1988

" Pendant 43 ans, de ma vie consciente, je suis rest� un r�volutionnaire; pendant 42 de ces ann�es, j'ai lutt� sous la banni�re du marxisme. Si j'avais � recommencer tout, j'essaierai certes d'�viter telle ou telle erreur, mais le cours g�n�ral de ma vie resterait inchang� " - L. Trotsky.

P. Brou�

Trotsky

XVIII – La crise de la r�volution [1]

La crise du parti bolchevique qui s'exprime � travers la � discussion syndicale � n'est pas tomb�e du ciel. Elle est au fond la r�fraction, dans le parti au pouvoir, de la crise qui, � la fin de la guerre civile, secoue et bouleverse une soci�t� �cras�e par trois ann�es de guerre, quatre de r�volution et de guerre civile, et l'effondrement de l'activit� �conomique : quand les transports sont sur le point de se bloquer, que l'agriculture est �puis�e et que la production agricole, r�duite aux cultures de subsistance, est au plus bas, les dirigeants se divisent.

L'Histoire est parfois d'une ironie grin�ante, et elle l'est particuli�rement dans les mois qui suivent la fin de la guerre civile, avec le spectacle qu'offre un pays, dirig�, pour la premi�re fois, par une organisation qui se r�clame de la classe ouvri�re et du socialisme. Les villes affam�es – car les salaires de mis�re ne permettent nullement de manger – se sont litt�ralement vid�es de leur population : Petrograd n'a plus que le tiers et Moscou la moiti� de ses habitants d'avant-guerre. Le premier � Etat ouvrier � assiste � ce que l'un de ses dirigeants, Boukharine, appelle fort justement � la d�sint�gration du prol�tariat �. L'avant-garde ouvri�re s'est dispers�e sur tous les fronts et dans les postes de commandement, une bonne moiti� des ouvriers a quitt� les villes. Ceux qui restent vivotent comme ils le peuvent � partir de la vente des produits et parfois des outils de leur travail. La campagne, ravag�e par les op�rations militaires, par les d�placements du front, par les repr�sailles et la contre-r�volution, est �puis�e par une r�quisition des r�coltes si brutale qu'elle compromet souvent les semailles � venir. La famine – qui touchera en 1921 plus de 30 millions de ruraux – se profile � l'horizon.

On approche du point de rupture au cours de l'ann�e 1920 o� l'agression polonaise et les derniers sursauts des arm�es blanches avec l'offensive du baron Wrangel ont sans doute incit� ouvriers et paysans � d�passer les limites de leurs possibilit�s de r�sistance tant physique que morale. Mais il devient fou d'esp�rer un nouveau sursis � partir du moment o� la guerre civile se termine. Les souffrances de la guerre civile n'ont en effet pas �t� endur�es par une population laborieuse politiquement neutre. Elles ont �t� dans l'ensemble accept�es par des millions d'hommes qui leur trouvaient un sens. Pour les travailleurs des villes, le pouvoir sovi�tique �tait le leur, la r�volution d'Octobre, la prise du pouvoir, leur plus belle conqu�te. Les paysans pauvres et moyens, apr�s un temps d'h�sitation, avaient en g�n�ral choisi le camp de l'Arm�e rouge, malgr� les r�quisitions et la rigueur, parce qu'elle leur promettait ou leur garantissait la terre dont ils savaient par exp�rience que les blancs la reprendraient. Les contraintes, difficilement supportables quand elles avaient pour cadre la guerre contre les arm�es blanches, �taient devenues franchement intol�rables avec la disparition du danger imm�diat de contre-r�volution et de remise en question des conqu�tes d'Octobre. Physiquement vainqueurs, les bolcheviks s'effondraient dans l'esprit des masses.

On sait que Trotsky assure qu'il avait senti l'�tat d'esprit nouveau des paysans, � travers l'Arm�e rouge, pendant l'hiver de 1919-1920 et surtout en f�vrier 1920 dans le nord de l'Oural : il n'avait cependant pas �t� capable de le faire prendre en compte par le bureau politique. Mais, � l'automne, L�nine avait compris le m�contentement des travailleurs des villes, et c'�tait ce qui l'avait conduit � se prononcer contre Trotsky – qu'il avait non seulement soutenu, mais encourag� jusqu'alors dans sa politique de militarisation.


Un rapport de Toukhatchevsky � L�nine, dat� du 16 juillet 1921 qui se trouve dans les archives de Trotsky indique que le soul�vement paysan a d�but� dans la r�gion de Tambov en septembre 1920 – une �poque que � les bandits �, comme il dit, appellent, eux, celle de � la r�volution �. Les causes en sont, selon lui, � les m�mes dans toute la R.S.F.S.R., c'est-�-dire le m�contentement contre la politique de r�quisition et son application aveugle et particuli�rement brutale par les organes de r�quisitions locaux �. Le cadre de l'organisation de la r�volte a �t� l'Union des paysans travailleurs qui a servi de couverture � l'activit� s.r. dans la r�gion. Un r�le important a �t� jou� par un militant s.r., A.S. Antonov, ancien chef r�gional de la milice, qui a pu constituer des stocks d'armes. Toukhatchevsky �value � 21 000 le nombre des � bandits � et pr�cise que dans une grande partie de la province, � l'exception des villes, � le r�gime sovi�tique n'existe plus [2] �.

