1944 |
André Calvès (Manuscrit déposé à la BDIC, vraisemblablement rédigé en 1944) Source : site Calvès http://andre-calves.org. |
Nous l’avons connu en mars 1943.
A cette époque, André Darley était réfractaire. Afin de gagner un peu d’argent, il faisait de la retouche photographique, chez lui, avec le matériel qu’il avait récupéré quand il travaillait légalement.
André habitait au rez-de-chaussée, et travaillait la fenêtre ouverte. Un jour, Conrad, qui passait, lui a demandé s’il pouvait lui faire un agrandissement d’un portrait de sa femme.
Conrad Leplow était soldat à une pièce de DCA qui se trouvait justement sur l’immeuble où logeait André.
Or, en venant chercher ses agrandissements, le soldat allemand a rencontré Max (Robert Cruau) qui apportait du matériel clandestin.
Max parlait allemand. Nous lui reprochions parfois d’aller un peu trop vite quand il faisait de la propagande au près des soldats d’occupation. Jusqu’ici, il avait eu de la chance et avait fait un bon recrutement.
Il revit Conrad et après quelques temps, ce dernier fut intégré à l’organisation.
Conrad se révéla un militant utile, bien que peu formé politiquement.
Comme il voyait souvent André, il fut chargé du contact avec les copains allemands de la DCA, et avec deux marins et un TODT. En outre, il collaborait au journal ronéoté « Der Arbeiter ». Il faisait en particulier les dessins qu’André me transmettait ensuite.
Un jour, Max le mena à une réunion et me convoqua également. A cette réunion, il y avait deux Français, Max et moi et trois Allemands : Heinz, un autre soldat et Conrad. Ce fut une faute, une faute triple. Conrad n’aurait jamais du me connaître, je n’aurais pas dû voir Heinz et Heinz ne devait pas être mis en présence de Conrad. Il y a des milliers de fautes de ce genre commises dans toutes les organisations clandestines pendant l’occupation. Celle là devait être fatale. Elle devait coûter la prison à des dizaines de camarades et la mort à Max, Heinz et bien d’autres.
A la suite de cette réunion, il m’était arrivé de rencontrer Conrad, il me reconnaissait. Nous parlions « petit nègre » bien entendu : électricien à Hambourg, maison détruite, femme blessée.
Je me souviens que Conrad écrivit un bel article sur les bombardements de Hambourg. Il se dressait contre cette guerre criminelle et se demandait si tous les projets d’Hitler valaient la mort dans le phosphore de millions de femmes et d’enfants.
J’apportais parfois un peu de provisions à Conrad afin qu’il expédie des colis à sa femme.
André Darley l’aidait également en le gardant souvent à dîner. Chez André, Conrad était chez lui. Parfois je lui faisais un peu de théorie marxiste, André traduisait. Parfois nous plaisantions. Un jour, en riant, je lui ai placé sa baïonnette sur le ventre. Si j’avais su, j’aurais appuyé, mais on ne sait jamais.
Au début de septembre 1943 nous avions 27 soldats dans l’organisation, et nous tirions le journal « Der Arbeiter » à 150 exemplaires.
Conrad fut chargé de surveiller un nouveau, un autrichien, Ernst, qui semblait trop curieux. Conrad nous déclara qu’il n’y avait pas de danger.
Fin septembre, je partis en Belgique et je revins le 13 octobre avec des stencils, de l’encre et, en passant à Paris, un sympathisant m’avertit qu’on parlait d’arrestations à Brest.
Je voulais voir de près. Je suis arrivé à Brest le 14 à midi. Le premier type que j’aperçois sur le quai, Conrad ! Il passait avec un autre soldat et ne m’avait pas vu. Je lui tape sur l’épaule et me regarde d’un air étonné - C’est plus tard que j’ai vraiment apprécié cet air- Courte discussion. Tout va bien ? Pas d’arrestation ? André est chez lui ? Oui tout va bien, il ne s’est rien passé, André est chez lui. Viens à 2 heures, j’y serais. Et Conrad me répète 3 fois 2 heures.
