1988 |
" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis rest� un r�volutionnaire; pendant 42 de ces ann�es, j'ai lutt� sous la banni�re du marxisme. Si j'avais � recommencer tout, j'essaierai certes d'�viter telle ou telle erreur, mais le cours g�n�ral de ma vie resterait inchang� " - L. Trotsky. |
Le 24 juillet 1933, le vapeur italien Bulgaria qui am�ne de Constantinople Trotsky avec Natalia, ses collaborateurs et son dernier visiteur, s'arr�te en mer au petit matin sur instructions de la police marseillaise. Il est alors rejoint au large par une vedette de la police � bord de laquelle est mont� Lev Sedov2. D�jouant ainsi les journalistes qui les attendent au d�barquement � Marseille, Trotsky et Natalia mettent pied � terre dans le petit port de p�che de Cassis o� un commissaire de la S�ret� g�n�rale notifie � Trotsky un permis de s�jour en France qui ne pr�voit – agr�able surprise – aucune restriction ni aucune condition particuli�re ...
Ils en repartent aussit�t en voiture, avec un collaborateur de Raymond Molinier, Raymond Leprince et un jeune �tudiant militant, Jean de Last�rade, vers leur destination finale en France, laquelle doit rester secr�te : il s'agit de Saint-Palais, pr�s de Royan, o� ils arrivent dans l'apr�s-midi du 25 apr�s un repos d'une nuit dans la petite bourgade de Tonneins. La villa qui va �tre le premier domicile fran�ais de Trotsky en son dernier exil se trouve � une dizaine de kilom�tres au nord de Royan, au-dessus d'une falaise et � proximit� d'une plage. C'est une maison isol�e au milieu d'un grand jardin et qui, les jours o� l'oc�an est agit�, justifie le nom qu'elle porte : � Les Embruns �. Un incendie provoqu� par les flamm�ches �chapp�es d'une locomotive et qui a embras� les broussailles proches, retarde l'installation et inqui�te les arrivants3. Mais l'anonymat a �t� bien respect� et les traces brouill�es au d�barquement : les envoy�s sp�ciaux des journaux parisiens se ruent pendant un temps vers la petite station thermale de Royat o� une � fuite � a annonc� la pr�sence de Trotsky et o� certains assureront m�me qu'ils l'ont � vu � avec le dirigeant sovi�tique Litvinov !
Jeanne et V�ra Lanis, la compagne de Raymond Molinier accueillent les nouveaux arrivants. Le lendemain, Ljova se rend � Saintes pour accueillir Van � la gare. C'est ce dernier qui r�gle, avec le pr�fet, � La Rochelle, la question de la r�sidence l�gale de Trotsky, laquelle doit, pour les uns et les autres, demeurer secr�te. Bient�t d'autres voyageurs de Prinkipo, Rudolf Klement, puis Sara Weber, qui repartira bient�t rejoindre son mari. Outre Jeanne et V�ra, charg�es de la cuisine et du m�nage, on a fait appel � d'autres militants pour aider � assurer les gardes. Yvan Craipeau, un des animateurs des Jeunesses de l'Opposition, l'�tudiant en m�decine Jean de Last�rade, le m�tallo Savall, le ma�tre d'internat Jean Beaussier viennent passer quelques semaines et prendre part aux premi�res discussions sur le � tournant �. Un peu plus tard arrive un militant allemand originaire de Dantzig, Willy Schmuszkovitz, qui enchante tous les h�tes de la maison par son talent de pianiste.
D�s le 27 juillet, un d�bat a �t� organis�, entre les camarades pr�sents, sur la nouvelle perspective. Van se souvient des h�sitations de Trotsky sur la question � secondaire et subordonn�e � du nom de la future Internationale :
� Quatri�me Internationale ? Ce n'est pas tr�s agr�able. Quand on a rompu avec la Deuxi�me Internationale, on a chang� les fondements th�oriques. Ici, non, nous restons sur la base des quatre premiers congr�s. On peut aussi proclamer : l'Internationale communiste, c'est nous ! Et nous appeler Internationale communiste (bolcheviks-l�ninistes). Il y a du pour et du contre. Le titre de Quatri�me Internationale est plus net. Il y a peut-�tre l� un avantage pour les larges masses. S'il s'agit de la s�lection plus lente des cadres, il y a probablement avantage de l'autre c�t� : Internationale communiste (bolcheviks-l�ninistes)4. �
Un extrait du proc�s-verbal de cette r�union � familiale � est publi� dans un bulletin int�rieur ron�otyp� de la section am�ricaine.
Le d�bat est lanc� dans toutes les sections, et Trotsky, d�sormais, a la possibilit� d'y intervenir rapidement et m�me, � certains �gards, directement : c'est un avantage �norme dont il �prouve beaucoup de satisfaction, bien que l'opposition ne se manifeste pas avec une grande vigueur et que le � tournant � soit finalement accept� sans r�elle difficult� par la majeure partie des oppositionnels.
L'un des avantages de la r�sidence en France est, bien entendu, que Trotsky peut maintenant rencontrer militants et responsables, se former une opinion sans avoir besoin d'un interm�diaire, convaincre par la parole au lieu d'�crire, bref, avoir une action militante. Il faut cependant prendre des pr�cautions. Le P.C.F. est mena�ant. Dans L'Humanit� du 25 juillet, on parle du � boyard contre-r�volutionnaire voyageant avec sa valetaille � ; une l�gende le montre � entour� de ses domestiques � ... Le 25, l'un des r�dacteurs les plus r�pugnants de L'Humanit�, P. Laurent-Darnar, a parl� du � repaire � du � nouveau garde blanc �, tandis qu'un communiqu� du bureau politique a appel� toutes les organisations du parti � � prendre toutes dispositions � pour exprimer leur m�pris � pour le ren�gat � en r�plique � sa � provocation �. Parlant de l'arriv�e � Marseille, Laurent-Darnar assure : � M. Trotsky, couv� par la flicaille de France, s'av�re agent m�prisable du gouvernement5 � Il n'est pas douteux que le P.C.F. peut un jour conduire � la r�sidence des Trotsky, des agresseurs, voire des tueurs.