Les documents joints apportent des pr�cisions int�ressantes. Il s'est produit dans la r�gion de Tambov un processus de nivellement des exploitations paysannes qui, d�s 1918, a provoqu� la r�sistance des koulaks et l'action de � bandes vertes �. La proximit� du front, la pression permanente des arm�es blanches du Don, le passage du raid des cavaliers de Mamontov ont en outre maintenu dans la r�gion un sentiment d'instabilit� alors que le r�gime sovi�tique est apparu de plus en plus comme une occupation militaire accompagn�e de r�quisitions exorbitantes et de promesses jamais tenues aux paysans :

� De fa�on g�n�rale, le r�gime sovi�tique �tait identifi� aux yeux de la majorit� des paysans avec la visite �clair de commissaires donnant des ordres [...] et arr�tant les repr�sentants des autorit�s locales pour n'avoir pas rempli des exigences souvent absurdes [3]. �

Selon ces documents, le soul�vement g�n�ral aurait �t� pr�c�d� d'un congr�s provincial tenu en juin 1920 et pr�par� par l'activit� d'une centaine de partisans arm�s organis�s par Antonov. C'est au cours des mois d'�t� que les s.r. se seraient empar�s, de l'int�rieur, des leviers de commande de l'Union des paysans travailleurs. La fin de l'ann�e 1920 a vu l'organisation des r�volt�s dans les villages sous l'autorit� du Comit� de l'Union et avec l'appui d'une milice recrut�e dans les villages. Les communistes n'ont oppos� qu'une r�sistance tr�s faible. Il a fallu attendre, en tout cas, le mois de f�vrier 1921, pour que le gouvernement commence � se pr�occuper s�rieusement de la situation dans cette province o� il sera finalement oblig� d'envoyer quelques dizaines de milliers d'hommes de troupe... On peut imaginer que les troubles qui se sont produits au m�me moment en Sib�rie occidentale ont eu les m�mes causes et la m�me physionomie.

Les premiers troubles s�rieux dont on ait connaissance dans les villes sont ceux de Moscou au mois de f�vrier 1921. Il semble que l'origine en r�side dans les difficult�s grandissantes du ravitaillement : des r�unions ouvri�res spontan�es dans les usines revendiquent l'abandon imm�diat du � communisme de guerre � et la possibilit� pour les travailleurs de se ravitailler directement aupr�s des paysans. Les orateurs du parti – L�nine en personne, assure le New York Times [4] – sont re�us plut�t fra�chement, interrompus, et certains chass�s de la tribune avant m�me d'avoir pu s'expliquer. Tr�s vite, l'agitation dans les usines d�bouche sur la rue avec des revendications �conomiques, la libert� de commerce, l'augmentation des rations, l'arr�t de la r�quisition des grains. Mais, dans la rue, apparaissent des revendications politiques, celle des droits et libert�s publics et m�me de temps en temps de la Constituante. L'historien Paul Avrich signale des banderoles, peu nombreuses, � contre les communistes et les Juifs [5]  �. Il faut l'intervention d'unit�s de l'Arm�e rouge et d'�l�ves-officiers, ferme, sans brutalit�, pour ramener l'ordre dans la capitale.

Petrograd prend alors le relais. La situation y est bien pire, infiniment dramatique. La ville n'est plus ravitaill�e depuis des semaines. Le combustible manque. On a faim et froid. Comme � Moscou, tout commence par des r�unions dans les usines o� est pos�e la question du ravitaillement, des privil�ges, de la politique paysanne. Le 23 f�vrier, � l'usine m�tallurgique Troubochny, une assembl�e g�n�rale revendique l'augmentation des rations et la distribution des stocks de chaussures et de v�tements chauds. Les ouvriers qui n'ont pas r�ussi � entra�ner avec eux les soldats du r�giment de Finlande, mais ont gagn� des �tudiants de l'�cole des mines, tentent d'organiser une manifestation de masse, assez vite dispers�e pourtant, � sans effusion de sang �, souligne P. Avrich sur ordre de Zinoviev, par une compagnie de Cadets. L'agitation gagne d'autres usines [6].

D�s le 24 f�vrier les autorit�s de Petrograd montrent leur d�termination d'�touffer dans l'œuf le mouvement en constituant pour la ville et dans chaque district des comit�s de d�fense form�s de trois personnes d�tenant les pleins pouvoirs et en proclamant la loi martiale [7]. Les usines r�tives sont inond�es de tracts, d'appels, de r�solutions, serr�es de pr�s aussi par des d�tachements en armes. Les ouvriers de Troubochny sont durement sanctionn�s avec le lock-out de leur entreprise. Le 28, l'usine Poutilov – qui ne compte plus gu�re que 6 000 ouvriers, cinq fois moins qu'au temps de la r�volution – se met en mouvement [8]. De nouveau, aux revendications �conomiques – la libert� des �changes avec les paysans, la suppression des rations de faveur – se m�lent maintenant des revendications politiques qui traduisent vraisemblablement l'influence grandissante des mencheviks : lib�ration des ouvriers et socialistes emprisonn�s, libert� d'expression, de r�union, de presse, �lections libres dans les syndicats et aux soviets [9].

Zinoviev, menac� dans son fief, dose savamment concessions et r�pression. Il annonce des achats de charbon, laisse entrevoir la fin des r�quisitions de grain dans les campagnes, promet la lev�e des barrages routiers [10]. En m�me temps, il fait proc�der � des milliers d'arrestations, 5 000 "mencheviks ", 500 � meneurs � [11]. L'ordre revient finalement dans la capitale de la r�volution.

On peut penser, � ce moment-l� que le pr�sident du soviet de Petrograd l'a �chapp� belle : ses discours � propos des � airs nouveaux � exig�s par les � temps nouveaux � avaient-ils rencontr� plus d'�cho et surtout plus d'impatience qu'il ne l'aurait souhait� ? La foudre en tout cas va frapper la porte � c�t�.


A Cronstadt, base navale situ�e � 30 kilom�tres de Petrograd et port d'attache de la flotte de la Baltique, Zinoviev, dans les derni�res semaines, avait aussi jou� avec le feu au temps de la discussion syndicale. Les marins de Cronstadt avaient �t� le fer de lance et les enfants ch�ris d'Octobre. Trotsky les avait c�l�br�s et ils l'avaient adul�. Bien entendu, en 1921, ce ne sont plus les m�mes. Ceux de 1917 sont partis par milliers au front et sur les diff�rentes flottilles, � commencer par celle de la Volga. Ils sont devenus commissaires, tch�kistes, dirigeants du parti ou des comit�s dans les r�gions lib�r�es. Les jeunes recrues, en majorit� d'origine rurale, qui ont pris leur place, n'ont ni la m�me conscience ni le m�me enthousiasme r�volutionnaire que leurs pr�d�cesseurs, m�me s'ils ont h�rit� de leur l�gende.

