1922 |
Source : numéro 11 du Bulletin communiste (troisième année), 16 mars 1922. |
Eugène Varlin, militant complet
« Ce mort-là est tout aux ouvriers », — ainsi parle Lissagaray au terme de son récit de l'assassinat de Varlin.
Oui, tout aux ouvriers ; tout à la classe ouvrière, à celle d'hier, d'aujourd'hui, de demain, à celle de France et de tous les pays, — car, à travers le temps comme à travers l'espace, la classe ouvrière héroïque et souffrante ne forme qu'un corps et qu'une âme. Et je voudrais que cette belle figure fine et grave d'Eugène Varlin, l'ouvrier relieur, restât fixée dans la mémoire du prolétariat militant : tout dans sa vie est exemplaire, et il est mort comme il avait su vivre, poussant le don de soi jusqu'au suprême sacrifice.
De tous les martyrs de la Commune, des trente-cinq mille héros tombés glorieusement dans la bataille des rues, aucun n'est plus vivant, après un demi-siècle. Sa face austère, méditative et douce domine la terrible épopée. Sous les cheveux épais rejetés en arrière, le front est d'un poète ou d'un penseur ; les yeux, sous l'arcade accusée, sont d'un voyant : ils semblent, ces yeux prophétiques, par delà les horreurs de l'atroce mêlée, plonger dans l'avenir immense un regard de confiance et de sérénité.
Eugène Varlin naquit à Claye-Souilly, entre Meaux et Gonesse, le 5 octobre 1839. Fils d'ouvriers et de paysans, il apprend à lire à l'école de son village. A 13 ans, il arrive à Paris pour s'y former dans l'art délicat du relieur. Lucien Descaves, qui prépare de lui une biographie complète, a pu dresser la liste des ateliers où successivement il travaille. C'est un bon travailleur, appliqué à la besogne et recherché des patrons. Le soir, dans cette période de sa vie, il est tout à l'étude : il a à se faire, lui-même, son instruction et suit avec assiduité les cours de l'Association philotechnique.
Il n'abandonnera jamais tout à fait l'étude, mais tout jeune encore l'action le prendra et ne le lâchera plus. C'est sur le terrain syndical, à la Société des relieurs de Paris qu'il fit comme militant ses premières armes. Mais jamais il ne s'enferma dans les limites étroites du Corporatisme tel qu'on le comprenait alors. Les salaires, les grèves, la durée du travail, le chômage, la coopération, le crédit mutuel : questions essentielles certes ; toute la question, non pas. Si « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », cela ne veut pas dire, tant s'en faut, qu'elle s'effectuera sans que les travailleurs aient à sortir des ateliers. Aussi Varlin fut-il un des premiers à adhérer à l'Internationale, dont le dessein était de constituer une force politique (et non pas seulement syndicale) capable d'arracher les « prolétaires de tous les pays » à cet assujettissement économique que les statuts de la nouvelle Association dénonçaient comme « la source de toute servitude ». Il fait si bien que, dès 1865, il est (avec Tolain, Limousin et Fribourg) délégué à Londres où l'Internationale qui n'a qu'une année d'existence tient une première assemblée. Il y connaît Karl Marx, dont il fait, entre deux séances, danser les filles : les relations en restèrent là.
A ce moment, l'ouvrier relieur cède le pas à l'homme public, au révolutionnaire militant. Car Varlin tout de suite se place à l'extrême avant-garde. Sa vie ne fait plus qu'une avec celle de sa classe. Partout où s'engage la bataille, économique ou politique, Varlin est là, au premier rang, encourageant les autres, donnant l'exemple de l'audace réfléchie et de la résolution inflexible. Avec ce solide bon sens qu'il tient de son ascendance paysanne, il réalise en vérité le type harmonieux du militant complet. Socialiste, coopérateur, syndicaliste, il n'a qu'une pensée, toujours la même, l'organisation des travailleurs.
En même temps qu'il prend part aux luttes corporatives, dont le mot d'ordre émane de cette Chambre fédérale des sociétés ouvrières, qui est un peu la sœur cadette de l'Internationale parisienne, traquée par les argousins de l'Empire, Varlin fonde la Ménagère et la Marmite, deux sociétés de consommation dont la seconde — vrai restaurant coopératif, comportant plusieurs succursales, — connut la poularité. Et c'est le même homme qui proclame « la nécessité de l'avènement politique des travailleurs » et qui soutient à Belleville la candidature socialiste de Rochefort, en attendant d'entrer bientôt pour son propre compte « dans la lice électorale, afin de bien affirmer (c'est lui qui parle) la scission du peuple avec la bourgeoisie »,
Varlin ne devint pas député. Par contre, quelques jours avant la guerre, il était condamné à un an de prison pour affiliation à l'Internationale : il se trouvait à ce moment à Bruxelles où il avait pu se réfugier à temps.
