1971

"Nous prions le lecteur de n’y point chercher ce qui ne saurait s’y trouver : ni une histoire politique de la dernière République espagnole, ni une histoire de la guerre civile. Nous avons seulement tenté de serrer au plus grès notre sujet, la révolution, c’est-à-dire la lutte des ouvriers et des paysans espagnols pour leurs droits et libertés d’abord, pour les usines et les terres, pour le pouvoir politique enfin."

P. Broué

La Révolution Espagnole - 1931-1939

Chapitre VI - La contre-révolution armée déclenche la révolution

Les plans des insurgés prévoyaient une victoire rapide, et de ne pas reculer, pour cet objectif, devant les mesures les plus radicales. Décidés à payer le prix nécessaire pour écraser le mouvement ouvrier et révolutionnaire, « régénérer » l'Espagne et exorciser définitivement le spectre de la révolution, les généraux contre-révolutionnaires ne se doutaient pas que leur initiative allait précisément libérer les ouvriers et paysans espagnols de leurs hésitations et de leurs divisions, et déclencher cette révolution qu'ils cherchaient précisément à prévenir.

Le mouvement est parti de l'armée du Maroc où, dans la soirée du 17 Juillet, les officiers rebelles brisent toute résistance et que le général Franco viendra diriger à partir du 19. Contre toute évidence, le gouvernement républicain nie la gravité de la situation, annonçant le 18 à 15 heures qu'un « vaste mouvement antirépublicain a été étouffé » et qu'il « n'a trouvé aucune assistance dans la péninsule ». Le soir même, un conseil des ministres, élargi à Prieto, refuse à nouveau de satisfaire la demande présentée par Largo Caballero, au nom de l'UGT, de distribuer des armes aux travailleurs. Continuant à jouer le jeu parlementaire, les Partis socialiste et communiste, dans un communiqué commun, déclarent que « le gouvernement est sûr de posséder les moyens suffisants » et proclament que « le gouvernement commande et le Front populaire obéit » [1]. Dans la soirée pourtant, CNT et UGT lancent l'ordre de grève générale et le 19, à 4 heures du matin, au moment où les combats vont s'engager dans tout le pays, le gouvernement Casares Quiroga démissionne. Sans attendre, Azaña appelle au gouvernement Martinez Barrio qui forme un gouvernement républicain, élargi sur sa droite au groupe de Sánchez Román, extérieur au Front populaire, avec le général Miaja au ministère de la Guerre. Cette ultime tentative de trouver avec les chefs insurgés un terrain d'entente échoue devant la détermination de centaines de milliers de travailleurs qui envahissent les rues de Madrid et réclament des armes. Martinez Barrio refuse de céder à l'ultimatum de l'UGT et de distribuer des stocks d’armes : il démissionne. On trouvera, quelques heures plus tard, un républicain de gauche, le Dr Giral, ami personnel d' Azaña, pour accepter de « décréter » ce qui est devenu la réalité : l'armement des ouvriers, entrepris et réalisé par eux pour faire face au soulèvement des généraux.

Dans le combat ainsi engagé, bien des facteurs expliquent succès et échecs de 1'un ou l'autre camp, et notamment l'attitude des corps de police, gardes civils et d'assaut, dont certains collaborent au soulèvement tandis que d'autres le combattent. Mais, dans l'ensemble, l'effet de surprise ne jouant pas, et les militaires procédant partout de la même manière, on fut dire que le soulèvement de l'armée l'emporte chaque fois que l'aveuglement politique des dirigeants ouvriers n'a pas permis la mise en place de cadres de résistance ou qu'ils se sont laissé prendre à de fausses déclarations de loyalisme : « Il n'est pas imprudent d'affirmer que c'est moins dans l'action des rebelles que dans la réaction des ouvriers, des partis et des syndicats et leur capacité à s'organiser militairement, en un mot, dans leur perspective politique même que réside la clef de l'issue des premiers combats. Chaque fois en effet que les organisations ouvrières se laissent paralyser par le souci de respecter la légalité républicaine, chaque fois que leurs dirigeants se contentent de la parole donnée par 1es officiers, ces derniers l'emportent... Par contre le Movimiento est mis en échec chaque fois que les travailleurs ont eu le temps de s'armer, chaque fois qu'ils se sont immédiatement attaqués à la destruction de l’armée en tant que telle, indépendamment des prises de position de ses chefs, ou de l'attitude des pouvoirs publics « légitimes » ». [2]