La campagne de Zinoviev pour la � d�mocratie ouvri�re � a fait beaucoup de remue-m�nage, � Cronstadt comme dans la flotte en g�n�ral, pendant l'hiver o� les navires sont bloqu�s dans les glaces. L'administration politique de la flotte, le Poubalt, �manation de l'administration politique de l'Arm�e rouge – donc de Trotsky – a �t� l'objet de toutes sortes d'attaques. Zinoviev et ses hommes ont fait leur possible pour inciter les cellules communistes de la flotte � revendiquer le r�gime commun du parti, donc � secouer la tutelle du Poubalt [12]. Le conflit a �t� manifeste et � moiti� public d�s mars 1920. En novembre, le comit� de Petrograd a revendiqu� pour lui la direction politique des cellules de la flotte de la Baltique [13]. Le 15 f�vrier 1921, Zinoviev a recueilli les fruits de ce long effort : une conf�rence des organisations communistes de la flotte a d�nonc� l'autoritarisme et les insuffisances du Poubalt et demand� le rattachement des cellules de marins au comit� de Petrograd [14].

On conna�t l'existence d'un rapport au comit� central sign� de F. F. Raskolnikov, commissaire politique de la flotte et d'E. I. Betis, responsable du Poubalt, qui met en cause Zinoviev, l'accusant d'avoir organis� dans les rangs de la flotte rouge une campagne qui le pr�sente comme un champion de la d�mocratie et fait de Trotsky l'homme de la coercition et du commandement bureaucratique [15]. Les deux hauts responsables se plaignent de l'atteinte ainsi port�e au prestige des commissaires, min� par des critiques continuelles. Il semble bien pourtant que la principale victime soit le parti lui-m�me, d�sert� en cette p�riode par des milliers de marins.

Si l'influence des mencheviks est visible � Petrograd, il n'en est pas de m�me � Cronstadt o� s'affirme celle des s.r. et surtout des anarchistes. Ces derniers sont en prise avec l'�tat d'esprit des marins que l'historien Paul Avrich r�sume par � le d�go�t des privil�ges et de l'autorit�, la haine de l'embrigadement, le r�ve d'autonomie locale et d'autoadministration [16] �. Le m�me auteur souligne en outre le r�le jou� dans l'agitation � Cronstadt par la r�apparition des permissions et la d�couverte que font alors les marins de l'�pouvantable d�tresse dans le pays.

Bien des �l�ments sont ainsi r�unis, en f�vrier 1921, pour faire de Cronstadt une poudri�re. L'�tincelle est fournie par les gr�ves de Petrograd et les rumeurs les plus insens�es en circulation � partir de ce moment concernant la r�pression, le r�le de la Tch�ka, les fusillades, etc. Le 27 f�vrier, alarm�s par des bruits qui font �tat d'une r�pression sanglante dans la rue et d'arrestations massives � Petrograd, les �quipages des cuirass�s Sebastopol et Petropavlovsk d�cid�rent d'envoyer une d�l�gation s'informer sur place de la situation exacte [17]. Selon l'un des d�l�gu�s, S. M. P�tritchenko, la d�l�gation fut indign�e de ce qu'elle vit : usines encercl�es par des unit�s militaires, communistes arm�s surveillant les ateliers. Le 28 f�vrier, ils rendirent compte de leur mission devant une assembl�e g�n�rale des �quipages tenue � bord du Petropavlovsk. Il sortit de la r�union une r�solution en 15 points qu'il fut d�cid� de mettre imm�diatement en application [18].

En fait, deux seulement �taient propres aux marins : l'abolition des organismes de l'administration politique de la Flotte, l'organisation, avant le 10 mars, d'une conf�rence des ouvriers, soldats et marins de l'Arm�e rouge pour Cronstadt, Petrograd et la province. D'autres �taient politiques et g�n�rales comme la r��lection imm�diate des soviets � bulletin secret, la libert� d'expression, de r�union, de presse pour les ouvriers et les paysans, les anarchistes et les � partis socialistes de gauche �, la libert� de r�union pour les syndicats et les unions paysannes, la lib�ration des d�tenus politiques appartenant � � un parti socialiste � et des ouvriers et paysans en raison de leur activit�, l'examen du cas de tous les d�tenus, l'abolition des d�tachements de combat et des gardes communistes. Les revendications �conomiques combinaient celles des ouvriers et celles des paysans : suppression des barrages routiers, �galisation des rations alimentaires, droit pour les paysans de cultiver librement (sans employer toutefois de mains-d'œuvre salari�e), autorisation de la production artisanale individuelle. Paul Avrich porte une appr�ciation nette sur ce texte dont il dit qu'il �tait avant tout � une salve dirig�e contre la politique du communisme de guerre, dont les justifications, aux yeux des marins comme � ceux de la population dans son ensemble, avaient depuis longtemps disparu [19] �. Il n'�tait pas � �crit � cependant qu'un tel programme devait devenir celui d'une insurrection arm�e, ni que celle-ci �tait vou�e � l'�crasement.

A l'assembl�e du 1er mars, place de l'Ancre, il y a quelque 15 000 participants ; � la tribune deux responsables de haut rang, N. I. Kalinine, N. N. Kouzmine, qui interviennent, bien entendu. Constamment interrompus, injuri�s, menac�s m�me, ils ne semblent pas avoir fait montre de beaucoup d'adresse, le dernier s'�tant laiss� aller � menacer � les contre-r�volutionnaires � de � la main de fer du prol�tariat �. En d�finitive, la r�solution de la veille est adopt�e sans que se soit fait entendre, pour s'y opposer, la voix de communistes de Cronstadt [20].

