1948 |
Source : Quatrième Internationale n° 40, janvier-février 1948, signé F. Forest, avec l'introduction suivante : « Nous inaugurons dans ce numéro la rubrique Chronique de l'U.R.S.S. » qui contiendra des nouvelles économiques et soviétiques concernant la vie en U.R.S.S. » |
Le cas Eugène Varga
Le plus récent livre d'Eugène Varga, l'un des principaux économistes staliniens, est intitulé « Les changements dans l'économie du capitalisme résultants de la deuxième guerre mondiale. » Ce livre fut publié en 1946 à la maison des Editions politiques de l'Etat par l'Institut économique de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. Nous apprenons ce fait pour la première fois du rapport d'une discussion de ce livre qui dura trois jours et qui fut tenue sous les auspices communs de l'Institut et du département d'économie politique de l'Université étatique de Moscou. A cette discussion participèrent vingt « savants, académiciens, membres correspondants, docteurs en économie politique et professeurs ». Le rapport qui fut publié dans le numéro de juin-juillet 1947 du Bulletin de l'Institut n'occupait pas moins de 12 pages en petits caractères. Un autre rapport plus court, de 8 pages, parut dans le numéro de septembre 1947 du Bolchevik. Celui-ci, non seulement résume le débat, mais il procède également à une critique des critiques qui pensaient pouvoir arriver à un accord avec Varga et trouver une « sorte de formule qui arrange tout ». « Il est également impossible, conclut l'article avec insistance, de ne pas noter un autre résultat important de la discussion. Il s'y révèle avec une clarté extrême la faiblesse de l'auto-critique des économistes. » Le rapport prétend également que ce triste état de choses n'est pas seulement vrai en ce qui concerne le livre de Varga, mais aussi en ce qui concerne les autres travaux de « recherches théoriques sur l'état contemporain de l'impérialisme et de la crise générale du capitalisme », publiés par l'Institut d'économie mondiale et de politique mondiale de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S.
Il est évident que la ligne stalinienne a changé et qu'une nouvelle série de livres devra être fabriquée. La justification théorique de l'ancienne ligne de coopération avec l'impérialisme américain devra faire place à une nouvelle théorie économique prouvant l'impossibilité de travailler avec celui-ci. Pour l'expliquer à tous les « savants », il fallut trois jours de discussion.
La discussion du livre de Varga tourna essentiellement autour de deux points : 1) le rôle de l'Etat bourgeois dans une économie de guerre ; 2) le caractère des « démocraties nouvelles ».
La thèse de Varga était que l'Etat joue un rôle décisif dans l'économie de guerre et qu'étant donné que l'Etat est le principal client, il n'y a pas de problème de la réalisation (de la plus-value). Par conséquent, pendant les dix premières années après la guerre — c'est ainsi que le rapport présente la thèse de son livre — le capitalisme se développera « sous la loi inégale du développement ». Ce n'est qu'à la fin de cette période que le capitalisme se heurtera à sa contradiction fondamentale, qui selon l'auteur, consiste « dans l'exacerbation du problème de la réalisation (de la plus-value) ou, en d'autres termes, des problèmes du marché »
Les « savants » nient tout d'abord que le capitalisme dans l'économie de guerre surmonte l'anarchie de la production. Ils nient que l'Etat est le plus grand client ou que l'économie capitaliste, à n'importe quel moment, évolue en dehors de la crise générale du capitalisme qu'ils définissent également comme étant la contradiction entre la production et la consommation. Varga est accusé de ne pas donner une image du « parasitisme et de la décadence du capitalisme ».
« Il est impossible d'être d'accord avec l'assertion de l'auteur », déclara Stroumiline, selon laquelle, pendant la guerre, les pays utilisent plus que v plus s, c'est-à-dire plus que la somme du revenu total de la nation. L'assertion selon laquelle le gouvernement est le plus grand client est également fausse. Un autre académicien déclara : « Varga décrit le mécanisme de reproduction du capitalisme contemporain d'une telle façon que le problème de la réalisation de la partie de la plus-value assignée à l'accumulation, c'est-à-dire à la reproduction élargie, est impossible. »
En répudiant le rôle décisif de l'Etat dans l'économie de guerre, les « savants » prétendirent que ne ce n'est pas l'Etat qui dirige la production mais un petit groupe de monopoleurs : « Le patron dans le pays n'est pas l'Etat, mais les monopoles. » En ce qui concerne l'Allemagne, par exemple, Varga aurait prétendu que l'économie était inconditionnellement subordonnée à l'Etat. « Le contraire aurait dû être dit », déclarèrent ses critiques1.
Ostrovityanov, qui présida le débat et le conclut, déclara que Varga s'était dérobé à la lutte entre les deux systèmes : le socialisme et le capitalisme. Selon Ostrovityanov, c'était se dérober à une analyse de classe, et séparer l'économie de la politique. La déviation de Varga, continua Ostrovityanov, apparut clairement dans un article que Varga écrivit pour le numéro de juin 1946 de L'économie mondiale et la politique mondiale et dans lequel Varga prétendit que pendant la guerre la lutte entre les deux systèmes fut arrêtée. « Il est impossible d'être d'accord avec cette façon de poser la question », conclut Ostrovityanov.