Dans presque toute l'Andalousie, le pronunciamiento l'emporte, suivant un scénario presque uniforme : le gouvernement et les autorités se portent garants de la loyauté de l'armée et les travailleurs s'inclinent devant le refus de leur distribuer des armes. Frappés par surprise, ils sont alors écrasés après une résistance acharnée mais improvisée : c'est ce qui se passe à Cadix, Algésiras, Cordoue, Grenade, où les faubourgs se battront jusqu'au 24 juillet. A Séville, le général Queipo de Llano réussit un exceptionnel coup de bluff en s'emparant de l'émetteur radio avec un détachement de gardes civils et en faisant croire qu'il dispose de troupes nombreuses. Les dirigeants ouvriers, socialistes, communistes, anarchistes, se laissent abuser, le temps qu'arrivent par avion les premières troupes marocaines, et la résistance armée des ouvriers commence trop tard. Le faubourg de Triana résiste pourtant une semaine entière avant d'être « nettoyé » à la grenade et au couteau dans une véritable tuerie qui fera quelque 20 000 victimes. Seule ville importante, Malaga demeure aux mains des ouvriers car 1es militaires s'y sont lancés à l'action dès le 17 juillet, puis ont marqué un temps d'arrêt. Les travailleurs utilisent ce répit pour réagir : un comité de défense CNT-UGT prend la direction des opérations. Les maisons qui entourent les casernes sont incendiées et les militaires, menacés de brûler dans leurs retranchements, préfèrent se rendre.

A Saragosse, bastion de la CNT, les militaires remportent un succès inespéré. Le responsable de la CNT, Miguel Abos, fait confiance au gouverneur et au chef de la garnison, le général Cabanellas, tous deux républicains et franc-maçons comme lui. Il réussit à convaincre les militants qu'il n'est pas nécessaire pour eux de s'armer. Ce n'est que le 19, quand se produisent les premières arrestations dans leurs rangs, que les cénétistes comprennent qu'ils ont été dupés et lancent l'ordre de grève générale. Il est trop tard et malgré la détermination ouvrière - la grève durera plus d'une semaine - les trente mille ouvriers organisés des syndicats de Saragosse ont été battus sans avoir pu livrer combat.

Le scénario qui se déroule à Oviedo est proche de celui-ci. Ici, pourtant, certains dirigeants ouvriers ont été clairvoyants, et le journal socialiste de gauche de Javier Bueno, Avance, défiant la censure, a annoncé le soulèvement, dans l'après-midi du 18, et appelé les ouvriers à s'armer. Le chef de la garnison, un républicain, le colonel Aranda, va cependant réussir un extraordinaire rétablissement avec la complicité des socialistes de droite et des républicains qui continuent, malgré les avertissements de Bueno et de la CNT, à lui faire confiance. Sur son conseil, trois colonnes de mineurs, équipés d'armes de fortune, partent au secours de Madrid, cependant que la garde civile se concentre sur Oviedo qu'elle réussit à conserver, citadelle isolée dans le pays minier tout entier aux mains des ouvriers. A Gijon, la garnison proclame aussi son loyalisme mais les ouvriers du port, renforcés par les métallos de La Felguera, encerclent leurs casernes et contraignent les mutins à se rendre au moment où ils venaient de « se prononce ». A Santander, la grève générale a été proclamée dès la nouvelle de l'insurrection : là aussi les casernes sont encerclées et les officiers se rendent sans vrais combats. Dans le Pays basque, les chefs du soulèvement hésitent, les garnisons se divisent. A Saint-Sébastien, quand, le 21, les gardes civils tentent de se soulever, les ouvriers sont prêts, et la ville couverte de barricades. Les Insurgés capitulent entre le 23 et le 28.