C'était sa seconde condamnation. Le 22 mai 1868, la 6e Chambre correctionnelle, président Delesvaux, l'avait condamné déjà à trois mois de prison et 100 francs d'amende, comme membre du bureau de l'Internationale parisienne.
Cette seconde condamnation de Varlin est presque le dernier acte politique de l'Empire. Le 4 septembre rouvrit au condamné les portes de la France. Il accourt, s'engage dans la garde nationale, est de tous les mouvements qui, jusqu'à la capitulation, soulèvent le grand Paris assiégé et fiévreux. Lorsqu'après l'armistice, « l'Assemblée rurale, honte de la France » se dresse contre Paris de toute la force de sa haine, la garde nationale, qui tremble pour la République, se forme en fédération, élit un Comité central, — « barrière inexorable » contre le zèle des réacteurs. Varlin est de ce comité que la révolution du 18 mars va porter tout à l'heure à l'hôtel de ville.
Hélas ! Le Comité, qui a le pouvoir et des armes, n'ose pas s'en servir. Composé d'hommes nouveaux à deux ou trois exceptions près, il se borne à appeler les Parisiens aux élections municipales qui doteront la grande ville d'un pouvoir municipal « légitime ». Le 26 mars, Varlin est élu dans trois quartiers bien différents (le Luxembourg, Reuilly, les Batignolles). À cette date, il n'a plus que soixante jours à vivre.
Raconter ces suprêmes semaines, ce serait retracer jour à jour, toute l'histoire, tout le calvaire de la Commune. Varlin mena de front l'administration et le combat. D'abord délégué aux finances (30 mars), il fut envoyé le 6 mai à la commission de la guerre comme délégué à l'intendance. On sait qu'il fut de la minorité communaliste, de ceux qui, socialistes de principes, voyaient avec, peine la majorité de leurs collègues verbaliser au lieu d'agir, singer au lieu d'innover, de ceux qui se prononcèrent le 1er mai contre l'institution d'un comité de salut public, où ils voyaient, ont-ils dit, « l'oubli des principes de réforme sérieuse et sociale d'où est sortie la Révolution communale du 18 mars, le retour dangereux ou inutile, violent ou inoffensif à un passé qui doit nous instruire sans que nous ayons à le plagier ».
Quand les fortifications furent forcées par l'armée de Versailles (le dimanche 21 mai) et que la bataille des rues commença, Varlin ne fit pas de phrases, — il ne les avait jamais beaucoup aimées — : il se rendit aux barricades, se mêlant à ceux qui ne savaient que se battre et mourir pour la République sociale. C'est la semaine sanglante aux sept journées, sinistres. Le mardi 23, carrefour de la Croix-Rouge, c'est Varlin, silencieux et sombre, qui dirige la défense arrêtant quelque temps l'avance versaillaise. Mais tout est inutile. De repli en repli, les fédérés, le vendredi 26, sont acculés aux pentes de Belleville. Là se concentre l'ultime résistance ; là, les otages, malgré Varlin, sont fusillés. Le dimanche 28 un peu avant midi, tout est consommé. Pour ceux qui comme Eugène Varlin se sont identifiés avec le grand rêve qui succombe, il ne reste plus qu'à mourir.
Mais quelle mort, après quelle agonie ! Ouvrons ici Lissagaray :
Place Cadet, il fut reconnu par un prêtre qui courut chercher un officier. Le lieutenant Sicre saisit Varlin, lui lia les mains derrière le dos et l'achemina vers les Buttes où se tenait le général de Laveaucoupet. Par les rues escarpées de Montmartre, ce Varlin, qui avait risqué sa vie pour sauver les otages de la rue Haxo, fut traîné une grande heure. Sous la grêle des coups sa jeune tête méditative qui n'avait jamais eu que des pensées fraternelles, devint un hachis de chairs, l'œil pendant hors de l'orbite. Quand il arriva rue des Rosiers, à l'état-major, il ne marchait plus on le portait. On l'assit pour le fusiller. Les soldats crevèrent son cadavre à coup de crosse. Sicre vola sa montre et s'en fit une parure.
Si Marx, en termes magnifiques, a pu glorifier la Commune de Paris « comme l'avant-courrier d'une société nouvelle », s'il a pu dire que la mémoire de ses martyrs trouverait un indestructible sanctuaire « dans le grand cœur de la classe ouvrière », — dites, ne pensez-vous pas que c'est parce que, dans la Commune, il y avait beaucoup de prolétaires comme Eugène Varlin, l'ouvrier relieur ?