Les m�mes incidents se renouvellent le lendemain � la conf�rence qui doit pr�parer les �lections au soviet. Mais ils tournent plus mal. Convaincus que l'insurrection ouvri�re vient d'�clater � Petrograd, les d�l�gu�s votent en effet l'arrestation imm�diate de trois commissaires communistes, dont Kouzmine, qui les ont � menac�s �. Quelque trois cents communistes seront arr�t�s aussit�t apr�s [21]. L'annonce – encore une rumeur – d'un assaut prochain des communistes contre la salle de la conf�rence est confirm�e par les animateurs du mouvement. Les d�l�gu�s s'engagent alors dans la voie de la r�volte ouverte ; le pr�sidium de la conf�rence, avec � sa t�te P�tritchenko, devient le Comit� r�volutionnaire provisoire qui fait aussit�t occuper arsenaux, bureaux de poste, centrales �lectriques, quartier g�n�ral de la Tch�ka et points strat�giques [22]. Dans la m�me nuit du 2 au 3 mars, un d�tachement de deux cents hommes arm�s venus de Cronstadt tente de d�barquer sur la c�te � la base a�ronavale d'Oranienbaum, o� l'escadrille avait annonc� son ralliement � la forteresse soulev�e, mais o� le commandement a ma�tris� la situation face � une entreprise mal men�e et � peine organis�e [23].

L'affaire de Cronstadt a �t� l'objet de nombreuses �tudes, et un sujet de pol�miques plus nombreuses encore. Ce n'est que r�cemment que le travail de Paul Avrich, et notamment son exploration des archives blanches de l'�migration, a permis de r�gler de fa�on d�finitive, semble-t-il, un certain nombre de probl�mes. 

La premi�re r�action de la presse et de la propagande communistes fut de d�noncer, derri�re l'action des marins de Cronstadt, la main de la contre-r�volution russe et internationale, le � complot des blancs �. L'un des arguments les plus ressass�s fut, sur ce point, la pr�sence dans les rangs des Cronstadtiens de l'ancien g�n�ral blanc Kozlovsky – ni�e par certains de leurs sympathisants � de gauche �, Paul Avrich a mis les choses au point. Kozlovsky n'est pas un personnage mythique : cet ancien officier tsariste incorpor� dans l'Arm�e rouge commandait l'artillerie de la base navale. Il ne s'est pas content� de � suivre � les rebelles, mais a pris la parole le 2 mars contre les commissaires et a ensuite �labor� des plans d'action militaire pour le Comit� r�volutionnaire [24].

L'existence d'un lien entre les Cronstadtiens et les blancs de l'�migration, affirm�e � l'�poque par les bolcheviks, a �t� ensuite ni�e avec beaucoup de vigueur par les amis de gauche des mutins comme une calomnie. Mais les documents mis au jour par Paul Avrich dans les archives des blancs invitent � plus de prudence, en particulier en ce qui concerne le principal dirigeant et porte-parole de l'insurrection, le marin P�tritchenko. Il avait �t� membre du Parti bolchevique en 1919, pendant quelques mois, ce qui l'avait emp�ch� ult�rieurement d'�tre accept� par les blancs qu'il aurait voulu rejoindre [25]. Pendant l'insurrection, partisan de refuser momentan�ment les propositions d'aide des �migr�s blancs [26], il ne fit, en revanche, en exil, tout de suite apr�s, aucune difficult� pour accepter le contact avec le Centre national, organisation de droite, et m�me le g�n�ral Wrangel, � qui il �crivait le 31 mai 1921 pour insister sur l'importance du mot d'ordre : � Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis �, comme � manœuvre politique commode � jusqu'� la chute du r�gime communiste [27].

Paul Avrich a �galement mis en lumi�re un �l�ment capital en d�couvrant dans les archives du Centre national, � Columbia, un manuscrit � ultra-secret � intitul� � M�morandum sur la question de l'organisation d'un soul�vement � Cronstadt �, non dat�, mais probablement r�dig� au d�but de 1921 [28]. Annon�ant un prochain soul�vement de la garnison, pr�vu pour le printemps – apr�s la fonte des glaces –, ce texte insiste sur la n�cessit� d'organiser une intervention rapide avec l'envoi de troupes du g�n�ral Wrangel et un ravitaillement de la forteresse par des bateaux fran�ais : selon ce plan, Cronstadt serait la base d'un d�barquement sur le continent, qui sonnerait le glas du r�gime sovi�tique. C'est l� le plan m�me dont Trotsky jugeait, en mars 1921, qu'il �tait maladroitement r�v�l� par la presse fran�aise de droite, anticipant sur son d�roulement dans sa campagne de fausses nouvelles sur Cronstadt [29]. L'auteur du m�morandum indique en outre l'existence d'un contact avec un groupe d'organisateurs du soul�vement en pr�paration. Paul Avrich n'exclut nullement, au contraire, l'hypoth�se selon laquelle ce groupe aurait �t� celui de P�tritchenko.

Ces d�couvertes importantes accr�ditent-elles la version caricaturale de l'insurrection-conspiration, version polici�re de l'histoire selon laquelle les insurg�s n'auraient �t� en quelque sorte que les instruments de la manipulation effectu�e par des � agents �? Une telle interpr�tation est insoutenable. Les marins de Cronstadt refl�taient indiscutablement, dans leurs revendications et leur programme, la col�re populaire, la volont� d'en finir avec l'oppression que signifiait pour elle le communisme de guerre d'une masse paysanne unanime, mais aussi d'une fraction importante de la classe ouvri�re. Les dirigeants bolcheviques de l'�poque en avaient pleine conscience. Apr�s L�nine, qui parlait � propos de Cronstadt de � l'infection petite-bourgeoise � qui avait gagn� la classe ouvri�re, Boukharine, dans son style sentimental particulier, aurait assur� :

� Qui dit que Cronstadt �tait blanche ? Non. Pour nos id�es, pour la t�che qui est la n�tre, nous avons �t� contraints de r�primer la r�volte de nos fr�res �gar�s. Nous ne pouvons consid�rer les matelots de Cronstadt comme nos ennemis. Nous les aimons comme des fr�res v�ritables, notre chair et notre sang [30]. �

Paul Avrich n'a nullement r�solu la question dont la solution se trouve peut-�tre dans les archives sovi�tiques. Pourquoi l'insurrection, finalement �cras�e le 16 mars – alors qu'elle s'�tait ouverte le 3 – ne s'est � aucun moment engag�e dans la voie, soit de l'offensive, soit de la n�gociation ? D'abord convaincus qu'ils allaient entra�ner derri�re eux une s�rie d'autres mutineries, sans n�gliger l'insurrection ouvri�re de Petrograd, les mutins ont-ils ainsi laiss� passer l'heure de la n�gociation et se sont-ils plus avanc�s que ne le leur permettaient raisonnablement leurs propres forces ? Est-ce l� la raison pour laquelle ils ont, le 6 mars, r�pondu avec hauteur au soviet de Petrograd qui demandait la r�ception d'une d�l�gation, qu'ils entendaient en contr�ler eux-m�mes la d�signation et y limiter le nombre des communistes ?