C'est cette pr�occupation qui explique le luxe de pr�cautions pris pour le choix et l'acheminement des visiteurs, militants ou personnalit�s privil�gi�s que Raymond Molinier contacte � Paris et dont il organise le voyage, sans que les int�ress�s connaissent avant leur arriv�e leur destination exacte. Il y a bient�t plusieurs dizaines de personnes qui sont ainsi dans la confidence et connaissent la r�sidence de Trotsky. Il semble bien qu'aucune fuite ne se soit pourtant produite, malgr� des paniques soudaines et des inqui�tudes permanentes : la retraite de Saint-Palais ne sera pas connue de la presse, ni du G.P.U., � qui cette information fera d'ailleurs cruellement d�faut, au moment de la pr�paration des proc�s de Moscou.
C'est Trotsky qui est, au premier chef, responsable des imprudences commises dans ce domaine, mais qui se r�v�leront finalement sans cons�quence. Il insiste beaucoup aupr�s de ses jeunes camarades pour �tre mis en contact direct avec des militants communistes, oppositionnels ou susceptibles de le devenir, appartenant � la base, des � ouvriers �, y compris, bien entendu, et m�me surtout quand ils sont encore membres du Parti communiste. Parmi les visiteurs de la maison, on compte des oppositionnels comme l'ostr�iculteur Courdavault, d'Ol�ron, le cheminot du Blanc Louis Saufrignon, le plombier, devenu jardinier, Mary Philippe, l'instituteur Roger Turquois, mais aussi des militants ordinaires du P.C. comme le chauffeur de taxi Cureaudeau et le marchand de v�los Jean Gourbil.
Le gros des visiteurs est compos� cependant par les militants des diverses organisations de l'opposition. Ils viennent d'abord pour de simples rencontres, des r�unions d'�claircissements, puis pour des discussions et des concertations. L'Opposition fran�aise, la Ligue communiste et, avec elle, l'Opposition internationale, connaissent une nouvelle crise avec les r�serves, puis l'hostilit� d�clar�e au tournant du � groupe juif � parisien que va bient�t appuyer un dirigeant de la Nouvelle Opposition Italienne (N.O.I.), Mario Bavassano, dit Giacomi, un ancien de l'appareil militaire de l'I.C. Ils sont soutenus en sous-main par le secr�taire international (du S.I.) le Grec Yotopoulos-Vitte, et rompent en octobre pour constituer l'Union communiste � laquelle ils ont ralli� quelques-uns des premiers visiteurs de Trotsky, Last�rade, Beaussier et Savall notamment.
On voit donc beaucoup de monde aux Embruns. A part Raymond Molinier et Ljova qui vont et viennent, la quasi-totalit� des militants parisiens importants, Fran�ais ou �trangers, viennent s�journer ou seulement passer. On voit Frankel, l'Allemand Bauer (Ackerknecht), l'Italien Blasco (Tresso) et son compatriote Leonetti, tous trois figures de proue du secr�tariat international, les Belges L�on Lesoil, g�om�tre des mines et Georges Vereeken, chauffeur de taxi, tous les deux anciens membres du comit� central du Parti communiste belge, le jeune Suisse Walter Nelz (Ost) venu de Zurich � bicyclette6, le tout jeune Allemand Walter Held, de passage entre Prague et Amsterdam, Pierre Naville, bien entendu, l'Allemand Karl Erde, doublement clandestin, dans la soci�t� et dans le K.P.D., ancien responsable du M. Apparat, l'appareil militaire du parti allemand. Il vient aussi une d�l�gation du � groupe juif �, dont nous ne connaissons pas la composition, et le jeune Torielli qu'on appelle Pierre Rimbert, qui a quitt� la Ligue et combat le tournant, et l'un des militants ouvriers du Nord, Eug�ne Devreyer.
D'autres militants viennent pour des raisons teehniques. Le docteur Breth, l'oncle de Jirf Kopp, est venu de Reichenberg faire un bilan de la sant� de Trotsky et �claircir, si possible, la question de ses acc�s de fi�vre. Le coiffeur Ren� Lhuillier vient de Paris pour lui couper les cheveux. Jean Meichler et Henri Molinier, comme Maurice Segal et Raymond Leprince, collaborateurs de Raymond Molinier dans les affaires, sont souvent l� aussi, en qualit� de chauffeurs ou pour des t�ches mat�rielles qui ne manquent pas.
Au moment de la conf�rence de Paris – dont il sera question dans un chapitre particulier – c'est un d�fil�, � Saint-Palais, de repr�sentants des diff�rentes organisations socialistes de gauche, avec plusieurs responsables de l'I.L.P. (Independent Labour Party) britannique, Jennie Lee, John Paton, C.A. Smith, les N�erlandais de l'O.S.P. (Parti socialiste ind�pendant), Jacques de Kadt et P.J. Schmidt, et, venu seul, le dirigeant du R.S.A.P. (parti r�volutionnaire socialiste ouvrier) n�erlandais, Henk Sneevliet, et celui du Parti socialiste ouvrier allemand, le S.A.P., Jakob Walcher, vieux militant syndical massif et solide ; un peu plus tard, c'est l'�conomiste du S.A.P., Fritz Sternberg, avec qui Trotsky discute pendant plusieurs jours de la situation mondiale.
Andr� Malraux vient le 7 ao�t ; les deux hommes ont deux entretiens successifs et parcourent ensemble les vastes horizons. Sur la base des �l�ments donn�s par Malraux, van Heijenoort et Jean Beaussier, G�rard Roche a fait une mise au point : les deux hommes ont parl� de l'art, du cin�ma et de la danse, du christianisme, des rapports entre communisme et individualisme, de la campagne de Pologne en 1921, de la situation mondiale, de la mort – dans laquelle Trotsky voit � un d�calage d'usure, celle du corps et celle de l'esprit �, sans quoi il n'y aurait pas de r�sistance et la mort serait simple7.
