1869 |
Un témoignage de l'activité de l'Internationale...
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3 octobre 1869
Cercle d'études économiques de l'arrondissement de Rouen
Rouen, le 3 octobre 1869
Chers compagnons,
La fédération ouvrière éprouve en ce moment une violente crise, provoquée par le mauvais vouloir d'une bourgeoisie habituée à ne vouloir traiter à aucune condition avec les ouvriers, qu'elle regarde comme sa chose et à qui elle conteste même le droit de penser.
Façonnée par l'anarchie économique qui règne depuis 1789, elle ne peut vaincre ses préjugés et ne veut aucunement reconnaître au travail les droits qui lui ont été conférés par la loi de 1864 sur les coalitions.
Quoique issue d'une révolution qui a proclamé l'égalité des hommes devant la loi, elle ne l'entend qu'au point de vue de ses propres intérêts et suppose l'ouvrier indigne d'en avoir également les bénéfices, économiquement parlant.
La plus petite plainte, la plus légère revendication de la part du travailleur la révolte et suscite chez cette affranchie d'hier une résistance, qu'en politique elle n'a coutume d'avoir. Ordinairement rampante devant les abus du monopole financier et industriel, elle semble vouloir relever la tête en face de celui qu'elle emploie et lui faire payer la servilité qu'elle subit de la part du capital.
C'est ainsi que nos camarades, les fileurs de laine de la ville d'Elbeuf, fatigués de travailler toujours sans pouvoir équilibrer leur budget et soucieux de faire disparaître l'anarchie du prix de main-d'œuvre qui règne dans la fabrique elbeuvienne, dont s'accommodent parfaitement les bénéficiaires, mais dont ne veulent plus ceux qui en sont les victimes, crurent que l'époque de faire disparaître ces abus était venue.
Protégés par la loi de 1864, nos confrères elbeuviens, au nombre de 500, se sont organisés en corporation et ont fondé une Chambre syndicale avec tous pouvoirs de traiter avec les patrons.
Le treize septembre dernier, ils adressaient à ces Messieurs un tarif élaboré par le Comité corporatif et adopté à l'unanimité par l'Assemblée générale des sociétaires réunis à cet effet, quelques jours auparavant.
Confiants dans le principe de solidarité et dans la dignité de leur mission, ils invitèrent Messieurs les patrons, par une lettre, reconnue par ceux-ci mêmes très polie, à vouloir bien assister à la réunion de la Chambre syndicale ouvrière pour faire connaître leurs conditions.
Nos camarades, disposés à faire des concessions, ainsi que cela se pratique ordinairement dans tous les tribunaux de paix, attendaient pleins de confiance l'honneur d'une visite ou d'une réponse, mais ils s'aperçurent bien vite qu'en cette circonstance, ils avaient été naïfs. Quatre industriels se présentèrent, non pas comme délégués, mais comme simples curieux, c'est-à-dire pour s'assurer si réellement les ouvriers prenaient au sérieux la détermination du Comité corporatif.
Là, dans une conversation qui dura quelques minutes, ils répondirent catégoriquement aux membres de la Chambre syndicale qu'ils n'accepteraient pas un Tarif qui, à leurs yeux, leur semblait imposé : puis ajoutèrent qu'ils feraient peut-être droit à quelques réclamations, si les ouvriers n'étaient pas organisés corporativement.
En bon français, cela veut dire, si chacun s'adressait en particulier à son patron, je verrais ce que j'aurais à faire. Sans défense aucune, l'ouvrier, comme avant 1864, serait à mon entière discrétion et je lui accorderais, selon mon bon plaisir, quelques gratifications que je me réserverais de lui retirer alors que je croirais mes bénéfices peu en rapport avec le service de ma maison .
Convaincus qu'il n'y avait aucune possibilité de s'entendre, nos camarades se décidèrent, à leur grand regret, à se mettre en grève. Bon nombre d'entre eux, et surtout le Comité avaient toujours compté sur le bon sens de leurs patrons pour éviter tout conflit, le moment étant pour les deux parties très favorable, puisqu'un grand nombre de maîtres tisseurs étaient disposés à accorder aux filateurs une légère hausse, équivalente à celle sollicitée par les ouvriers fileurs et qui peut être évaluée à environ 2 centimes par mètre de drap mis en vente.
Désespérant de tout arrangement, les camarades ont déclaré se mettre en grève le 27 septembre, c'est-à-dire quatorze jours après la déposition de leur Tarif.
Depuis lundi nos amis ont engagé la lutte; forts de leur conscience et de leur droit, tous sont sur la brèche et comptent sur le principe de solidarité proclamé par les fédérations ouvrières de l'Europe pour les aider à soutenir le choc. La Fédération rouennaise, fidèle à ses principes, se met à l'œuvre et s'adresse à tous ceux de l'arrondissement qui n'ont pu encore se mettre en corporation : nous comptons sur votre généreux concours pour faire triompher le droit commun, nous ne doutons pas que vous ne vous empressiez d'assurer le succès d'une cause qui intéresse tous ceux qui vivent du travail de leurs bras, car nous sommes tous solidaires : nos frères vaincus, c'est la certitude de l'être à notre tour demain, si nous tentons comme eux de défendre nos intérêts, qui sont nos salaires, la propriété par excellence de celui qui crée les merveilles de l'industrie.
A tous nos camarades, compagnons et frères de la fédération nationale, nous adressons un appel pressant pour nous aider à triompher des préjugés aristocratiques d'une classe qui ne veut pas croire que nous ayons le droit avec nous et refuse de vouloir nous reconnaître les aptitudes nécessaires pour le défendre.
Nous nous permettons de compter avec toute certitude sur le concours de tous les opprimés du capital, pour apporter leur obole en faveur de la cause générale du travail.
Compagnons de tous les pays ! Ouvriers de toutes les industries ! Soldats de la grande armée des producteurs ! la Fédération rouennaise fonde ses espérances sur vous tous, pour lui permettre de dire à ses frères d'Elbeuf : Courage, camarades, ceux des autres villes organisent des secours pour soutenir votre lutte et venir en aide à vos familles, car tous savent que vous êtes 500 et que chacun de vous a femme et enfants; c'est donc 2.000 existences qu'il nous faut à tout prix secourir, nous dirons même que c'est sur cette difficulté que comptent vos adversaires; ils s'en sont vantés.
La solidarité leur prouvera ce que nous pouvons faire !
Dans l'espoir que notre cri sera entendu, nous prions toutes les fédérations d'agréer notre fraternel salut.
Pour la Fédération rouennaise
Le caissier, P. Jullien
Le secrétaire de correspondance, E. Aubry
Paris, Imprimerie H. Carion, rue Bonaparte, 64.
P.-S. La lutte continue et prend des proportions très sérieuses; les industries similaires des villes voisines imitant nos camrades.
Nous comptons sur vous.
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