Du c�t� du gouvernement de L�nine, les choses, malgr� la raret� des documents, sont tout de m�me plus claires. D'abord les communistes avaient bel et bien d�cid�, avant l'insurrection, de battre en retraite, d'abandonner le communisme de guerre, dont le maintien se r�v�lait dangereux et co�teux. D�s le mois de d�cembre 1920 – dix mois apr�s les propositions de Trotsky –, L�nine envisageait la possibilit� d'adopter les mesures dont il avait �t� question au VIIIe congr�s des soviets : l'abolition des r�quisitions et leur remplacement par un imp�t en nature. Le 8 f�vrier 1921, au bureau politique, il avait bross� les grandes lignes d'un plan �conomique reposant sur cette base. Le 24 – plusieurs jours avant le d�but des troubles de Cronstadt –, le comit� central avait commenc� l'�tude du projet en ce sens � soumettre au Xe congr�s. Et les autres mesures – la plupart des revendications des Cronstadtiens – ne pouvaient pas ne pas suivre. Un tel d�veloppement ne pouvait que couper l'herbe sous les pieds des insurg�s.

Pourquoi, dans ces conditions, les bolcheviks n'ont-ils pas insist� pour n�gocier ? Pourquoi ont-ils jug� que leur int�r�t �tait d'en finir le plus vite possible avec Cronstadt ? D'abord parce que les dangers �taient de tous c�t�s et qu'ils les voyaient sans doute plus graves encore qu'ils ne l'�taient r�ellement : la Pologne, les �migr�s, l'Entente �taient � leurs yeux autant de forces susceptibles d'�pauler et surtout de relayer Cronstadt et, � partir de cette base, de relancer contre l'Union sovi�tique une nouvelle intervention qui pouvait constituer le coup de gr�ce. En outre, l'exemple de Cronstadt pouvait �tre contagieux. Il pouvait sortir de cet �pisode une extension des troubles : le chaos constituerait alors le terrain r�v� pour une contre-offensive d�cid�e de la contre-r�volution arm�e.

Pouvait-on attendre, tout simplement en organisant le blocus de l'�le, que la fin des r�serves de ravitaillement et de combustible oblige les insurg�s � se rendre ? Telle fut, semble-t-il, la position de Staline qui ne put convaincre le bureau politique. Pour la majorit� de ce dernier, une attente suppl�mentaire signifiait courir le risque de se retrouver dans une situation radicalement diff�rente apr�s la fonte des glaces dans le golfe de Finlande, qui donnerait d'un seul coup aux mutins la liaison maritime avec l'�tranger et la disposition d'une flotte dont les communistes, eux, seraient priv�s. Encore dans les glaces, la forteresse pouvait �tre prise d'assaut, bien qu'au prix de pertes consid�rables, par des fantassins ; redevenue une �le, elle �tait, pour eux, inexpugnable. Paul Avrich �crit � ce sujet :

� Pour emp�cher tout cela, il fallait agir vite : les bolcheviks l'avaient compris. Quel gouvernement pourrait se payer le luxe d'une mutinerie prolong�e de la marine, dans sa principale base strat�gique, convoit�e par les ennemis, d�sireux d'en faire le tremplin d'une nouvelle invasion [31] ? �

La pol�mique se poursuivra sur cette question, n'en doutons pas. Mais, sur le plan historique proprement dit, il semble bien que Paul Avrich, en posant cette question, ait aussi donn� la r�ponse. D�cid� � faire d'importantes concessions sur le plan des revendications �conomiques et de la politique g�n�rale, le gouvernement bolchevique ne pouvait s'offrir le luxe de laisser se d�velopper un foyer de lutte arm�e ouvert sur l'Occident. Il se devait donc de reprendre tr�s rapidement la forteresse.

Ce fut chose faite le 18 mars. L'entreprise n'�tait pas facile, et plus d'une unit� �prouv�e aux combats avait fl�chi devant la perspective d'un assaut qui allait exposer les hommes sur des kilom�tres de glace, aux obus des canons de la forteresse, puis � sa mitraille. Il fallut aux unit�s d'�lite s�lectionn�es pour l'assaut final parcourir des dizaines de kilom�tres sans aucun abri, sauf leur manteau blanc, sous les obus qui, crevant la glace, engloutissaient chaque fois des dizaines de combattants. Sous les ordres de Toukhatchevsky et de S. S. Kamenev, 35 000 hommes avaient tent� un premier assaut infructueux le 8 mars ; ils �taient plus de 50 000 le 16, avec des chefs �prouv�s, comme l'ancien marin Dybenko, venus en renfort. Paul Avrich consid�re raisonnable d'�valuer � 10 000 morts les pertes des attaquants, soit un cinqui�me de l'effectif total [32] ... Les pertes des rebelles furent �videmment bien moindres, la plus grande partie des victimes �tant des combattants massacr�s par les vainqueurs rescap�s du sanglant assaut : � V�ritable orgie de sang �, �crit Avrich, qui avance avec prudence les chiffres de 600 tu�s, plus de 1 000 bless�s et 2 500 prisonniers [33]. Plus de 8 000 Cronstadtiens, dont Kozlovsky et P�tritchenko, et la plupart des dirigeants de l'insurrection, avaient r�ussi � fuir sur la glace vers la Finlande.

Nous sommes incapables de donner des chiffres pr�cis concernant la r�pression qui s'abattit ensuite sur Cronstadt aux mains de la Tch�ka. Avrich indique que � plusieurs centaines de prisonniers � ont �t� fusill�s sur place et qu'� Petrograd, pendant plusieurs mois, � des centaines de rebelles furent ex�cut�s par petits groupes [34] �. Les survivants furent envoy�s dans des prisons tr�s dures, comme celle des �les Solovki, qui �tait d�j� un v�ritable bagne bien avant la r�volution.