Mais le Movimiento essuie d'autres échecs, plus éclatants et lourds de conséquence. Et d'abord dans la marine de guerre où la quasi-totalité des officiers sont gagnés au soulèvement, mais où les marins, sous 1’impulsion de militants ouvriers, se sont organisés clandestinement en « conseils de marins » dont les délégués réunis se concertent dès le 13 Juillet et gardent entre eux le contact par l'intermédiaire des radios. Le signal est donné par un sous-officier de Madrid, affecté au centre de transmissions de la Marine : il arrête le chef du centre, cheville ouvrière du complot et alerte tous les équipages. Ces derniers se mutinent, certains en pleine mer exécutent les officiers qui résistent, s'emparent de tous les navires de guerre et portent ainsi au soulèvement des généraux un coup très sérieux.

A Barcelone, le gouvernement de la Généralité a refusé de distribuer les armes comme le lui demandait la CNT. Mais les travailleurs commencent dès le 18 la chasse aux armes, fusils de chasse, armes à feu des bateaux du port, dynamite sur les chantiers, puis obtiennent des distributions de fusils par les gardes d'assaut. Quand les premières troupes sortent des casernes, dans la nuit du 18 au 19, elles sont attendues par une foule Immense qui charge et les submerge malgré d'épouvantables pertes. Une fraction importante de la Garde civile, puis l'aviation militaire se rangent du côté des ouvriers. Après deux jours de combat, le chef de 1'insurrection, le général Goded, se rend. La dernière caserne a été prise d'assaut. Dans les combats ont péri le chef des Jeunesses du POUM, Germinal Vidal, et le leader anarchiste Francisco Ascaso. Une colonne du POUM, dirigée par Grossi et Arquer, et surtout la fameuse colonne CNT-FAI de Durruti marchent vers Saragosse et sur leur passage, libèrent l'Aragon.

A Madrid, le dirigeant cénétiste Antona est libéré le 19 au matin. Il entreprend immédiatement l'organisation de la lutte armée. Le dirigeant socialiste de gauche Carlos de Baráibar organise un réseau de renseignements par l'intermédiaire des cheminots et des postiers UGT. Aucune caserne n'a encore bougé que déjà des milices ouvrières, munies d'un armement hétéroclite, patrouillent dans les rues. Le 19, on se bat dans plusieurs casernes entre partisans et adversaires du pronunciamiento. Le général Fanjul, de la caserne de la Montaña encerclée, fait tirer sur la foule. Un officier fait distribuer 5 000 fusils. Le 20, les ouvriers, soutenus par des bombardements d'avions « loyaux », enlèvent les casernes au prix de lourdes pertes. Le général Fanjul est fait prisonnier. Des colonnes ouvrières se mettent en marche, vers Tolède, Alcala, Siguenza, Cuenca que le maçon cénétiste Cipriano Mera,. à peine sorti de prison, reprend avec 800 miliciens et une seule mitrailleuse. A Valence, la situation est plus cocasse. La garnison ne se soulève pas, mais les syndicats lancent le 19 l'ordre de grève générale, les casernes sont encerclées et le général Martinez Monje clame sa loyauté à la république : il est rapidement soutenu par une délégation du gouvernement de Madrid, conduite par Martínez Barrio. Ce n'est qu’au début d'août que, secouée par des mutineries, sans perspective politique, la garnison se rend.

