nouvelle terre ne fut plus distribu�e, les h�ritages, etc., entra�n�rent une subdivision des terres et par cons�quent aussi celle des droits communaux. Cependant l'arpent entier restait l'unit�, si bien qu'il y eut dans la terre commune des demis, des quarts, des huiti�mes d'arpent auxquels correspondaient des demis, des quarts, des huiti�mes de participation � la marche commune. Sur cet exemple de la communaut� de marche se model�rent par la suite toutes les associations productives et surtout les corps de m�tier dans les villes. Leur organisation n'�tait que l'application de la constitution de marche � un privil�ge artisanal et non plus � un territoire limit�. La base de toute l'organisation �tait la participation �gale de chaque associ� aux privil�ges et jouissances assur�s � la communaut�, ce qui s'exprime encore de mani�re frappante dans le privil�ge de la Garnnahrung de 1527 d'Elberfeld et de Barmen (THUN, Industrie am Niederrhein, II, p. 164 et suivantes). De m�me pour les membres des corporations des mines, chaque portion de mine �tait �gale et divisible avec ses droits et ses devoirs, tout comme l'�tait l'arpent des membres de la communaut� de marche. Tout cela est applicable au m�me degr� aux associations marchandes qui donn�rent naissance au commerce d'outre‑mer. Les V�nitiens et les G�nois dans les ports d'Alexandrie ou de Constantinople, chaque � nation � dans son propre fondaco ‑ maison d'habitation, h�tellerie, entrep�t, salle d'exposition et de vente, bureau central ‑ constituaient des corporations marchandes compl�tes. Elles �taient ferm�es aux concurrents et aux clients, fixaient entre elles leur prix de vente et leurs marchandises �taient d'une qualit� d�finie, souvent garantie par un contr�le public et une estampille; elles d�cidaient en commun du prix � payer aux indig�nes pour leurs produits, etc. Les Hans�ates n'agissaient pas autrement sur le � pont allemand � (Tydske Bryggen) � Bergen en Norv�ge, tout comme leurs concurrents hollandais et anglais d'ailleurs. Malheur � celui qui aurait vendu au‑dessous ou achet� au‑dessus du prix fix� ! Le boycott auquel il �tait alors soumis signifiait en ce temps‑l� la ruine totale, sans compter les punitions directes que la corporation infligeait au coupable. Mais d'autres associations, plus ferm�es encore, furent fond�es � des fins pr�cises, telles que la Maona de G�nes, ma�tresse pendant de longues ann�es, aux XIV' et XVe si�cles, des mines d'alun de Phoc�e en Asie Mineure et de l'�le de Chio, telle aussi la grande soci�t� commerciale de Ravensberg qui, depuis la fin du XIV� si�cle, faisait du n�goce avec l'Italie et l'Espagne, y fondant des comptoirs, enfin, la soci�t� allemande form�e de marchands d'Augsbourg ‑ les Fugger, Welser, V�hlin, H�chstetter, etc. ‑ ainsi que de Nuremberg ‑ les Hirschvogel et d'autres �qui participa avec un capital de 66 000 ducats et trois vaisseaux � l'exp�dition portugaise de 1505‑1506 aux Indes et qui en tira un b�n�fice net de 150 % suivant les uns, de 175% suivant les autres (HEYD, Levantehandel, II, p. 524); et toute une s�rie d'autres soci�t�s Monopolia qui excitaient tant la col�re de Luther.

Pour la premi�re fois, nous rencontrons ici un profit et un taux de profit. Qui plus est, les efforts des commer�ants s'emploient intentionnellement et consciemment � rendre ce taux de profit �gal pour tous les participants. Qu'il s'agisse des V�nitiens au Levant ou des Hans�ates dans le Nord, chacun parmi eux payait le m�me prix que ses voisins pour ses marchandises; elles lui co�taient les m�mes frais de transport, il en obtenait les m�mes prix et achetait du fret de retour aux m�mes prix que tout autre marchand de sa � nation �. Par cons�quent, le taux de profit �tait le m�me pour tous. Pour les grandes soci�t�s commerciales, la r�partition des b�n�fices se faisait au prorata de la part de capital engag�, tout aussi naturellement que la participation aux droits de march� �tait proportionnelle � la part de terrain et que les b�n�fices de la mine se r�partissaient au prorata des portions de mines. L'�galit� du taux de profit, qui, au sommet de son d�veloppement, est l'un des aboutissements de la production capitaliste, appara�t ici, sous sa forme la plus simple, comme une des sources historiques du capital, et m�me comme un descendant direct de l'association de marche elle-m�me, directement issue du communisme primitif.