Il nous a paru n�cessaire de faire le point, bien que bri�vement, sur l'histoire de l'insurrection de Cronstadt, dans la mesure o� il s'agit d'un moment de la vie de Trotsky pour lequel ce dernier se trouve en posture d'accus�. En 1937, en effet, le secteur libertaire allait relancer la campagne contre lui, � ce propos, en pleine campagne de d�fense des accus�s des proc�s de Moscou.

L'insurrection de Cronstadt, faut-il le souligner, se situe au terme du d�bat public dans le parti sur la � question syndicale �, au cours duquel nous avons vu Trotsky devenir en quelque sorte la cible des attaques de Zinoviev s'effor�ant de le lier aux pratiques – d�sormais unanimement r�prouv�es – du communisme de guerre et du � commandement �. C'est lui qui est vis� � travers la campagne contre le Poubalt o� il est pr�sent� comme un � dictateur � et un � d�fenseur de l'organisme bureaucratique �. P�re de l'institution des commissaires, il est accus� d'�tre le parrain de ce que les mutins appellent la � commissarocratie �. Sa qualit� de Juif lui vaut aussi quelques attaques suppl�mentaires, payantes dans ce milieu arri�r�, rest� sensible aux th�mes et aux accents de l'antis�mitisme.

Trotsky a �t� et demeurera jusqu'au bout solidaire des d�cisions de la direction du parti et du gouvernement face � l'insurrection, ind�pendamment de sa participation � telle ou telle r�union. Mais il a marqu� et reconna�t avoir d�lib�r�ment marqu� certaines distances. En fait, dans un premier temps, il a cherch� � se tenir d�monstrativement � l'�cart. Son opinion – exprim�e surtout dans des conversations et une correspondance priv�es – est que la tournure prise par les �v�nements au d�but de 1921 ne peut s'expliquer si l'on ne prend pas en compte la campagne d�magogique men�e contre lui par Zinoviev. Qu'il s'agisse des ouvriers de Petrograd ou des marins de Cronstadt, il juge que ce n'est en aucun cas � lui, personnellement, qu'il pourrait revenir de les ramener � la raison, mais seulement � celui qui leur a promis depuis des semaines, la � d�mocratie ouvri�re... comme en 1917 �, en les encourageant � se d�barrasser des � bureaucrates � et des � commissaires �. Il pr�cise :

� Je consid�rai, et le bureau politique ne fit pas d'objection, que les n�gociations avec les marins et, si n�cessaire, leur pacification, devaient �tre men�es par les dirigeants qui avaient, la veille encore, toute leur confiance politique. Autrement, les Cronstadtiens auraient pu consid�rer l'affaire comme si je venais prendre sur eux une revanche [35]. �

Au d�but des �v�nements, il se trouve en Sib�rie occidentale o� des troubles ont �clat� parmi les paysans. De retour � Moscou, il participe aux discussions au sommet. A ce sujet, il �crira en 1938 :

� La d�cision de supprimer la r�volte par la force militaire si la forteresse ne pouvait pas �tre amen�e � se rendre d'abord par des n�gociations de paix, puis par un ultimatum, cette d�cision g�n�rale a �t� adopt�e avec ma participation directe [36]. �

Le 2 mars, c'est lui qui r�dige un communiqu� du gouvernement annon�ant les troubles de Cronstadt, l'apparition sur la sc�ne � de l'ancien g�n�ral Kozlovsky (commandant l'artillerie) � et l'arrestation des commissaires. Il pr�cise que le conseil du Travail et de la D�fense a mis hors la loi Kozlovsky � et ses complices �, d�cr�t� l'�tat de si�ge dans la province et la ville de Petrograd, transf�r� tous les pouvoirs, dans l'enceinte de l'ancienne capitale, au comit� de d�fense [37].

Le 5 mars 1921, � 14 heures, il signe, � Petrograd m�me, le dernier avertissement � � la garnison et aux habitants de Cronstadt et des forts mutin�s �. Il est l� dans son r�le de commissaire du peuple aux Affaires militaires, faisant conna�tre � l'ultimatum � du gouvernement ouvrier et paysan pour la reddition imm�diate des mutins, la lib�ration de leurs prisonniers et la remise de leurs armes, promettant le pardon � ceux qui se rendent sans conditions. L'ultimatum est aussi sec que l'on peut s'y attendre s'agissant d'un texte dont l'objectif est d'amener des r�volt�s � se rendre :

� En m�me temps. je donne des ordres pour que tout soit pr�t pour �craser par la force des armes la mutinerie et les mutins. Les responsabilit�s pour les souffrances que pourrait endurer la population pacifique retomberont totalement sur la t�te des mutins contre-r�volutionnaires. C'est le dernier avertissement [38] �

Le m�me jour, le comit� de d�fense de Petrograd lan�ait par avion sur la ville un tract appel� � plus de c�l�brit� que l'ultimatum de Trotsky :

� Derri�re les socialistes r�volutionnaires et les mencheviks, les officiers blancs montrent leurs crocs. [...] Vous �tes cern�s de toutes parts, votre situation est d�sesp�r�e. [...] N'avez-vous pas entendu parler des hommes de Wrangel qui meurent comme des mouches, de faim et de maladie ? Le m�me sort vous attend, � moins que vous ne vous rendiez dans les 24 heures. Si vous le faites, vous serez pardonn�s, mais si vous r�sistez, on vous tirera comme des perdreaux [39]. �

C'�tait le point de d�part d'une l�gende tenace qui attribua � Trotsky non seulement l'ultimatum gouvernemental, mais l'odieuse formule sur les � perdreaux � et l'arrestation comme otages, � Petrograd, des familles des insurg�s – une d�cision du comit� de d�fense : la Pravda de Cronstadt pla�ait Trotsky au premier rang des � vils calomniateurs et des tyrans corrompus �.