Varga se défendit à moitié et reconnut à moitié ses péchés. Pour se défendre, Varga répondit que jamais un seul petit groupe de capitalistes n'avait dirigé toute la politique de l'Etat. « La planification sous le capitalisme est impossible, mais il serait faux de dire que pendant la guerre totale il existe la même anarchie dans la production qu'en temps de paix. » Varga insista sur la justesse de sa thèse selon laquelle le problème de la réalisation (de la plus-value) disparut pendant la guerre. Il cita les Etats-Unis à titre d'exemple de pays où, malgré une énorme expansion de la production, il n'exista aucun problème du marché, précisément parce que le gouvernement était le principal client.
En même temps, il souligna que son livre fut terminé dix mois auparavant. Avec la fourberie typique d'un théoricien stalinien, il demanda que l'occasion lui soit encore donnée d'adapter la théorie économique à la politique nouvelle. Il annonça que son prochain livre traiterait des aspects politiques de la question. Nous ne doutons pas que, tout comme Varga trouva en 1946 les statistiques destinées à prouver la stalibilité du capitalisme et la possibilité de sa co-existence avec le « socialisme », son nouveau livre prouvera l'incompatibilité des « deux systèmes ».
Le second foyer d'attaque se centra sur l'évaluation faite par Varga des « démocraties nouvelles ». Le rapport lui attribue une surestimation de la capacité de l'Amérique de restaurer l'économie européenne et une sous-estimation de la puissance des « démocraties nouvelles » dont il aurait défini l'économie comme du « capitalisme d'Etat ».
Selon les critiques, en estimant qu'il faudrait une décennie pour restaurer l'économie des « démocraties nouvelles », Varga oublia de prendre en considération « les attributs spéciaux de la structure politique des démocraties nouvelles qui ne seront pas subordonnées au développement cyclique général du capitalisme, mais qui se développeront par leurs propres méthodes et à des rythmes supérieurs ».
On déclara également que Varga montra un pessimisme injustifié en ce qui concerne la production agricole et lia de façon erronée la faible productivité sur le front de l'agriculture aux réformes agraires. Le phénomène de la faible productivité, déclarèrent les critiques, « était de nature temporaire, conjoncturelle et s'expliquait par la cause générale des difficultés économiques d'après guerre, et non par les réformes agraires ». D'autre part, il serait faux de dire comme Varga l'aurait fait, que le poids spécifique de l'Europe orientale dans l'économie mondiale capitaliste n'est relativement pas grand et « ne change encore pas fondamentalement les perspectives générales du développement du capitalisme dans son ensemble ». Ostrovityanov prétendit que c'était « une attitude économique bornée ». « La grande importance de principe de ces pays réside dans le profond changement des rapports de classe et dans l'ouverture d'une voie particulière de transition du capitalisme au socialisme ».
Ceci se passait en juin-juillet. Le 1er septembre, Gladkov, l'auteur du rapport paru dans le Bolchevik, alla plus loin dans son attaque contre Varga pour avoir caractérisé les « démocraties nouvelles » comme du « capitalisme d'Etat » : « En réalité il n'y a pas d'exploitation du prolétariat dans ces entreprises d'Etat ; le revenu ne va pas aux capitalistes mais à la nation sous la forme de son Etat. C'est une économie d'un genre nouveau, assurant une augmentation du bien-être des masses laborieuses, et formant une base pour des progrès ultérieurs dans les pays de démocratie nationale. »
Mais le Bulletin de l'Institut économique de l'Académie des sciences de l'U.R.S.S. et le Bolchevik devront tous deux chanter les louanges des « démocraties nouvelles » une octave au-dessus. Car Jdanov, dans son discours au Kominform, ne désigna pas seulement comme « démocraties nouvelles » la Yougoslavie, la Bulgarie et la Pologne, mais également la Tchécoslovaquie et, s'il vous plaît, la Roumaine, la Hongrie et l'Albanie. Voici sa définition fougueuse de ces économies :
La réforme agraire transféra la terre aux mains des paysans, et mena à la liquidation de la classe des propriétaires terriens. La nationalisation de l'industrie lourde et des banques, la confiscation des biens des traîtres qui collaborèrent avec les Allemands sapèrent à la racine la position du capital monopoleur dans ces pays et libérèrent les masses de la servitude impérialiste. Parallèlement, à cela une nouvelle propriété populaire étatique fut établie, un Etat d'un type nouveau fut créé, — une république populaire où le pouvoir appartient à l'Etat et où la force dirigeante est le bloc des masses laborieuses de la population, à la tête desquelles se trouve la classe ouvrière. Il en résulte que les peuples de ces pays non seulement se sont libérés de l'étau de l'impérialisme, mais ont jeté les bases de la transition vers la voie du développement socialiste2. »
Janvier 1948.
Notes
1 Note de la rédaction : voir à ce sujet, « La nouvelle phase du capitalisme monopoleur » et « La propriété et le contrôle », duex études de B. Thomas, parues dans les numéros de juillet-août et de septembre-octobre 1947 de Quatrième Internationale.
2 Note de la redaction. — La théorie stalinienne de la « démocratie nouvelle » sera examinée dans un article qui paraîtra prochainement dans Quatrième Internationale.