Ce taux de profit primitif �tait n�cessairement tr�s �lev�. Le n�goce �tait tr�s risqu�, non seulement � cause de la piraterie qui s�vissait alors tr�s fortement, mais aussi parce que les nations concurrentes se permettaient quelquefois toutes sortes d'actes de violence quand l'occasion s'en offrait; enfin les d�bouch�s et leurs conditions d�pendaient de privil�ges accord�s par des princes �trangers qui souvent les violaient ou les rapportaient. Le b�n�fice devait donc n�cessairement comporter une forte prime d'assurance. En outre, le n�goce se faisait lentement, la conclusion des affaires demandait du temps et aux meilleures �poques, qui, il est vrai, duraient rarement longtemps, le commerce �tait un monopole, rapportant des profits de monopole. Ce qui prouve que le taux de profit �tait en moyenne tr�s �lev�, c'est le niveau �galement tr�s haut des taux d'int�r�t alors en vigueur, qui pourtant dans l'ensemble devaient toujours �tre inf�rieurs au pourcentage de b�n�fice commercial habituel.

Ce taux de profit �lev�, obtenu par l'action commune de l'association, mais identique pour tous les int�ress�s, n'�tait cependant valable que localement, � l'int�rieur de l'association, c'est‑�‑dire ici de la � nation �. Les V�nitiens, les G�nois, les Hans�ates, les Hollandais, bref chaque � nation � avait un taux de profit qui lui �tait particulier et qui, peut‑�tre bien au d�but, variait aussi d'une zone de d�bouch� � l'autre. Par une voie oppos�e, par la concurrence, s'imposa l'�galisation de ces divers taux de profit des associations. Ce furent d'abord les taux de profit des diff�rents march�s pour une seule et m�me nation. Si Alexandrie rapportait plus de b�n�fices que Chypre, Constantinople ou Tr�bizonde pour les marchandises v�nitiennes, les V�nitiens ont d� investir plus de capital pour Alexandrie, capital qu'ils retiraient du trafic avec les autres march�s. Vint ensuite le nivellement progressif des taux de profit entre les diverses nations exportant vers les m�mes march�s des marchandises identiques ou similaires ; il arriva fr�quemment que certaines de ces nations soient �touff�es ou disparaissent de la sc�ne. Ce proc�s fut continuellement interrompu par les �v�nements politiques, par exemple tout le commerce avec l'Orient fut ainsi ruin� � la suite des invasions mongoles et turques et, depuis 1492 [3], les grandes d�couvertes g�ographiques et commerciales acc�l�r�rent cette perte et la rendirent d�finitive.

L'extension subite des d�bouch�s et le bouleversement connexe des voies de communication n'apport�rent d'abord aucune modification essentielle dans la fa�on de pratiquer le commerce. Ce furent au d�but les associations qui continu�rent � assumer la plus large part du commerce vers les Indes et l'Am�rique. Mais, d'abord, les nations qui �taient derri�re ces associations �taient plus grandes. A la place des Catalans commer�ant avec le Levant, ce fut toute la Grande Espagne unifi�e qui se mit � commercer avec l'Am�rique ; � c�t� d'elle, deux grands pays, l'Angleterre et la France ; et m�me les plus petits, comme la Hollande et le Portugal, �taient toujours au moins aussi grands et aussi forts que Venise, la plus grande et la plus forte des nations commer�antes de la p�riode pr�c�dente. Le marchand voyageur (the merchant adventurer) des XVI� et XVII� si�cles y trouvait un appui qui rendait l'association prot�geant ses membres, m�me par les armes, de plus en plus superflue et les frais qu'elle occasionnait de plus en plus importants. Ensuite, la richesse se d�veloppait alors beaucoup plus vite entre les mains de particuliers, de sorte que bient�t des commer�ants isol�s. purent consacrer � une entreprise autant de fonds qu'auparavant toute une soci�t�. Les compagnies commerciales, l� o� elles subsistaient, se transform�rent en g�n�ral en corporations arm�es qui se mirent, sous la protection et la suzerainet� de la m�tropole, � conqu�rir des pays entiers nouvellement d�couverts et � les exploiter sous forme de monopoles. Mais, dans la mesure o� c'�tait avant tout l'Etat qui colonisait de nouvelles r�gions, le commerce par les associations dut s'effacer devant le commer�ant isol� ; ainsi l'�galisation du taux de profit releva‑t‑elle de plus en plus exclusivement de la seule concurrence.