Au soir du 20 juillet, sauf quelques exceptions, la situation est clarifiée. Ou bien 1es militaires ont vaincu, et les organisations ouvrières et paysannes sont interdites, leurs militants emprisonnés et abattus, la population laborieuse soumise à la plus féroce des terreurs blanches. Ou bien le soulèvement militaire a échoué, et 1es autorités de l'État républicain ont été balayés par les ouvriers qui ont mené le combat sous la direction de leurs organisations regroupées dans des « comités » qui s'attribuent, avec le consentement et l’appui des travailleurs en armes, tout le pouvoir, et s'attaquent à la transformation de la société. L'initiative de la contre-révolution a déclenché la révolution. Le combat armé contre le soulèvement militaire a exigé un centre, une direction, un début d'organisation. C'est encore plus vrai pour les lendemains de la victoire sur les casernes. I1 faut parfaire la victoire, éliminer les derniers partisans du fascisme, assurer le nouvel ordre révolutionnaire, remettre en marche la production et les communications, préparer de nouvelles opérations militaires, en un mot, gouverner. C'est l'affaire des comités que G. Munis, par une expression saisissante, appelle les « comités-gouvernement » (comités-gobierno) [3]. L'Espace qui a rejeté l'entreprise des généraux en est couverte . comités populaires de guerre ou de défense, comités révolutionnaires, exécutifs, antifascistes, comités ouvriers, comités de salut public exercent partout le pouvoir à l'échelon local. Ils ont été désignés de mille et une façons, parfois élus dans les entreprises ou dans des assemblées générales, parfois désignés par les organisations ouvrières, partis et syndicats, avec ou sans négociation. A l'échelon local, ils sont étroitement contrôlés par une « base » qui les pousse plus souvent qu'ils ne la dirigent. Partout, en tout cas, syndicats et partis y sont représentés en tant que tels dans des proportions qui varient suivant leur influence ou la politique de l'organisation numériquement dominante. Tous, au lendemain de l'écrasement du soulèvement militaire, se sont attribués, avec le consentement ou sous la pression des masses ouvrières et paysannes, toutes les fonctions législatives et exécutives. « Tous décident souverainement... non seulement des problèmes immédiats comme le maintien de l'ordre et le contrôle des prix, mais aussi des tâches révolutionnaires de l'heure, socialisation ou syndicalisation des entreprises industrielles, expropriation des biens du clergé, des « factieux », ou plus simplement des grands propriétaires, distribution entre les métayers ou exploitation collective de la terre, confiscation des comptes en banque, municipalisation des logements, organisation de l'information, écrite ou parlée, de l'enseignement, de l'assistance sociale ». [4]

C'est à partir des comités locaux que s'organisent dans les jours qui suivent l’écrasement de la révolte armée, les pouvoirs régionaux. En Catalogne, où les militants de la CNT ont joué le premier rôle, où la grande majorité des travailleurs armés leur fait confiance, le plénum régional de la CNT repousse la proposition de Garcia Oliver de prendre le pouvoir et d'instaurer le communisme libertaire, se prononce du même coup pour le maintien de l'existence du gouvernement de la Généralité auquel elle refuse pourtant de collaborer. En revanche, elle animera, avec les autres partis, ouvriers et républicains, et les syndicats, le Comité central des milices antifascistes de Catalogne, véritable deuxième pouvoir, révolutionnaire, autour duquel s'ordonnent les comités spécialisés de guerre, d'organisation des milices, des transports, du ravitaillement, des industries de guerre, de l'« école unifiée » et de l'investigation, véritable ministère de l'Intérieur, qui partage en fait avec la CNT et la FAI l'autorité sur les « patrouilles de contrôle », milices ouvrières de l'arrière.

A Valence, la situation particulière créée par l'attitude de la garnison nourrit pendant quelques semaines un conflit entre la Junte déléguée, de Martinez Barrio, représentant le gouvernement de Madrid et le Comité exécutif populaire dont le comité de grève en CNT-UGT est l'aile marchante. C'est ce dernier qui, au début août, s'impose comme unique autorité révolutionnaire dans la province du Levant.

Dans les Asturies, deux autorités révolutionnaires de fait revendiquent l'autorité : le Comité de guerre, de Gijon, à prédominance anarcho-syndicaliste, avec Segundo Blanco, et le Comité populaire, de Sama de Langreo, avec González Peña. A Santander, le comité de guerre est dominé par les socialistes. Dans le Pays basque, au sein des Juntes de défense, s’affirme l'autorité des représentants du Parti nationaliste basque, soucieux d'ordre autant que d'autonomie. A Malaga, le Comité de vigilance animé par les militants de la CNT dicte ses ordres au gouverneur, « machine à signer... pâle Girondin », comme écrit le journaliste français Delaprée [5].

Dans l'Aragon, reconquis par 1es milices catalanes en quelques semaines, apparaît enfin en dernier lieu le type le plus original de pouvoir révolutionnaire, le Conseil d’Aragon que César Lorenzo baptise « crypto-gouvernement libertaire » [6]. Il est Investi de l'autorité par un congrès des comités de villes et villages constitués au lendemain de la reconquête, et est en réalité une émanation des courants anarchistes les plus déterminés.

