1848-49 |
Marx et Engels journalistes au coeur de la r�volution... Une publication effectuée en collaboration avec la biblioth�que de sciences sociales de l'Universit� de Qu�bec. |
La Nouvelle Gazette Rhénane
La presse suisse
Berne, janvier.
La presse politique de Suisse d�ploie chaque ann�e une activit� plus grande. En dehors d'une vingtaine de revues litt�raires, il existe actuellement dans les vingt-deux cantons 98 journaux. Il ne faut pas s'imaginer qu'il y a parmi ces feuilles des journaux de grand format comme les journaux allemands ou m�me les journaux fran�ais. � l'exception de quelques feuilles vaudoises, ce ne sont que de petites feuilles de format in quarto paraissant sur deux pages. Une douzaine � peine de ces journaux sont quotidiens, les autres paraissent cinq fois, la plupart des autres trois fois et beaucoup seulement une fois par semaine et, � peu d'exceptions pr�s, la direction et la r�daction en sont pitoyables. �videmment, comment des talents journalistiques d'importance peuvent-ils se former ici sur le terrain r�tr�ci de la situation cantonale et des pol�miques les plus mesquines, les seules possibles ? Quel talent r�el se laisserait limiter � l'espace d'un quart de feuille trois fois par semaine ?
La meilleure qualit� de la presse suisse c'est son cynisme. Ici dans les feuilles publiques on se dit r�ciproquement des choses, on se livre sans aucune g�ne � des attaques si �hont�es qu'un procureur rh�nan qui tient pour sacr� l'article 367 du Code p�nal ne r�sisterait pas trois jours dans un tel pays.
Mais c'est tout. Si l'on fait abstraction de la brutalit� de ces proc�d�s, exploit�e d'ailleurs sans aucune finesse, il ne reste presque rien, sinon cette fa�on de courber le dos avec une grande humilit� devant les mesquineries �cœurantes d'un petit peuple ant�diluvien de p�tres alpins, de paysans bouch�s et de petits bourgeois crasseux, - un petit peuple encore �miett� et in�finiment imbu de soi-m�me. Que dans les grands pays un journal s'oriente suivant son parti, qu'il n'accepte rien qui soit contre l'int�r�t de ce parti, c'est compr�hensible, cela nuit peu � la libert� de discussion parce que chaque tendance, m�me la plus avanc�e, � son organe. Mais dans les limites �troites de la Suisse les partis eux-m�mes ont leurs limites et la presse aussi est born�e, aussi born�e que les partis. De l� les points de vue born�s dont on part; de l� le manque d'organes pour des tendances avanc�es certes, mais depuis longtemps � l'ordre du jour, m�me en Allemagne; de l�, m�me chez les plus radicaux, la peur de changer ne serait-ce qu'un sous-titre au programme de leur parti, programme restreint, uniquement soucieux de l'imm�diat; de l� enfin, la crainte d'attaquer les mesquineries nationales suisses les plus mesquines. Une justice patriarcale lyncherait aussit�t le blasph�mateur, le ch�tiant au nom du caract�re sacr� de la nation. Pour quoi d'autre le brave Suisse aurait-il des poings ?
Tel est le niveau moyen de la presse suisse. Les meilleurs organes de la Suisse fran�aise et de Berne le d�passent; la grande masse des journaux de la Suisse orientale ne l'atteint pas.
Commen�ons donc par la presse de la capitale suisse. � Berne il se produit d�j� une certaine centralisation de la presse suisse. Celle du canton s'y trouve centralis�e et commence d�j� � prendre une certaine influence, digne d'une capitale.
Le parti r�actionnaire ou comme on dit ici, le parti aristocratique, a pour organe le Schweizerischer Beobachter [1] que la Berner Zeitung [2] appelle avec raison Le Moniteur [3] des officiers suisses servant dans des arm�es �trang�res. Cette feuille candide (paraissant trois fois par semaine) vante les exploits des Croates suisses en Italie, attaque les radicaux avec les armes les plus viles, d�fend les capitulations militaires [4], flagorne les patriciens, c�l�bre Radetzky et Windischgr�tz, d�fend le meurtre de Robert Blum, calomnie la r�volution dans tous les pays et d�nonce les r�fugi�s au gouvernement. La noble, feuille n'a, � vrai dire, aucun r�dacteur; elle est compos�e � l'aide de toutes sortes d'envois et des commentaires des fils de patriciens oisifs, et d'ambitieux courant apr�s une place de Conseiller. L'Intelligenzblatt est digne de figurer � ses c�t�s. C'est un organe o� l'on ne trouve pour commencer rien que des annonces, et pour finir l'�loge du pi�tisme et des privil�ges bourgeois par les patriciens. La Biene doit jouer pour ce parti le r�le du Charivari [5]. Mais aujourd'hui, comme Messieurs les patriciens ont dans l'ensemble plus � pleurer qu'� rire, l'esprit de cette � abeille [6] � finit par �tre terriblement ennuyeux et inop�rant.