Jusqu'� pr�sent, il n'a �t� question de taux de profit que pour le capital commercial ; car seuls existaient � ce moment le capital commercial et le capital usuraire, le capital industriel commen�ant seulement alors � se d�velopper. La production se trouvait encore principalement entre les mains d'ouvriers possesseurs de leurs propres moyens de production et dont le travail ne rapportait par cons�quent de plus‑value � aucun capital. S'ils avaient � c�der gratuitement une part du produit � un tiers, c'�tait toujours sous forme de tribut � des seigneurs f�odaux. Pour cette raison, le capital commercial ne pouvait, du moins au d�but, tirer son profit que des �trangers acheteurs de produits de son pays ou de ses compatriotes acheteurs de produits exotiques. Ce ne fut qu'� la fin de cette p�riode ‑ en Italie donc au moment du d�clin du commerce avec le Levant ‑ que la concurrence �trang�re et les d�bouch�s plus difficiles purent contraindre l'artisan producteur de marchandises d'exportation � c�der au commer�ant exportateur la marchandise au‑dessous de sa valeur. Nous voyons ainsi que dans le commerce int�rieur de d�tail entre les divers producteurs les marchandises se vendent en moyenne � leur valeur, mais, pour les raisons indiqu�es, elles ne le sont, en g�n�ral, pas dans le commerce international. C'est le contraire qui se passe aujourd'hui o� ce sont les prix de production qui ont cours dans le commerce en gros et le commerce international, tandis que dans le petit commerce des villes la formation des prix est r�gl�e par des taux de profit tout diff�rents. Si bien que maintenant, par exemple, la viande d'un bœuf subit une plus grande augmentation de prix en passant du commer�ant en gros londonien au consommateur particulier de Londres qu'entre le commer�ant en gros de Chicago et celui de Londres, compte tenu du transport.

L'instrument qui provoqua peu � peu cette r�volution dans la formation des prix, c'est le capital industriel. Il s'�tait d�j� �bauch� au Moyen Age, et ce dans trois domaines : navigation, mines, industries textiles. A l'�chelle o� les r�publiques maritimes italiennes ou hans�atiques pratiquaient la navigation, celle‑ci �tait impossible sans matelots, c'est‑�‑dire sans salari�s (dont la condition de salari�s pouvait se dissimuler sous des formes d'association avec participation aux b�n�fices) ; quant aux gal�res, il leur fallait �galement des rameurs, salari�s ou esclaves ; les membres d'une association pour l'extraction de m�taux, qui, � l'origine, �taient des travailleurs associ�s, s'�taient d�j� presque partout constitu�s en soci�t�s par actions pour l'exploitation de l'entreprise au moyen de salari�s.

Dans l'industrie textile, le commen�ant avait commenc� � prendre directement � son service les petits tisserands en leur fournissant le fil qu'il faisait transformer pour son compte en tissu, contre un salaire fixe, bref, en devenant, de simple acheteur, ce qui s'appela un Verleger (entrepreneur).

Nous trouvons ici les premiers d�buts de la constitution de plus‑value capitaliste. Laissons de c�t� les associations de mineurs, qui sont des corporations monopolistes ferm�es. Il est clair que les profits des armateurs �taient au moins ceux en usage dans leur pays, avec un suppl�ment particulier pour l'assurance, l'usure des bateaux, etc. Mais qu'en �tait‑il des entrepreneurs du textile qui, pour la premi�re fois, apport�rent sur le march� des marchandises produites directement pour le compte des capitalistes, les mettant en concurrence avec des marchandises de m�me esp�ce produites pour le compte des artisans ?