Trotsky re�oit aussi la visite de Maurice Parijanine, le traducteur en fran�ais des grandes œuvres du d�but de l'exil, celle de l'ing�nieur am�ricain John Becker, qui est devenu l'un des principaux agents d'information et de liaison de Sedov avec l'U.R.S.S. Un autre visiteur est Julian Gumperz, ex-militant du parti allemand, candidat au financement d'une revue commune des groupes d'opposition.
Un �l�ment nouveau dans la vie de Trotsky � cette �poque, c'est la d�t�rioration de ses relations, tant personnelles que politiques, avec Raymond Molinier, et la crise s�rieuse qui les oppose. D'abord parce que Molinier a eu une attitude ambigu� avec les adversaires du tournant. Ensuite parce que Trotsky est inform� pour la premi�re fois concr�tement, par un homme en qui il a toute confiance, l'Italien Blasco, de la nature – violences et chantage – des m�thodes employ�es, pour faire de l'argent, par l'Institut fran�ais de recouvrement qui est le bastion des � affaires � de Molinier.
Gu�ri de son lumbago, Trotsky conna�t � Saint-Palais quelques semaines de tr�s bonne sant� et d'activit� intense. Il sort peu cependant, seulement pour de br�ves promenades en voiture sur les chemins entre les vignes. Mais il passe plus de temps dans le jardin o� il joue beaucoup avec les deux bergers allemands amen�s par Raymond Molinier pour la garde, Benno et Stella. A la fin d'ao�t pourtant, il est repris par de nouveaux acc�s de la fi�vre myst�rieuse dont il n'a jusqu'� pr�sent souffert que dans les moments de tension, au cours de batailles politiques intenses. Il passe des journ�es enti�res au lit, ruisselant de sueur, et �crit � Natalia, partie quelques semaines pour se soigner et visiter des amis, des lettres plut�t m�lancoliques.
C'est avec joie qu'il a retrouv� Ljova, � cause de qui il a v�cu, sans le dire, des mois d'angoisse, dans les derniers temps de son s�jour allemand et apr�s la mort de Zinaida. Les retrouvailles ont s�rieusement rapproch� le p�re et le fils, dont l'accord politique sur le tournant et ses cons�quences semble avoir �t� total, par-dessus le march�. Le 19 septembre 1933, � la veille du d�part de Ljova pour Paris, Trotsky �crit � Natalia cet �mouvant aveu :
� Je regrette que Ljova s'en aille ; ici, on me traite tr�s bien, mais, tout de m�me, il n'y a personne qui soit tout � fait mien8. �
C'est Ljova qui soul�ve, dans une des lettres �chang�es � la h�te entre les deux hommes pendant l'�t�, la n�cessit� d'une clarification de ce qu'il appelle � la question russe �, loin, selon lui, d'avoir �t� r�gl�e par l'affirmation de la n�cessit� d'un � nouveau parti bolchevique �. La formation en U.R.S.S. d'un nouveau parti n'implique-t-elle pas la perspective d'une � nouvelle r�volution � ? Ne faudra-t-il pas arracher par la force le pouvoir � la bureaucratie, m�me s'il ne s'agit pas d'une r�volution sociale ? Ne serait-il pas n�cessaire, � la lumi�re de la nouvelle orientation, de revenir sur la question de la nature sociale de l'Union sovi�tique pour aider les militants qui, sur ce point au moins, ne voient plus clair9 ?
Trotsky, pendant ces semaines, a finalement tranch� la question de ce que sera son prochain travail et s'est d�cid� pour un L�nine qui devrait �tre l'œuvre de sa vie. Il a commenc� � rassembler des mat�riaux et � penser � l'architecture g�n�rale de l'œuvre, mais se rend aux arguments de Ljova, sans r�sistance, et consacre les derni�res semaines de son s�jour � Saint-Palais – les heures du moins o� la fi�vre l'�pargne – � l'�laboration du travail que lui a demand� Ljova et qu'il titre � La IVe Internationale et l'U.R.S.S. La nature de classe de l'Etat sovi�tique10. �
Pol�miquant un peu tous azimuts – contre Lucien Laurat, Simone Weil, Urbahns et tous les anciens communistes qui s'efforcent peu ou prou de donner une d�finition nouvelle de la nature de l'Etat sovi�tique, il place au centre de son analyse celle de la bureaucratie dont il consid�re qu'elle n'est pas une classe et que son monopole du pouvoir en U.R.S.S. ne modifie pas le caract�re social � ouvrier � des bases de l'�conomie et de la soci�t� dans ce pays. Il �crit :
� La classe, pour un marxiste, repr�sente une notion exceptionnellement importante et d'ailleurs scientifiquement d�finie. La classe se d�termine non pas seulement par la participation dans toute la distribution du revenu national, mais aussi par un r�le ind�pendant dans la structure g�n�rale de l'�conomie, par des racines ind�pendantes dans les fondements �conomiques de la soci�t�. Chaque classe (f�odaux, paysannerie, petite bourgeoisie, bourgeoisie capitaliste, prol�tariat) �labore ses formes particuli�res de propri�t�11. �
Or la bureaucratie ne pr�sente, selon lui, aucun des traits sociaux qui permettent de la consid�rer comme une classe :
� Elle n'a pas de place ind�pendante dans le processus de production et de r�partition. Elle n'a pas de racines ind�pendantes de propri�t�. Ses fonctions se rapportent, dans leur essence, � la technique politique de la domination de classe. La pr�sence de la bureaucratie, avec toutes les diff�rences de ses formes, et de son poids sp�cifique, caract�rise tout r�gime de classe. Sa force est un reflet. La bureaucratie, indissolublement li�e � la classe �conomiquement dominante, est nourrie par les racines sociales de celle-ci, se maintient et tombe avec elle12. �
A ceux qui, comme Lucien Laurat, s'appuient sur le fait que la bureaucratie d�vore une part importante du revenu national, pour la d�finir comme une nouvelle � classe exploiteuse �, Trotsky r�pond que la bureaucratie existe aussi dans les pays capitalistes o� elle engloutit aussi une part importante du revenu national, sans constituer pour autant une classe ind�pendante de la classe dominante. Sur la bureaucratie stalinienne, il �crit :
� Elle engloutit, dissipe et dilapide une partie importante du bien national. Sa direction revient extr�mement cher au prol�tariat. Elle occupe une situation extraordinairement privil�gi�e dans la soci�t� sovi�tique, non seulement au sens de droits politiques et administratifs, mais aussi au sens d'�normes avantages mat�riels. Cependant les appartements les plus grands, les beefsteaks les plus saignants et m�me les Rolls-Royce ne font pas encore de la bureaucratie une classe dominante ind�pendante13. �
Apr�s avoir soulign� que l'in�galit� sociale est une forme in�vitable dans un r�gime de transition de � l'h�ritage monstrueux du capitalisme �, il �crit :
� La bureaucratie �branle les attaches morales de la soci�t� sovi�tique, engendre un m�contentement aigu et l�gitime des masses et pr�pare de grands dangers. N�anmoins, les privil�ges de la bureaucratie en eux-m�mes ne changent pas encore les bases de la soci�t� sovi�tique, car la bureaucratie tire ses privil�ges, non de certains rapports particuliers de propri�t�, propres � elle, en tant que "classe", mais des rapports m�mes de possession qui furent cr��s par la r�volution d'Octobre14. �
Sur l'analyse de l'Union sovi�tique dans son �tat du moment, il conclut :
� Quand la bureaucratie, pour parler simplement, vole le peuple ..., nous avons affaire non pas � une exploitation de classe, au sens scientifique du terme, mais � un parasitisme social, quoique sur une tr�s grande �chelle15. �
Pour �tre parfaitement clair avec les perspectives, il ajoute :
� Si aujourd'hui en U.R.S.S. apparaissait au pouvoir un parti marxiste, il restaurerait le r�gime politique, changerait, purifierait et dompterait la bureaucratie par le contr�le des masses, transformerait toute la pratique administrative, introduirait une s�rie de r�formes capitales dans la direction de l'�conomie, mais en aucun cas il n'aurait � accomplir un bouleversement dans les rapports de propri�t�. c'est-�-dire une nouvelle r�volution sociale16. �
L'appareil stalinien d�fend certes le r�gime n� d'octobre, qui est la source de ses privil�ges, par ses m�thodes propres, mais il en pr�pare l'effondrement avec l'�tranglement du parti et des syndicats qui signifient l'atomisation du prol�tariat, l'�touffement administratif des antagonismes sociaux. A l'avenir, la v�ritable guerre civile pourrait �clater, � non pas entre la bureaucratie stalinienne et le prol�tariat �, mais entre � le prol�tariat et les forces actives de la contre-r�volution � et ce serait alors la victoire du parti prol�tarien sur la contre-r�volution qui assurerait l'�limination de la bureaucratie.
Trotsky ne croit pas � la possibilit� pour le pouvoir sovi�tique de se maintenir longtemps sur la base des seules forces de classe int�rieures : l'avenir de l'U.R.S.S., il le r�p�te encore, d�pend de la victoire de la r�volution mondiale – et la victoire de celle-ci d�pend de la formation de nouveaux partis communistes et de la nouvelle Internationale qu'il s'est d�cid� � appeler � IVe Internationale �.
C'est cette derni�re qui constitue pour lui la cl� de l'avenir, y compris du destin de l'Union sovi�tique :
� Le jour o� la nouvelle Internationale montrera aux ouvriers russes non pas en paroles, mais dans l'action, qu'elle est, et elle seule, pour la d�fense de l'Etat ouvrier, la situation des bolcheviks-l�ninistes � l'int�rieur de l'Union sovi�tique changera en vingt-quatre heures. La nouvelle Internationale proposera � la bureaucratie stalinienne le front unique contre les ennemis communs. Et si notre Internationale repr�sente en soi une force, la bureaucratie ne pourra pas, � la minute du danger, se refuser au front unique. Que restera-t-il alors des mensonges et des calomnies accumul�s pendant de nombreuses ann�es17? �
Cette mise au point sur l'Union sovi�tique, r�clam�e par Ljova, vient clore pratiquement la p�riode de Saint-Palais.
Nous avons peu d'�l�ments sur le voyage qui a suivi l'�t� de Saint-Palais, une d�tente recommand�e par les m�decins et souhait�e vivement par Natalia et L.D. comme un s�jour � deux dans la solitude. Revenue de Paris en voiture le 8 octobre avec Henri et Raymond Molinier, Natalia retrouvait un L.D. qui n'avait pas encore chang� son aspect physique pour s'assurer l'anonymat dans leur escapade. Ce n'est que le 9 au matin, apr�s avoir renonc� � se teindre les cheveux, que Trotsky rasa lui-m�me sa barbiche, ce qui, effectivement, le rendait difficilement reconnaissable.
A 11 heures du matin, le couple Trotsky prend la route, avec Henri Molinier et Jean Meichler. Ils arrivent � Bordeaux � 16 heures et s'y arr�tent, du fait d'une avarie de moteur : ils vont coucher � l'h�tel Faisan, place de la Gare. Apr�s une vaine attente pour la r�paration de la voiture, les voyageurs se d�cident � en louer une autre et repartent le 11 octobre, passant la nuit � Mont-de-Marsan. Ce n'est que le 12 qu'ils arrivent � Bagn�res-de-Bigorre. Henri Molinier, reparti pour Paris, est remplac� par Jeanne, qui arrive le 17 octobre. Nous savons que Trotsky continue de lire les journaux, mais s'abstient totalement d'�crire. Nous savons qu'ils ont fait une excursion � Lourdes, ce qui l'am�nera � �crire un peu plus tard dans son Journal d'Exil :
� Quelle grossi�ret�, quelle impudence, quelle vilenie ! Un bazar aux miracles, un comptoir commercial de gr�ces divines. La grotte elle-m�me fait une impression mis�rable. C'est naturellement l� le calcul psychologique des pr�tres : ne pas effrayer les petites gens par les grandioses dimensions de l'entreprise commerciale : les petites gens craignent une vitrine trop magnifique. En m�me temps, ce sont les plus fid�les et les plus avantageux acheteurs. Mais le meilleur de tout, c'est cette b�n�diction du Pape, transmise � Lourdes... par la radio. Pauvres miracles �vang�liques, � c�t� du t�l�phone sans fil !.. Et que peut-il y avoir de plus absurde et de plus repoussant que cette combinaison de l'orgueilleuse technique avec la sorcellerie du super-druide de Rome ! En v�rit�, la pens�e humaine est embourb�e dans ses propres excr�ments18. �
Apr�s ce s�jour de repos, les voyageurs, toujours accompagn�s de Meichler, prennent le 31 octobre l'autobus du retour pour Tarbes et, de l�, pendant la nuit, le train pour Orl�ans o� Raymond Molinier les attend en voiture. Tandis que Jean Meichler continue sur Paris, Raymond conduit les deux voyageurs � Barbizon, dans la villa lou�e pour eux par Henri Molinier, qui les attend sur place avec Van, le 1er novembre 1933.