En quelques semaines s'ébauchent les institutions nouvelles d'un appareil d'État de type nouveau, qui, à l'abri des comités-gouvernement, émanent en réalité des travailleurs armés et de leurs organisations : commissions d'ordre public ou de sûreté, disposant de patrouilles de contrôle, de milices de l'arrière, de brigades ouvrières ou de gardes populaires, constituent la nouvelle force de police révolutionnaire faisant régner la « terreur de classe ». Des « tribunaux révolutionnaires » élus ou dont les membres sont désignés par les partis et syndicats apparaissent à Barcelone, Lérida, Castellon, Valence. Enfin et surtout, l'institution dominante, dans ce cadre de lutte à main armée, est celle des milices, formées à l'initiative des comités comme des partis et syndicats, armée révolutionnaire improvisée où cohabitent militaires de carrière « loyaux » considérés comme des « techniciens », et militants politiques qui fournissent les meneurs l'homme et les troupes. Là aussi, les comités, notamment le Comité central de Barcelone, s'efforcent d'unifier les modes d'organisation, les règlements, les soldes, la formation militaire. A Madrid, le « 5e régiment » créé par le Parti communiste, donne tous ses soins à la formation de cadres et le Comité central de Barcelone confie à Garcia Oliver l'organisation d'une école populaire de guerre.

Ce sont ces organismes révolutionnaires qui, en quelques Jours, et sans qu'ait été donnée à ce sujet par quelque organisation que ce soit la moindre directive, s'engagent dans la voie du règlement direct des grands problèmes de 1'Espagne. Les comités-gouvernement sont la réplique ouvrière à l’État bourgeois-oligarchique, les malices se substituent à l'armée de caste, le problème de l'Église est réglé de la manière la plus radicale qui soit, avec la fermeture des bâtiments, l'interdiction du culte, la confiscation des biens, la fermeture des écoles confessionnelles et une épuration particulièrement énergique qui frappe la grande majorité des prêtres et religieux. Il en est de même pour les bases économiques de l'oligarchie, la propriété agraire et industrielle. Dans l'ensemble de la zone contrôlée par les comités-gouvernement, les entreprises industrielles sont arrachées a leurs propriétaires, saisies par les ouvriers - c’est l’incautación, de règle dans la région catalane, et, de façon générale, là où dominent les anarchistes - ou contrôlées - c'est l'intervención qui prévaut dans les régions sous Influence socialiste ou ugétiste -. Dans la pratique, l'autorité dans 1es entreprises passe aux mains de comités ouvriers élus qui entreprennent la remise en marche de la production sur la base d'une profonde réorganisation conforme à leur conception de la société nouvelle, donnant lieu à une multitude de solutions dont il n'est pas question de les étudier ici, mais qui toutes portent l'empreinte de la volonté des ouvriers de maîtriser leur condition. La même variété apparaît dans les campagnes, marquées par un vaste et profond mouvement de collectivisation qui demeure aujourd'hui encore l'un des sujets les plus controversés de l'histoire de cette période : collectivisation forcée, englobant tous les habitants, collectivisation volontaire englobant parfois la majorité, collectivisation des seules terres des grands propriétaires ou de petits lots réunis, création de coopératives de production ou de distribution, expériences de collectivisme intégral avec suppression de l'argent comme dans l'Aragon reconquis... Des comités qui exercent le pouvoir politique partent des efforts de coordination et de planification de l'économie : conseils de l'économie en Catalogne et au Levant, qui se heurtent évidemment aux problèmes des devises et du crédit, c'est-à-dire, en définitive, au problème du pouvoir politique, réglé seulement en apparence, puisque jugement à l'échelon local et régional, mais intact, puisque subsiste un gouvernement central qu'aucune organisation ouvrière ne prend la responsabilité d'appeler les travailleurs, sinon à renverser, du moins à simplement écarter.