Le taux de profit du capital commercial existait d�j�. Il s'�tait d�j� �galis� � un taux � peu pr�s moyen, du moins dans une m�me localit�. Qu'est‑ce qui pouvait donc pousser le marchand � se charger de la fonction suppl�mentaire d'entrepreneur ? Une seule chose : la perspective d'un plus grand profit pour un prix de vente �gal � celui des autres. Cette perspective �tait fond�e. En embauchant le petit patron, il brisait les barri�res traditionnelles de la production dans lesquelles le producteur vendait son produit fini et rien d'autre. Le capitaliste commercial achetait la force de travail qui poss�dait encore pour le moment ses moyens de production, mais ne d�tenait d�j� plus la mati�re premi�re. En assurant ainsi au tisserand une occupation r�guli�re, il pouvait, par contre, comprimer le salaire de celui‑ci au point qu'une partie du temps de travail fourni demeurait impay�e. De cette fa�on, l'entrepreneur accaparait de la plus‑value en suppl�ment de son b�n�fice commercial ant�rieur. Il est vrai qu'en �change il devait investir un capital additionnel pour acheter, par exemple, du fil et le laisser entre les mains du tisserand jusqu'� ce que la marchandise soit termin�e, alors qu'autrefois il n'avait � payer le prix total qu'au moment de l'achat. Mais, premi�rement, dans la plupart des cas, il avait d�j� avanc� un certain capital extra au tisserand qui, en g�n�ral, n'acceptait les nouvelles conditions de production qu'asservi par des dettes. Deuxi�mement, et abstraction faite de ce qui pr�c�de, le compte s'�tablit d'apr�s le sch�ma suivant :

  Mettons que notre commer�ant fasse marcher son affaire d'exportation avec un capital de 36 000 ducats, sequins, livres sterling ou toute autre monnaie. Que 1 0000 servent � l'achat de marchandises de l'int�rieur, les 2 0000 autres �tant utilis�s dans les march�s d'outre‑mer. Supposons que le capital accomplisse une rotation en deux ans, ce qui fait une rotation annuelle de 15 000. Notre mar�chand d�cide alors de faire tisser pour son propre compte, de devenir entrepreneur. Combien de capital suppl�mentaire doit‑il consacrer � cette op�ration ? Admettons que le temps de production de la pi�ce de tissu qu'il a l'habitude de vendre soit en moyenne de deux mois, ce qui est certainement beaucoup. Admettons encore qu'il soit oblig� de tout payer comptant. Il doit donc ajouter assez de capital pour pouvoir fournir � ses tisserands du fil pour deux mois. Comme dans l'ann�e il a un roulement de 15 000, il ach�te en deux mois pour 2 500 de tissu. Disons que 2 000 repr�sentent la valeur du fil et 500 le salaire pour le tissage, notre marchand a donc besoin d'un capital additionnel de 2 000. Supposons enfin que la plus‑value qu'il s'approprie aux d�pens du tisserand, d'apr�s la nouvelle m�thode, s'�l�ve seulement � 5 % de la valeur du tissu, ce qui, certainement, repr�sente un taux tr�s modeste de plus‑value de 25% (2 000 c + 500 v + 125 pl ; pl' = 125 / 500 = 25% p' = 125 / 2500 = 5%). Nous voyons que notre marchand fait sur sa rotation annuelle de 15 000 un profit extra de 750 et recouvre donc son capital additionnel en 2 ann�es ⅔.

Mais pour acc�l�rer sa vente et donc sa rotation et arriver par l� � faire, avec le m�me capital, soit le m�me profit en un temps plus court, soit un profit plus grand dans le m�me temps, il fera don � l'acheteur d'une petite partie de sa plus‑value, il vendra � meilleur compte que ses concurrents. A leur tour, ces derniers se transformeront progressivement en entrepreneurs. A ce moment‑l�, le profit extra se r�duit pour tous au profit habituel, ou lui devient m�me inf�rieur pour un capital qui a augment� pour tous. L'�galit� du taux de profit est r�tablie, bien qu'elle puisse l'�tre � un niveau diff�rent par le fait qu'une partie de la plus‑value r�alis�e � l'int�rieur a �t� c�d�e aux acheteurs de l'�tranger.