On a parfois de bonnes intuitions. Je ne vais pas chez moi. Je me dirige au lieu de travail de Yolande en faisant x et y détours. Elle s’assoit en me voyant : « Max est arrêté, André arrêté, Gérard Trévien arrêté, etc. » Je m’assois à mon tour et je réponds que j’ai vu Conrad qui m’a assuré que tout allait bien. « C’est Conrad qui a trahi ! »
Sur ces entrefaites, la femme de Gérard Trévien arrive et éclate en sanglots
Je laisse ma valise dans un coin sûr. Le soir je couche à Kerhuon et le lendemain, j’étais à Paris.
Plus tard, j’ai eu des détails. Je suis revenu en Bretagne, à 20 kilomètres de Brest la semaine suivante et un copain d’une cellule qui n’avait pas été touché me raconta l’histoire.
La Gestapo occupait le logement d’André et m’attendait à 2 heures, puis elle alla chercher mon frère à son travail et fouilla la maison. Ce fut la 7ème perquisition chez moi. La Feldgendarmerie ne trouva pas l’issue du souterrain cimenté que nous avions construit dans le jardin et dans lequel était la ronéo, le papier, les armes, les tracts, etc.
Mais elle fouilla pourtant avec conscience puisqu’elle trouva trois boites de thé anglais datant de 1940, alors que toute la famille était persuadée qu’il n’y en avait plus !
Un mois après ces évènements, j’appris par lettre que ma femme était à la prison de Rennes. La Gestapo était venue chez elle en Belgique, le 13 juin avec l’espoir de m’y trouver. Je venais de partir. En compensation, ma femme et son père furent arrêtés. J’appris par la même occasion que le 13 juin, il y avait beaucoup de monde qui m’attendait à la gare du Nord :
Des copains qui étaient chargés de m’avertir de ce qui venait de se passer en Bretagne
La police allemande pour le même motif !
Mon esprit fantaisiste m’avait sauvé, j’étais sorti une heure après parce que j’avais un bouquin à terminer, je l’avais lu sur un banc installé sur le quai.
Une sympathisante, libérée de Rennes au bout de trois mois donna quelques précisions au sujet des interrogatoires :
« Faire de la propagande à des soldats allemands est le plus grand crime ! » Phrase d’un officier de la Gestapo.
Dans l’affaire, une quinzaine de militants du parti et du Front Ouvrier furent arrêtés par le moyen de trois souricières. Les Français furent torturés puis déportés à Buchenwald « Weimar »
Une douzaine de soldats allemands furent arrêtés également et fusillés aussitôt. Je crains que Heinz ne soit du nombre. C’était un militant éduqué, et très capable. Il était très serviable. C’est lui qui se servit du cachet de l’organisation TODT afin de truquer les cartes de travail des copains qui devaient aller au STO en Allemagne. Un Français, Max (Robert Cruau) de Nantes, excellent militant du Parti, qui était responsable régional fut tué également. C’est lui qui dirigeait le travail de propagande près des soldats allemands et la Gestapo ne l’oublia pas puis qu’elle l’abattit pour « tentative de fuite » et le laissa mourir sans soins en prison. Il avait 23 ans.
Quant au traître Conrad, il n’a pas encore payé.
Personnellement, je suis convaincu qu’il n’était pas dans la Gestapo depuis le début. Il a du être découvert et a trahi pour sauver sa vie. Peut-être était-ce Ernst qui était de la Gestapo. Mais Ernst ne pouvait rien savoir, et en ce cas, ce serait lui qui aurait donné le choix à Conrad. Conrad payera un jour s’il vit encore.
Tous les camarades qui ont souffert à cause de lui auraient plus de raisons que bien des communistes- traîtres pour devenir chauvins. Mais si nous pensons à Conrad avec mépris et haine, nous pensons aussi avec reconnaissance aux braves copains internationalistes qui sous l’uniforme vert de gris, diffusaient les tracts révolutionnaires et luttèrent pour la classe ouvrière jusqu’au poteau d’exécution. Il y a eu Conrad, mais il y a eu aussi Heinz
Pour nous ce ne sont pas des hommes de tel ou tel pays. Le premier est un lâche qui a trahi. Le second est un héros qui sut donner sa vie pour la cause et pour le parti