Le Berliner-Verfassungs-Freund sert d'organe surtout au parti lib�ral mod�r�, le parti d'Ochsenbein. Cette feuille r�dig�e par le docteur Karl Herzog, ancien professeur, passe � juste titre pour l'organe semi-officiel d'Ochsenbein. R�dig� avec routine mais sans aucun talent, il se limite � une apologie des actes du gouvernement et de la Di�te helv�tique dans la mesure o� Ochsenbein en est la source. Dans les cantons de l'est et surtout dans les cantons primitifs il est d'un lib�ralisme effrayant et quand il s'agit de politique ext�rieure il embouche parfois la trompette guerri�re pour faire passer en fraude la neutralit� la plus incolore. Une Bundeszeitung plus ou moins obscure navigue � peu pr�s dans les m�mes eaux ainsi que la feuille fran�aise La Suisse, r�dig�e en mauvais fran�ais par le Pi�montais Bassi. Li�e moins directement au gouvernement que le Verfassungs� Freund, elle ne se fait pas faute cependant d'encenser la majorit� lib�rale au pouvoir et elle attaque avec une grande opini�tret�, mais peu de succ�s, la presse r�volutionnaire de la Suisse fran�aise, notamment Le Nouvelliste voudois. Son attitude dans la question italienne, o� son r�dacteur est directement int�ress�, est plus convenable. Ces trois feuilles sont quotidiennes.
La plupart des organes appartiennent au parti radical. � leur t�te il y a la Berner Zeitung sous la direction de l'avocat Niggeler, conseiller d'�tat et vice-pr�sident du Grand conseil. Ce journal est pour la partie allemande du canton l'organe du parti r�solument radical, repr�sent� au Conseil du gouvernement par St�mpfli, directeur aux Finances, Appliquer la d�mocratie � la l�gislation et � l'administration du canton o� il y a encore de s�rieux nettoyages qui s'imposent, centraliser au maximum toute la Suisse, renoncer, � la premi�re occasion, � la politique de neutralit�, voil� les principes essentiels suivis par la r�daction de ce journal.
Les notabilit�s du radicalisme bernois y collaborent et l'on ne peut donc s'�tonner que la Berner Zeitung soit la feuille la mieux r�dig�e du canton, et m�me de toute la Suisse allemande. Si ses r�dacteurs et collaborateurs pouvaient �crire tout-�-fait librement, elle serait certainement encore meilleure, et de beaucoup; la R�publique helv�tique, une et indivisible, d'un rose tr�s soutenu, y appara�trait; mais cela n'a pas lieu, le parti ne le tol�re pas encore. � c�t� de la Berner Zeitung, L'Helv�tie f�d�rale [7] para�t depuis le premier janvier, elle aussi quotidiennement; elle continue L'Helv�tie qui paraissait autrefois � Pruntrut dans le Jura; c'�tait l'organe des radicaux du Jura et de leur chef, le colonel, conseiller du gouvernement, Stockmar. L'ancienne Helv�tie �tait r�solument rouge, la nouvelle aussi, et m�me plus r�solument encore.
La Schweizer Zeitung (autrefois Der freie Schweizer) repr�sente, elle aussi, le radicalisme, mais le radicalisme exclusivement bourgeois, r�duit de ce fait � exiger seulement quelques r�formes �conomiques profitables � la classe poss�dante au pouvoir. Pour le reste, ce journal d�passe les mesquineries cantonales suisses habituelles (neutralit�, souverainet� du canton, etc.). En dehors de ces trois quotidiens, le radicalisme bernois poss�de encore une feuille satirique, et certes la seule de Suisse qui ait de la valeur, le Gukkasten [8] de Jenn. Le Gukkasten (hebdomadaire) se limite aux int�r�ts cantonaux de la Suisse et de Berne en particulier; mais c'est justement ainsi qu'il a r�ussi � devenir une puissance dans l'�tat, puissance qui a contribu� honn�tement pour sa part � la chute du gouvernement Neuhaus et qui maintenant veille � ce que le parti d'Ochsenbein ne reste pas trop longtemps � la barre. L'esprit mordant avec lequel Jenni s'efforce de d�pouiller toutes les personnalit�s au pouvoir, y compris Ochsenbein, de leur aur�ole de popularit�, lui a valu sous Neuhaus d'innombrables proc�s et chicanes, et plus tard, des lettres de menaces et des brutalit�s; mais elles furent vaines, et c'est toujours avec une grande inqui�tude que ces messieurs haut plac�s de Berne attendent chaque samedi le nouveau num�ro du Gukkasten. Lorsque Blum fut fusill�, le dessin hebdomadaire du Gukkasten repr�sentait un billet et une hache entour�s d'une quantit� de couronnes bris�es, avec pour l�gende; � Le seul moyen �. Comme les bourgeois de Berne s'�taient indign�s, la semaine suivante parut une lanterne � laquelle une couronne �tait pendue, accompagn�e de cette l�gende : � suaviter in modo, fortiter in re, - d�di�e aux m�nes de Messenhauser ! �
Le Seel�nder Anzeiger publi� par J.A. Weingart, conseiller national et grand conseiller, repr�sentait exclusivement le socialisme jusqu'au d�but de l'ann�e. Le Seel�nder Anzeiger pr�che un curieux m�lange de socialisme sentimental et charitable des plus larmoyants, et de r�volution rouge. Le premier destin� au canton de Berne, l'autre � l'�tranger. Par ailleurs M. Weingart, malgr� ses �panchements attendrissants de bon chr�tien est, en politique, un partisan du radicalisme le plus r�solu. Depuis le d�but de l'ann�e, le Seel�nder Anzeiger a trouv� un concurrent dans la Unabh�ngige, hebdomadaire elle aussi, qui s'est fix�e la t�che, �videmment quelque peu ingrate, de trouver dans la situation du canton de Berne et d'une fa�on g�n�rale en Suisse, des sujets permettant d'amorcer la propagande en faveur des principes du socialisme et de proposer des mesures pour rem�dier, au moins aux inconv�nients les plus criants. En tout cas, cette feuille est la seule de toute la Suisse � s'�tre engag�e sur le bon chemin pour conqu�rir ici le terrain o� peut se d�velopper sa tendance; et si ses chances de succ�s sont proportionnelles � la fureur qu'elle a d�j� suscit�e aupr�s des hautes et des plus hautes autorit�s, ses perspectives ne sont pas si mauvaises.