Le pas suivant dans l'assujettissement de l'industrie au capital s'effectue par l'apparition de la manufacture. Elle aussi permet au manufacturier de produire � meilleur compte que son concurrent surann�, l'artisan. Ce manufacturier, aux XVII�et XVIII� si�cles - en Allemagne g�n�ralement jusqu'en 1850 et m�me, par endroits, jusqu'� nos jours ‑ �tait le plus souvent son propre commer�ant exportateur. Le m�me processus se r�p�te : la plus‑value qu'il s'est appropri�e permet au capitaliste manufacturier, ou � son exportateur avec lequel il la partage, de vendre moins cher que ses concurrents jusqu'� la g�n�ralisation du nouveau mode de production qui am�ne une nouvelle �galisation. Le taux de profit commercial d�j� existant, m�me s'il n'a �t� nivel� que localement, reste le lit de Procuste sur lequel la plus‑value industrielle exc�dentaire est amput�e sans merci.

Si d�j� la manufacture a pu prendre son essor gr�ce � la diminution de prix de ses produits, quel d�veloppement sup�rieur la grande industrie n'atteindra‑t�elle pas, elle qui, par ses r�volutions incessantes de la production, abaisse de plus en plus les frais de fabrication des marchandises et �limine impitoyablement tous les modes ant�rieurs de production ? C'est elle encore qui assure d�finitivement au capital le march� int�rieur, met fin � la petite production et � l'�conomie naturelle de la famille paysanne se suffisant � elle-�m�me, supprime l'�change direct entre petits producteurs et met toute la nation au service du capital. Elle �galise de m�me les taux de profit des diff�rentes branches d'affaires commerciales et industrielles � un seul taux g�n�ral de profit et assure � l'industrie, par ce nivellement, la position de force qui lui revient, en �cartant la majorit� des obstacles qui, jusqu'alors, emp�chaient le transfert de capital d'une branche � une autre. Ainsi s'accomplit, pour l'ensemble des �changes � grande �chelle, la transformation des valeurs en prix de production. Cette transformation s'effectue donc d'apr�s des lois objectives, sans conscience ni intention des int�ress�s. Le fait que la concurrence r�duit au niveau g�n�ral les profits qui exc�dent le taux g�n�ral, retirant ainsi toute plus‑value d�passant la moyenne au premier industriel qui l'accapare, n'offre aucune difficult� th�orique. Mais, en pratique, les difficult�s commencent, car les sph�res de production � plus‑value exc�dentaire, donc � capital variable �lev� pour un capital constant faible (ce qui correspond � du capital de composition organique inf�rieure), sont, par nature, pr�cis�ment celles qui sont assujetties le plus tard et le plus incompl�tement au syst�me capitaliste; en premier lieu l'agriculture. Par contre, en ce qui concerne l'augmentation des prix de production au‑dessus des valeurs marchandes, augmentation n�cessaire pour �lever au niveau du taux moyen de profit la plus‑value insuffisante, contenue dans les produits des sph�res � composition organique �lev�e, elle semble, au premier abord, �tre tr�s difficile, du moins en th�orie; mais en pratique, elle s'effectue comme nous l'avons vu, le plus facilement et le plus vite. Car les marchandises de cette cat�gorie, au d�but de leur production selon le mode capitaliste, et de leur irruption dans le commerce capitaliste, entrent en concurrence avec des marchandises de m�me esp�ce, fabriqu�es selon des m�thodes pr�capitalistes, donc plus ch�res. Le producteur capitaliste, m�me en renoncant � une partie de la plus‑value, peut toujours atteindre le taux de profit en vigueur dans sa localit� et qui, primitivement, n'avait aucun rapport direct avec la plus‑value parce qu'il �tait issu du capital commercial bien avant la production capitaliste, bien avant, par cons�quent que l'�tablissement d'un taux de profit industriel ait �t� possible.


Notes

Texte surlign� : en fran�ais dans le texte.