C'est encore Van qui d�crit la maison, aujourd'hui d�molie, � la lisi�re de la petite ville de Barbizon, en Seine-et-Marne, � une cinquantaine de kilom�tres de Paris, connue par ses peintres et extr�mement calme alors. Il �crit :
� Henri Molinier avait lou� une villa qui se trouvait sur un petit chemin longeant la for�t. La villa Ker-Monique avait deux �tages ; les pi�ces �taient petites, les escaliers et les couloirs �troits. Nous nous sentions entass�s dans cette maison, ce n'�tait plus l'espace de Prinkipo ou de Saint-Palais. La chambre et le bureau de Trotsky �taient au premier �tage. Le jardin n'�tait pas grand. La villa n'�tait gu�re qu'un pavillon de banlieue, mais l'endroit �tait calme19. �
L'immense sup�riorit� de la nouvelle demeure est �videmment dans sa proximit� de Paris et la grande facilit� des d�placements, en voiture ou en autobus, qui permettent d'�viter les foules des gares de chemin de fer. Du coup, le mode de vie est presque � l'oppos� de celui de Saint-Palais. Il n'y a plus de visiteurs, m�me camarades. La population permanente de la maison est compos�e de L.D. et Natalia, Rudolf Klement, Sara Weber, Jean van Heijenoort et sa compagne, Gaby Brausch, qui s'occupe de la cuisine et du m�nage avec Natalia, et avec l'aide, une fois par semaine, de Barbara, de son vrai nom Deborah Seidenfeld-Stretielski, compagne de Blasco, appel�e � la Blascotte �. En f�vrier, il faut tout r�organiser. Sara Weber est rentr�e pr�cipitamment aux Etats-Unis. Van et Gaby vont se fixer � Paris o� les attendent des t�ches politiques. A leur place viennent s'installer Otto Sch�sster et sa femme Gertrud Schr�ter ; un militant polonais, Max Gavenski, vient de temps en temps pour dactylographier en russe20.
Les seuls visiteurs sont des visiteurs r�guliers : Henri Molinier, qui conna�t la villa puisqu'il l'a trouv�e et lou�e, Ljova et Jeanne qui viennent le plus souvent en voiture, afin de mieux rep�rer et semer d'�ventuels suiveurs indiscrets. Trotsky ne se prive pas de prendre personnellement des contacts. Seulement c'est lui qui se d�place d�sormais, une fois, parfois deux fois par semaine, pour se rendre � Paris, � des rendez-vous arrang�s pour lui par Ljova.
Dans les cas les plus importants, les rencontres ont lieu dans l'appartement de G�rard Rosenthal, mais il a �galement des rendez-vous dans certains caf�s de la porte d'Italie, � d'autres domiciles priv�s et m�me dans le local de la Ligue communiste, o�, sans �tre vu, gr�ce � des portes entrouvertes, il assiste � des discussions politiques qui lui apprennent beaucoup.
Il n'est sans doute pas possible de dresser la liste compl�te de ses rencontres. Du mouvement oppositionnel il a voulu conna�tre les provinciaux et particuli�rement les ouvriers du Nord Albert Cornette, Devreyer. Il a des r�unions avec le secr�tariat international, celui de la Ligue fran�aise, et celui de l'organisation allemande o� il rencontre pour la premi�re fois le jeune Allemand des Sud�tes Erwin Wolf.
Pour les autres, il faut se contenter d'�num�rer les personnes mentionn�es dans la correspondance de Sedov. La d�put�e communiste allemande Maria Reese, amie d'Ernst Torgler, responsable de la fraction K.P.D. au Reichstag, en train de rompre avec ce dernier parti. L'ancienne secr�taire de Rosa Luxemburg, Fania Jezerskaia, qui offre ses services techniques. L'homme d'affaires du pays sud�te Friedrich Bergel, qui finance le mouvement et y milite aussi sous le nom de Barton. L'avocat Otto Neustedtl, dit Erich L�ffler, du m�me groupe de Reichenberg, le � groupe Rops �, form� d'hommes de professions lib�rales qui collectent beaucoup d'argent. Le vieux militant communiste juif Hershl Mendel Sztokfisz, venu de Pologne, o� il est l'un des dirigeants de l'Opposition. Le d�put� socialiste belge Paul-Henri Spaak, leader de la gauche du parti ouvrier (P.O.B.). Le journaliste Willi Schlamm a ouvert � Trotsky la porte du prestigieux hebdomadaire allemand de Prague, Neue Weltb�hne. Ce dernier va aussi rencontrer � sa demande le jeune socialiste italien Carlo Rosselli, fondateur et dirigeant du mouvement Giustizia e Libert� , les anciens dirigeants du K.P.D. et de la Gauche allemande, Ruth Fischer et Maslow, et son ancien secr�taire � Prinkipo, Robert Ranc. Des personnalit�s de � gauche � du mouvement ouvrier fran�ais, comme Simone Weil et Daniel Gu�rin. On peut ajouter � cette liste les noms des visiteurs �trangers membres de l'opposition, comme le jeune Belge Georges Fux ou l'Am�ricain Albert Glotzer.