Le r�le de Trotsky � Cronstadt s'arr�ta l�, Se tenant � compl�tement et ostensiblement � l'�cart de cette affaire �, il avait regagn� Moscou le m�me 5 mars ; le 8, la Pravda de Cronstadt imputait � le bain de sang � au � mar�chal � Trotsky – chef des � communistes fanatiques, ivres de pouvoir �, le � gendarme �, � l'assassin Trotsky �, le � buveur de sang � – et la propagande de la droite se chargea de compl�ter par ces qualificatifs son acte d'accusation permanent contre � le Juif Trotsky �.

Nous ne connaissons pas le texte du rapport g�n�ral sur la situation, pr�sent� par Trotsky � huis clos au Xe Congr�s : c'est aussit�t apr�s que 300 d�l�gu�s – le quart environ – se port�rent volontaires pour participer � l'assaut : parmi eux, les d�l�gu�s des deux oppositions, d�cistes et Opposition ouvri�re. Le 16 mars, la Pravda publie des d�clarations de lui � la presse �trang�re dans lesquelles il d�nonce les efforts de l'imp�rialisme mondial pour remettre en selle la contre-r�volution russe � travers Cronstadt [40]. Le 23, toujours dans la Pravda, il commente avec ironie les r�actions favorables de la Bourse de Bruxelles � la perspective de � la restauration en Russie de nombreuses entreprises industrielles appartenant � des Belges [41] �.

Le 3 avril enfin, au cours d'une prise d'armes en l'honneur des soldats de l'Arm�e rouge tomb�s devant Cronstadt, il prononce un bref discours dans lequel, apr�s avoir �voqu� la mutinerie, les r�actions des Bourses occidentales et celle de Milioukov, il formule ce qui pourrait bien exprimer alors le fond de sa pens�e et qu'il e�t encore sign� en 1938 :

� Nous avons attendu autant que nous avons pu que nos camarades marins abus�s voient de leurs yeux o� les entra�nait la mutinerie. Mais nous nous sommes trouv�s confront�s au danger de la fonte des glaces, et avons �t� oblig�s de frapper juste, d'un coup sec.
� Avec un h�ro�sme sans pr�c�dent, dans un fait d'armes inou� dans l'histoire de cette guerre, nos cadets [�l�ves-officiers] et nos unit�s de l'Arm�e rouge ont pris d'assaut une forteresse navale de premier ordre.
� Sans tirer un seul coup de feu, ils ont progress� sur la glace, ils ont p�ri. Ils ont vaincu, ces enfants de la Russie ouvri�re et paysanne qui �taient loyaux � la r�volution. Le peuple travailleur de Russie et du monde ne les oubliera pas [42]… �

Commentant l'ultimatum lanc� par Trotsky aux mutins, Isaac Deutscher �crit :

� Qu'il rev�nt � Trotsky de s'adresser en ces termes aux marins, c'�tait une autre ironie de l'histoire. Car �'avait �t� "son" Cronstadt, le Cronstadt qu'il avait appel� "l'honneur et la gloire de la R�volution". Combien de fois n'avait-il pas pris la parole � la base navale, pendant les journ�es fi�vreuses de 1917 ! Combien de fois les marins ne l'avaient-ils pas hiss� sur leurs �paules pour l'acclamer follement comme leur ami et leur chef ! Avec quel d�vouement ils l'avaient suivi, au Palais de Tauride, dans sa cellule de la prison de Kresty, jusqu'aux murs de Kazan, sur la Volga, toujours lui demandant conseil, presque toujours suivant aveugl�ment ses ordres. Que d'inqui�tudes ils avaient partag�es, combien de dangers avaient-ils brav� ensemble [43] ! �

C'est incontestablement l� un beau morceau de rh�torique, mais pas vraiment une analyse historique, puisque son auteur ajoute aussit�t que peu d'anciens avaient surv�cu et que � moins encore se trouvaient alors � Cronstadt �.

Ce que Deutscher appelle ici � ironie de l'histoire �, c'�tait en r�alit� tout simplement le retournement d'une situation, apr�s des ann�es de guerre civile et de souffrances. Alors qu'en 1917 les marins �taient devenus le fer de lance de la r�volution – une r�volution dans laquelle les ouvriers entra�naient derri�re eux toutes les autres couches sociales opprim�es – ils refl�taient tragiquement, parmi les premiers, la lassitude profonde du peuple russe et son d�sir d'en finir avec le d�tresse mat�rielle et la suj�tion, c'est-�-dire d'une certaine fa�on, sa profonde d�ception devant ce qui �tait, en d�finitive, le fruit de cette r�volution qui avait tant donn� � r�ver. Mais on n'imagine pas Trotsky r�vant m�lancoliquement devant ce retournement. On peut, en revanche, penser que ce n'est pas de gaiet� de cœur qu'il participa aux d�cisions qui allaient d�cha�ner la r�pression contre des marins � abus�s � et co�ter la vie � tant de mutins, mais aussi � tant de ses soldats d'�lite rescap�s de la guerre civile. Pour lui, l'important �tait de sauver la r�volution. Il pensait qu'il le faisait, en la circonstance, et pensa jusqu'� sa mort qu'il avait fait son devoir.


Les dramatiques �v�nements de Petrograd et de Cronstadt avaient masqu� – et continuent d'une certaine fa�on de masquer – un autre �v�nement capital, indice s�rieux lui aussi de la crise de la r�volution : l'invasion de la G�orgie par l'Arm�e rouge.

Les faits bruts sont connus : la G�orgie avait un gouvernement menchevique, soutenu, dans un premier temps, par l'Allemagne, dans un second par l'Entente. L'Union sovi�tique l'avait reconnu, ainsi que l'ind�pendance de la G�orgie, mais les relations demeuraient tendues entre les deux r�publiques. Le gouvernement g�orgien traitait assez durement les communistes g�orgiens, qui avaient subi une s�v�re r�pression. Le 11 f�vrier 1921, �clata � Borchalla une insurrection ouvri�re, partie des rangs du prol�tariat russe et vraisemblablement encourag�e par de hauts responsables sovi�tiques. Et le 16, la 11e arm�e du g�n�ral Guekker entra en G�orgie, balaya toute r�sistance et p�n�tra dans Tiflis. La G�orgie devenait une R�publique sovi�tique.