[1] Ce m�me monsieur � bien connu pour sa gloire� (pour parier comme Heine) s'est vu contraint, un peu plus tard, de r�pondre � ma pr�face au livre III, apr�s sa publication en italien dans le premier cahier de la Rassegna de 1895 [� La Rassegna � : revue bourgeoise qui par�t � Naples de 1892 � 1895. N.R.]. Cette r�ponse se trouve dans la Riforma sociale [� La Riforma sociale � : revue lib�rale italienne qui par�t � Turin et Rome � partir de 1894. N.R.] du 25 f�vrier 1895. Apr�s m'avoir couvert de flatteries d'autant plus r�pugnantes qu'elles sont, chez lui, in�vitables, il d�clare ne jamais avoir eu l'intention d'escamoter � son profit les m�rites que Marx s'est acquis au titre de la conception mat�rialiste de l'histoire. D�s 1885, il les avait reconnus, � vrai dire, tout incidemment, dans un article de revue. Par contre, il les tait avec d'autant plus d'opini�tret� l� o� ils auraient eu leur place, c'est‑�‑dire dans son livre ; Marx n'y est cit� qu'� la page 129, et uniquement � propos de la petite propri�t� fonci�re en France. A pr�sent, il a l'audace de d�clarer que Marx n'est pas du tout l'auteur de cette th�orie ; en admettant m�me qu'on ne la trouve pas d�j� indiqu�e chez Aristote, du moins Harrington l'avait indubitablement proclam�e en 1656 et, longtemps avant Marx, elle avait �t� d�velopp�e par une pl�iade d'historiens, d'hommes politiques, de juristes et d'�conomistes. D'ailleurs, tout ceci se trouve dans l'�dition fran�aise de l'œuvre de Loria. Bref, un plagiaire accompli. Apr�s que je l'ai emp�ch� de continuer ses fanfaronnades avec des emprunts faits � Marx, il r�plique insolemment que Marx, tout comme lui, se pare des lauriers d'autrui. De mes autres attaques, il rel�ve celle o� je l'accuse d'avoir soutenu que Marx n'aurait jamais eu l'intention d'�crire un deuxi�me ou m�me un troisi�me livre du Capital. � Maintenant Engels r�pond triomphalement en m'opposant les livres Il et III.... Tr�s bien ! Je me r�jouis tellement de ces livres auxquels je dois tant de joies intellectuelles que jamais encore victoire ne m'a �t� aussi ch�re que ne m'est aujourd'hui cette d�faite... si toutefois il y a d�faite. Mais en est‑ce une vraiment ? Est‑il bien exact que Marx ait �crit en vue de la publication cet amas de notes d�cousues qu'Engels a rassembl�es avec une affectueuse pi�t� ? Est‑il r�ellement permis de supposer que Marx.... ait confi� � ces pages le soin de couronner son œuvre et son syst�me ? Est‑il vraiment certain que Marx aurait publi� ce chapitre sur le taux moyen de profit, dans lequel la solution promise depuis tant d'ann�es se r�duit � la plus d�solante mystification et � la plus vulgaire phras�ologie ? Il est au moins permis d'en douter... Cela, me semble‑t‑il, prouve que Marx, apr�s la publication de son magnifique livre (splendido), ne projetait pas de lui donner une suite, ou plut�t qu'il ne voulait pas laisser � ses h�ritiers, et en dehors de sa propre responsabilit�, le soin de parachever son œuvre gigantesque. �
Voil� ce que nous trouvons � la page 267. Heine ne pouvait exprimer mieux sont m�pris pour son public de philistins allemands, qu'en ces termes : � L'auteur finit par s'habituer � son public comme s'il �tait dou� de raison. � Quelle id�e l'illustre Loria doit‑il se faire du sien ?
Pour finir, voici une nouvelle vol�e de louanges qui s'abat sur moi pour mon malheur. Notre Sganarelle se compare en cela � Balaam qui �tait venu pour maudire, mais dont les l�vres laissaient �chapper malgr� lui des � paroles de b�n�diction et d'amour �. Le bon Balaam se distinguait en particulier par le fait qu'il chevauchait un �ne plus intelligent que son ma�tre. Cette fois, Balaam, apparemment, a laiss� son �ne � la maison. [Allusion � une l�gende biblique. Le proph�te Balaam �tait cens� maudire Isra�l, mais par une inspiration divine, il finit par le b�nir. N.R.]

[2] Archiv f�r soziale Gesetzgebung. Revue politique et �conomique qui parut � T�bingen puis Berlin de 1888 � 1903, sous la direction du social-d�mocrate H. Braun.

[3] Date de la d�couverte de Cuba, Ha�ti, etc. ouvrant la voie � celle de l’Am�rique continentale. (N.R.)


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