Certaines de ces rencontres ont �t� couronn�es de succ�s. Trotsky certes n'a convaincu – le voulait-il ? – ni Paul-Henri Spaak ni Carlo Rosselli, mais il a d�cid� au travail en commun et Ruth Fischer et son compagnon Maslow. Il a gagn� � sa fraction l'Allemande Maria Reese et convaincu de la justesse du � tournant � le v�t�ran venu de Pologne. Cette activit�, ses succ�s personnels contribuent sans doute beaucoup � son moral : pour la premi�re fois depuis des ann�es, il occupe un poste qui lui permet de contribuer directement et personnellement � la construction de l'organisation, de payer de sa personne, de collaborer directement � la marche en avant.
Cette situation �tait-elle durable ? On peut en douter. Les adversaires de Trotsky ne le l�chaient pas des yeux. Au lendemain des violentes manifestations communistes du 9 f�vrier 1934, la presse hitl�rienne lan�ait une violente campagne contre lui, le pr�sentant comme l'instigateur des � troubles et de l'agitation � en France. Son ancien secr�taire Jan Frankel, avec qui il �tait en contact suivi et qu'il avait charg� d'explorer les possibilit�s d'un � travail de fraction � � l'int�rieur de la S.F.I.O., reconnu par un policier parmi les manifestants du 12 f�vrier � Paris, fut aussit�t expuls� de France. Le cercle, en fait, se resserre sur lui.
De la part du gouvernement fran�ais, Trotsky ne peut raisonnablement s'attendre � ce qu'il ferme les yeux sur son activit�, aussi discr�te soit-elle, comme l'ont fait les gouvernements � direction radicale qui se sont succ�d� depuis son arriv�e en France. Apr�s la d�mission de Daladier, au lendemain de l'�meute des Ligues, le 6 f�vrier 1934, l'ancien pr�sident de la R�publique Gaston Doumergue a constitu� le 9 f�vrier un � gouvernement d'union � qui ne comprend, bien entendu, ni socialistes ni communistes. Le mar�chal P�tain est ministre d'Etat ; le ministre de l'Int�rieur est Albert Sarraut, radical, auteur de la c�l�bre formule : � Le communisme, voil� l'ennemi. � L'aggravation des tensions politiques et sociales rend l'asile de Trotsky de plus en plus pr�caire.
Il restait encore � Trotsky � vivre � Barbizon un �pisode particuli�rement douloureux pour lui : la double capitulation des derniers des � vieux � de l'opposition maintenus en d�portation par Staline, L.S. Sosnovsky, dont la lettre de renonciation – un authentique reniement – parut dans la Pravda du 9 f�vrier et surtout Khristian Georg�vitch Rakovsky, dont le t�l�gramme fut publi� le 20 f�vrier. Imm�diatement pr�venu, Trotsky fait, d�s le 21 f�vrier, une d�claration sur la capitulation de son vieil ami. Il �crit :
� Rakovsky n'a nullement "capitul�" dans le sens de Zinoviev, Kamenev et consorts. Il n'a pas reni� un seul mot des id�es au nom desquelles il combattait avec nous. Il n'a pas reconnu de pr�tendues fautes commises par l'Opposition de gauche. Il n'a pas proclam� la justesse de la politique dirigeante. Dans les conditions de l'U.R.S.S. que nous connaissons tous, ce trait essentiel de la d�claration de Rakovsky est d'une �loquence exceptionnelle. Il ne fait qu'accentuer le fait que Rakovsky, th�oriquement et politiquement, n'a rien � abdiquer ni � abjurer de son pass�.21 �
Rakovsky d�clare arr�ter un combat qu'il avait en fait cess� depuis des ann�es, dans un isolement absolu et sans aucune perspective. Il faut bien entendu, selon Trotsky, non seulement regretter, mais condamner cette d�claration. Mais c'est peut-�tre avec un certain soulagement qu'il �crit :
� Nous enregistrons la d�claration purement formelle du vieux lutteur qui, par toute sa vie, a montr� son d�vouement in�branlable � la cause r�volutionnaire, nous l'enregistrons avec douleur et nous passons � l'ordre du jour, c'est-�-dire la lutte doublement vigoureuse pour de nouveaux partis de la nouvelle Internationale.22 �
En fait, Trotsky a �t� abus� par l'extrait publi�, peut-�tre � dessein, du t�l�gramme de son ami, et il est difficile, apr�s la publication du texte int�gral de la d�claration de Rakovsky dans les Iszvestia du 23 f�vrier, d'�crire qu'il ne s'agit pas d'une � capitulation � : c'est probablement pour cette raison que, fait sans pr�c�dent, The Militant du 10 mars publie le texte amput� de ses deux premiers paragraphes.