Or toute une s�rie de documents, et notamment ceux des archives Trotsky, indiquent que l'initiative de faire entrer la 11e arm�e en G�orgie a �t� prise en dehors de la direction du parti et de l'Etat et, pour ainsi dire, dans son dos. Tout indique que l'homme cl�, dans cette op�ration, fut le vieux bolchevik g�orgien Ordjonikidz�, li� � Staline, qui se trouvait alors dans le Caucase. Le 12 f�vrier 1921, une communication de L�nine � Skliansky d�non�ait des faits � inou�s et incroyables �, notamment l'impossibilit� dans laquelle Staline et lui-m�me se trouvaient d'entrer en communication avec Ordjonikidz� [44]. Le 14, une autre communication faite dans les m�mes conditions, mais aussi en principe envoy�e par Staline � Ordjonikidz�, indiquait que le comit� central �tait enclin � � permettre � � la 11e arm�e de soutenir le soul�vement et de marcher sur Tiflis. Son accord d�finitif restait cependant subordonn� � l'envoi de t�l�grammes indiquant l'accord des principaux responsables et leur opinion quant aux chances de succ�s d'une telle op�ration [45].

En fait, l'initiative �chappait � Moscou, ou du moins aux organismes dirigeants, puisque l'offensive allait �tre d�clench�e sans leur aval. Le 17 f�vrier 1921, en effet, le commandant en chef de l'Arm�e rouge, S.S. Kamenev, informa Skliansky que l'attaque de la 11e arm�e avait plac� les dirigeants � devant le fait accompli � de l'invasion de la G�orgie [46]. Le 21 f�vrier d'ailleurs, Trotsky lui-m�me s'adressait � Skliansky pour lui demander une note � sur les op�rations militaires en G�orgie, quand elles ont commenc�, sur l'ordre de qui, etc. [47]  �.

Des ann�es plus tard, Trotsky �mettra une hypoth�se qu'il est �videmment impossible, pour le moment, de v�rifier. Selon lui, l'op�ration qui avait mis fin � l'ind�pendance de la G�orgie et avait constitu� la premi�re intervention militaire de la Russie sovi�tique au-del� de ses fronti�res reconnues avait �t� pr�par�e et men�e � bien � l'insu du bureau politique et du comit� central, par Staline et Ordjonikidz� [48]. On rel�vera seulement que les conditions pour le moins suspectes, les aspects incroyables de l'op�ration et de ses ant�c�dents ne furent nullement connus � l'�poque. L�nine, r�ticent, et Trotsky, hostile, s'inclin�rent en silence devant le fait accompli... Trotsky allait m�me, un peu plus tard, pol�miquer publiquement pour d�fendre cette intervention et l'invasion de la G�orgie. Solidaire de son parti, y compris dans l'erreur, il acceptait ainsi d'en porter la responsabilit� devant le mouvement ouvrier mondial [49].

En moins de quatre ans, de 1914 � 1917, le r�volutionnaire en exil, port� � la t�te de la premi�re r�volution victorieuse de l'Histoire, avait pu penser � escalader le ciel. Moins de quatre ans apr�s Octobre, la r�pression contre Cronstadt et l'invasion de la G�orgie ne pouvaient pas ne pas avoir pour lui un go�t d'amertume.

Mais Trotsky ne rechignait pas devant les lourds fardeaux. Pour lui, le combat continuait, de nouveau au c�t� de L�nine, ce qui devait tout de m�me all�ger sa charge.

R�f�rences

[1] La litt�rature est abondante sur la crise de 1921 et en particulier l'insurrection de Cronstadt. On retiendra particuli�rement l'�tude de Paul Avrich. Kronstadt 1921, Princeton, 1970, traduction fran�aise La Trag�die de Cronstadt, Paris, 1970.

[2] T.P., II, pp. 480-485.

[3] Ibidem, II, p. 495.

[4] New York Times, 6 mars 1921.

[5] P. Avrich, op. cit., p. 42.

[6] Ibidem, pp 63-64.

[7] Ibidem, p. 44.

[8] Ibidem, p. 47.

[9] Ibidem, pp. 47-50.

[10] Ibidem, pp. 53-54.

[11] Ibidem, p. 52.

[12] Ibidem, p. 73.

[13] Ibidem.

[14] Ibidem, pp 73-74.

[15] Ibidem, p 73.

[16] Ibidem, p. 68.

[17] Ibidem, pp. 74-75.

[18] Ibidem, pp. 75-76.

[19] Ibidem, p. 77.

[20] Ibidem, pp. 78-80.

[21] Ibidem, pp. 83-85.

[22] Ibidem,p. 86.

[23] Ibidem, pp. 86-87.

[24] Ibidem, pp. 100-101.

[25] Ibidem, p. 95.

[26] Ibidem, p. 122.

[27] Ibidem, p. 125.

[28] Ibidem, p. 103.

[29] KaK, IV, p. 289.

[30] De nombreux auteurs renvoient au IIIe congr�s de l'I.C. pour cette d�claration de Boukharine, mais sans r�f�rence pagin�e au compte rendu. La raison est simple : elle n'y figure pas. Prudemment, Stephen Cohen (Boukharine,p. 194) �crit qu'il � l'aurait dit � des d�l�gu�s �, en donnant comme r�f�rence Abramovitch qui, lui, s'est pourtant content� de citer, sans r�f�rence !

[31] Avrich, op. cit., p. 134.

[32] Ibidem, p. 200.

[33] Ibidem.

[34] Ibidem, p. 203.

[35] �  Encore sur la r�pression de Cronstadt � (6 juillet 1938), Œuvres ,18, p. 135.

[36] Ibidem, p. 134.

[37] KaK, IV, pp. 283-284.

[38] Ibidem, p. 285.

[39] Avrich, op. cit., p. 142.

[40] Pravda, 16 mars 1921.

[41] Pravda, 23 mars 1921.

[42] KaK, IV, p 292.

[43] Deutscher, op. cit., III, pp. 673-674.

[44] T.P., II, p. 374.

[45] Ibidem, II, p. 376.

[46] Ibidem, II, pp. 378-380.

[47] Ibidem, II, p. 384.

[48] Staline, p. 494.

[49] Traduction fran�aise : Entre l'imp�rialisme et la R�volution.

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