Je ne citerai qu'un des journaux paraissant hors de la ville : L'�volution [9], c'est ainsi que le chef de partisans Becker a rebaptis� sa R�volution. Ce journal, le plus r�solu de tous les journaux paraissant en Suisse, appelle purement et simplement � une nouvelle r�volution europ�enne et cherche � gagner dans son entourage des combattants � cette cause. En remerciement, elle est d�test�e des bourgeois tranquilles et en dehors des Allemands r�fugi�s en Suisse, � Besan�on et en Alsace, elle trouve peu de public.
Dans un prochain article, j'�tudierai de plus pr�s la presse non bernoise [10].
Notes
[1] Le Schweizerischer Beobachter, journal r�actionnaire suisse qui parut � Berne de 1833 � 1850.
[2] La Berner Zeitung, journal d�mocratique suisse qui parut � Berne de 1845 � 1872.
[3] Le Moniteur, quotidien fran�ais, r�publicain bourgeois, paraissant � Paris depuis 1832. Pendant la Monarchie de juillet il se livra � de nombreuses attaques contre le gouvernement. En 1848 il soutint le gouvernement r�publicain bourgeois et la dictature de Cavaignac.
[4] Trait�s concernant les obligations militaires, sign�s par des cantons suisses avec des �tats europ�ens, de la moiti� du XV� si�cle au XIX� si�cle, sur la mise � la disposition de mercenaires. Dans toute une s�rie de r�volutions bourgeoises des XVIll� et XIX�si�cles les mercenaires suisses �taient l'instrument de la contre-r�volution monarchique. La conclusion de capitulations militaires fut interdite par l'article onze de la � Constitution f�d�rale de la Communaut� suisse � du 12 septembre 1848.
[5] Le Charivari, journal satirique fond� en 1839 par Charles Philipon. Sous l'inspiration du r�dacteur en chef, Louis Desnoyers, des dessinateurs tels que Granville, Daumier (qui y crayonna sa s�rie de Robert Macaire), Gavarni, Travi�s, Charles Philipon, attir�rent � ce journal, sous le r�gne de Louis-Philippe, beaucoup de succ�s. Un peu plus tard, Altaroche, r�dacteur en chef, avait pour collaborateurs Taxile Delord, Am�d�e Achard, Louis Huart, F�lix Pyat, Philibert Audebrand, etc. En 1852 une nouvelle �volution devint n�cessaire. Cham s'attaqua avec une verve endiabl�e � toutes les excentricit�s du moment. Vint, vers 1858, une p�riode brillante o� Vernier, Darjou, Pelcocq, Hadol fournissaient les dessins et Pierre V�ron, Henri Rochefort, Albert Wolff, L. Leroy, G. Naquet les textes.
[6] Biene signifie abeille en allemand.
[7] L'Helv�tie, journal radical suisse publi� � Pruntrut de 1832 � 1850. De janvier � novembre 1849 il parut � Berne sous le titre : L'Helv�tie f�d�rale.
[8] Le Gukhasten, hebdomadaire humoristique de tendance radicale, dirig� par Friedrich Tenni et qui parut � Berne de 1840 � la fin de 1849.
[9] L'�volution, hebdomadaire d�mocratique r�volutionnaire, organe des �migr�s allemands en Suisse. Il parut en 1848-49 � Biel (canton de Berne) sous la direction de Johann Philipp Becker. Les �preuves du journal dat� du 1� d�cembre 1848 parurent sous le titre : La R�volution.
[10] Engels n'�crivit jamais la suite de cet article, puisqu'il retourna � Cologne dans le courant du mois de janvier 1849.
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