Trotsky n'a maintenant plus d'illusions. Le 19 mars 1934, il �crit � son fils :
� Au moment m�me de la victoire de Hitler en Allemagne, nous allions r�p�tant – et avons r�p�t� ensuite plus d'une fois – que sans succ�s de la r�volution en Occident, le r�gime bureaucratique sur le terrain du socialisme national ne pourrait que se renforcer en U.R.S.S. Les quinze mois �coul�s ont confirm� cette pr�vision. La reddition de Rakovsky et de Sosnovsky repr�sente l'une des manifestations de la r�action nationale ou plut�t du d�sespoir international. On ne peut tenir les positions des communistes internationalistes aujourd'hui que si l'on garde sous les yeux la perspective mondiale. ... Les anciens oppositionnels en U.R.S.S. �taient herm�tiquement coup�s de ces perspectives. Leur capitulation est bien entendu pour nous un certain coup moral, mais si l'on pense � toute l'affaire et � la situation individuelle de chacun d'eux vivant litt�ralement dans une bouteille cachet�e – on n'a jamais rien vu de semblable dans l'histoire mondiale du mouvement r�volutionnaire –, alors on sera forc�ment plut�t �tonn� qu'ils aient tenu ou tiennent sur leur position jusqu'� maintenant 23. �
Le 31 mars, il revient en public sur la question et, apr�s avoir fait quelques points d'histoire et rappel� les conditions de d�tention de Rakovsky, il poursuit :
� La d�claration de Rakovsky est l'expression d'un d�sespoir et d'un pessimisme subjectif. Est-il possible de lutter pour le marxisme quand la r�action triomphe sur toute la ligne ? On peut, sans aucune exag�ration, dire que c'est gr�ce � Hitler que Staline a vaincu Rakovsky. Cependant cela signifie seulement que la voie choisie par Rakovsky conduit au n�ant politique. ... En Rakovsky, nous regrettons l'ami politique perdu. Mais nous ne nous sentons pas affaiblis par sa d�fection, laquelle, bien qu'elle constitue une trag�die personnelle, apporte une confirmation politique irr�futable de la justesse de notre analyse. L'Internationale communiste est morte en tant que facteur r�volutionnaire. Elle n'est capable que de corrompre les id�es et les caract�res.24 �
Le coup est pourtant tr�s dur avec la disparition de l' � ami de trente ans �, irr�m�diablement perdu, dont Trotsky entrevoit peut-�tre, sans l'imaginer vraiment, le sort tragique qui sera le sien.
C'est en tout cas un signe infaillible de la profondeur de sa douleur que l'ordre donn� � Van, quelques jours plus tard, de br�ler, avec de vieux papiers, la photo de � Rako � d�port�, envoy�e par ce dernier en 1932 : � Tenez, vous pouvez br�ler cela aussi 25. �
Dans son Journal d'Exil, � la date du 25 mars 1935, il �crit avec une totale lucidit� :
� Rakovsky �tait au fond mon dernier lien avec l'ancienne g�n�ration r�volutionnaire. Apr�s sa capitulation, il n'est rest� personne. Bien que ma correspondance avec Rak-ovsky e�t cess� – pour raisons de censure – � partir de mon exil, n�anmoins, la figure de Rakovsky �tait rest�e un lien en quelque sorte symbolique avec les vieux compagnons de lutte. Maintenant il ne reste personne. Le besoin d'�changer des id�es, de d�battre ensemble des questions, ne trouve plus, depuis longtemps, de satisfaction. Il ne reste qu'� dialoguer avec les journaux, c'est-�-dire � travers les journaux, avec les faits et les opinions.26 �
C'est, semble-t-il, accidentellement, qu'a �clat�, en avril 1934, � l'affaire Trotsky �, m�me si son d�veloppement et son exploitation n'ont pas relev� du hasard. Au point de d�part, il y a d'abord l� curiosit�, voire l'inqui�tude, provoqu�es � Barbizon, toute petite ville, par des h�tes bizarres ayant des accents �trangers, qui vivent repli�s sur eux-m�mes, boivent beaucoup de lait et ne fr�quentent gu�re la population locale. On murmure qu'il s'agit de trafiquants, voire de faux-monnayeurs, on parle de � drogue � et de � traite des blanches �. Les gendarmes de la brigade de Ponthierry – dont Barbizon d�pend – sont alert�s, intrigu�s � leur tour. Ils commencent � exercer sur les habitants de la villa une surveillance discr�te, attendant patiemment un pr�texte pour une intervention qui leur permettrait d'en savoir plus 27.
L'occasion leur en est fournie par une double n�gligence de Rudolf Klement. Circulant sans �clairage sur son v�lomoteur dans la soir�e du 12 avril, il est interpell� par les gendarmes de Ponthierry et ne peut produire de papiers d'identit� ; il est alors gard� � vue dans les locaux de la gendarmerie o� l'on examine avec int�r�t et stupeur les documents dont il est porteur, � savoir le courrier de Trotsky adress� � Trotsky ou Sedov, � la poste restante de la rue du Louvre � Paris, d'o� il revient. Des lettres de, Bruxelles, concernant le travail russe, d'Ath�nes, de Plzen, des Etats-Unis, des bulletins int�rieurs divers, � des documents volumineux � en russe 28. C'est plus qu'il n'en faut.
Aucun doute n'est possible pour les gendarmes de Ponthierry : ils ont mis la main sur le repaire de Trotsky. Alert� par leurs soins, le procureur de la R�publique de Melun s'adresse imm�diatement au contr�leur g�n�ral des services administratifs, au minist�re de l'Int�rieur, afin de savoir dans quelles conditions exactes Trotsky a �t� autoris� � r�sider en France. Malveillant ou mal inform�, le fonctionnaire qu'il obtient au t�l�phone lui assure que Trotsky a bel et bien �t� autoris� � r�sider en France pour raisons de sant�, mais � la condition expresse de s'�tablir en Corse. Cette information est fausse, et plusieurs hauts responsables de la police sont parfaitement inform�s de sa r�sidence � Barbizon – � laquelle ils ont donn� leur accord, l'ensemble des n�gociations ayant �t� men�es entre Henri Molinier et un haut fonctionnaire de la S�ret� g�n�rale, Henri Cado. Mais aucun des fonctionnaires inform�s ne d�mentira publiquement la version invoqu�e de l'infraction � la r�sidence autoris�e en Corse seulement.
Pendant la nuit, des conversations t�l�phoniques entre le procureur g�n�ral, le pr�fet de Seine-et-Marne et de hauts responsables de la S�ret� g�n�rale aboutissent � la d�cision d'organiser une descente de justice � la villa Ker-Monique, pour s'y assurer de l'identit� de ses habitants, dans le cadre d'une information ouverte pour la circonstance, contre Klement � et autres �, pour � vol, complicit� et recel �. Interrog� par le procureur, Trotsky d�ment avec indignation la version de l'autorisation de s�jour limit�e � la Corse. Peu importe cependant que le procureur le croie ou ne le croie pas, v�rifie ou ne v�rifie pas au bon endroit, � la S�ret� g�n�rale. Il est trop tard : pr�venus par l'�crivain Andr� Billy, les reporters de la grande presse s'abattent sur Barbizon. Il est d�sormais difficile, pour des fonctionnaires couards, de r�tablir la v�rit�, et ils ne la r�tabliront pas.