Car le gouvernement subsiste, même s'il n'est, selon l'expression de Franz Borkenau, qu'un « monument d'inactivité ». Conscients de leur impuissance, le gouvernement Giral et ses représentants, le gouvernement Companys en Catalogne, n'ont à aucun moment pris le risque d'affronter 1es comités-gouvernement dans une épreuve de force, et la seule tentative d'ouvrir un conflit de pouvoirs, celle de Valence, a rapidement tourné au désavantage des représentants du gouvernement légal. Pourtant l'existence même de ces autorités constitue un facteur capital. Bien sûr, pendant toute une période, elles se contentent de « décréter » sur le papier ce que les travailleurs ont déjà inscrit dans la réalité : les milices qui montent la garde devant leurs portes et se battent sur le front, les patrouilles qui contrôlent les rues, les comités qui administrent et légifèrent. Mais ce pouvoir de « décréter », qui leur est laissé par les organisations ouvrières et les comités, leur ouvre des possibilités : c'est finalement au nom de l'État et du gouvernement républicain qu'agissent les nouvelles autorités révolutionnaires, et ce n'est pas par simple formalisme que le gouvernement nomme en qualité de « gouverneurs » les présidents des comités qui règnent sur les grandes villes et les provinces. Pour fantomatique qu'il soit, le pouvoir de l'État traditionnel subsiste au moins nominalement, et la situation créée en Espagne « républicaine » par la réplique ouvrière et paysanne à l'insurrection des généraux est une situation de « double pouvoir », en d'autres termes, une situation transitoire ne pouvant être réglée que par l'hégémonie de l'un ou de l'autre.

Les comités-gouvernement ont la confiance des travailleurs en armes, mais ils émanent aussi des partis et des syndicats. Deux possibilités sont ouvertes, au terme d'une situation qui ne saurait durer indéfiniment : ou bien ils se rattachent à la légalité républicaine, prennent place, comme forme de front populaire élargie aux syndicats et au courant anarchiste, dans le cadre d'un Etat de type traditionnel « rénové » qui n'est autre que la république bourgeoise et parlementaire adaptée aux conditions de la guerre civile : telle est la conception que défendent les républicains, les socialistes de l'aile Prieto et les dirigeants du Parti communiste. Ou bien, rompant avec cette légalité bourgeoise, ils se donnent une nouvelle légalité, l'investiture des masses, et se transforment en organes d'un État de type nouveau reposant sur la représentation directe des travailleurs à partir de leur lieu de travail, en d'autres termes, un Etat de type « soviétique », un État des conseils au sens classique, marxiste du terme.

Mais, en cet été de 1936, aucun parte ouvrier n'envisage sérieusement cette dernière solution. Socialistes de Prieto et communistes refusent la perspective d'une « république socialiste » qu'ils jugent non seulement irréaliste, mais dangereuse. Anarchistes et anarcho-syndicalistes refusent d'engager une lutte pour un « pouvoir » dont ils ne sauraient que faire puisqu’il serait contraire à leurs principes de l'exercer. Au POUM - où Maurín, tombé aux mains des franquistes, passe pour exécuté - Andrés Nín, devenu son secrétaire politique et principal dirigeant, affirme qu'en fait la dictature du prolétariat est déjà réalisée en Espagne, où d'ailleurs l'existence de syndicats, de partis, d'organisations prolétariennes spécifiques, rend inutile l'apparition de soviets [7]. Quant à Largo Caballero, il se prononce pour que « les partis ouvriers balayent au plus vite les bureaucrates, les fonctionnaires, le système ministériel de travail » et « passent à de nouvelles formes révolutionnaires de direction » qu'il ne définit pas [8]. La révolution s’arrête à mi-chemin, à la porte du saint des saints, le pouvoir politique, celui de l'État.

Notes

[1] P. Broué et E. Témime, La révolution et la Guerre d’Espagne, p. 84

[2] Ibidem, pp. 87-88

[3] G. Munis, op. ct. passim.

[4] P. Broué et E. Témine, op. cit. p. 11.

[5] L. Delaprée, Mort en Espagne, p. 70

[6] C. Lorenzo, op. cit. p. 147.

[7] A. Nin, op. cit. p. 182

[8] Koltsov, Diario de la Guerra de España, p. 58

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