Trotsky racontera avec humour, un an plus tard, ce qu'il appelle alors � l'assaut des pouvoirs � Barbizon � :
� Ce fut le plus comique quiproquo qu'on puisse imaginer. L'op�ration �tait dirig�e par Monsieur le procureur de la R�publique de Melun – un haut personnage du monde de la justice – accompagn� l'un petit fonctionnaire du tribunal, d'un greffier �crivant � la main, d'un commissaire de la S�ret� g�n�rale, de mouchards, de gendarmes, de policiers, au nombre de plusieurs dizaines. L'honn�te Benno, la molosse, tirait �perdument sur sa cha�ne. Stella lui faisait �cho de derri�re la maison. Le procureur me d�clara que toute cette arm�e �tait venue � cause ... d'une motocyclette vol�e. ... II �tait bien le procureur de la R�publique ! Ces hauts dignitaires, il ne faut jamais les regarder de trop pr�s. II s'�tait pr�sent� chez moi, soi-disant pour une affaire de motocyclette vol�e ..., mais me demanda d'embl�e quel �tait mon vrai nom. ... De tous ces visiteurs, seul le greffier, un vieil homme, donnait une impression sympathique. Quant aux autres 29 ... �
Le procureur constate que le passeport de Trotsky comporte la mention � autoris� � r�sider en Seine-et-Marne � appos�e par la S�ret� g�n�rale, et le pr�cise dans son rapport. La presse, elle, se d�cha�ne : Trotsky a re�u le procureur avec deux revolvers sur son bureau, s'est vant� d'�tre � un vieux conspirateur �, parle de � la vie �trange dans la maison �, de son activit� en faveur de la IV� Internationale, preuve qu'il poursuit sur le territoire fran�ais des activit�s politiques incompatibles avec son statut d'�tranger ! Le comble de la l�chet� est atteint quand, le m�me 16 avril, sur proposition du ministre de l'Int�rieur Albert Sarraut, le Conseil des ministres d�cide d'annuler l'autorisation de s�jour en France de Trotsky, � ce dernier n'ayant pas observ� les devoirs de neutralit� politique comme il s'y �tait engag� au moment o� on lui accordait l'hospitalit� en France 30.
Ainsi se termine ignominieusement le � s�jour libre � de Trotsky en France d�mocratique, par une d�cision qui satisfait la presse nazie. Van a racont� les derniers jours � Barbizon, le d�part clandestin de Trotsky, dans la soir�e du 15 avril et son installation secr�te dans un pavillon de Lagny, lou� par Sedov � titre de pr�caution, le si�ge de � Ker-Monique � par les journalistes auxquels il donne le change, son op�ration d'intoxication des inconnus qui ont mis sur �coutes le t�l�phone de la maison. Il raconte aussi la foule haineuse du dimanche, les forcen�s qui tentent d'escalader la grille et hurlent leurs menaces : il confesse que, pendant toutes les ann�es v�cues pr�s de Trotsky, c'est seulement en ces jours qu'il eut peur 31.
Le gouvernement fran�ais s'est mis dans une situation difficile. Il cherche un compromis. Formellement expuls�, Trotsky ne le sera pas en fait et ne sera pas non plus intern�. Apr�s avoir, semble-t-il, envisag� de l'envoyer � Madagascar ou � la R�union, le gouvernement Doumergue d�cide qu'il pourra rester sur le territoire dans des conditions agr��es par les autorit�s qu'elles lui laissent proposer lui-m�me.
Expuls� juridiquement sans l'�tre physiquement, vivant en France sans visa, priv� de ressources et de toute possibilit� d'en appeler � une opinion publique intoxiqu�e par les clameurs chauvines qui d�noncent en lui l'homme couvert de sang qui a � trahi � les Alli�s � Brest-Litovsk, il n'a jamais �t� aussi d�muni et presque sans d�fense.
Il ne baisse pourtant pas les bras.
R�f�rences
1 Il n'y a aucune synth�se pour cette p�riode de la vie de Trotsky dont la trame est fournie par le r�cit de van Heijenoort.
2 Van, op. cit., pp. 77-78.
3 Ibidem, p. 79.
4 Ibidem, pp. 82-83.
5 L'Humanit�, 25 juillet 1933.
6 T�moignage de Nelz.
7 G. Roche, � Malraux et Trotsky �, Cahiers L�on Trotsky n� 31, 1987, pp. 103-115.
8 Trotsky � N. Sedova, 19 septembre 1933, E.H. Carr., p. 56.
9 Sedov � Trotsky, 21 ao�t 1933, A.H.F.N.
10 � La Nature de Classe de l'Etat sovi�tique �, B.O., n� 36/37, octobre 1933, pp. 112. Œuvres, 2, pp. 243-268.
11 Ibidem, p. 256.
12 Ibidem, pp. 256-257.
13 Ibidem, p. 257.
14 Ibidem, p. 258.
15 Ibidem, pp. 258-259.
16 Ibidem, p. 260.
17 Ibidem, p. 267.
18 Journal d'Exil, Paris, 1960, 29 avril 1935, p. 122.
19 Van, op. cit., p, 90.
20 Ibidem, p. 91.
21 Trotsky, � D�claration �, 21 f�vrier 1934, Œuvres, 3, pp. 237-238.
22 Ibidem, p. 238.
23 Trotsky � Sedov, 19 mars 1934, A.H.F.N.
24 � Que signifie la capitulation de Rakovsky ? �, 31 mars 1934, La V�rit�, 27 avril, Œuvres, 3, pp. 309-310.
25 Van, op. cit., p. 50.
26 Journal d'exil, 25 mars 1935, p.74.
27 Rapport du Procureur de Melun, 15 avril 1934, Archives nationales.
28 Ibidem
29 Journal d'exil, pp. 66-69.
30 Le Matin, 17 avril 1934.
31 Van, op. cit., p. 101.